Bien sûr Michel Rocard n’a pas été gaulliste, mais il n’a jamais été un opposant sans limite. Il a même reconnu ses qualités de gouvernant, de decolonisateur et s’est montré favorable à la réforme des institutions. Il a aussi contribué au financement de la fondation de Gaulle.
La question posée ainsi peut paraître provocatrice. Il va de soi que par son engagement, son positionnement politique, Michel Rocard n’a pas été gaulliste, il a même plutôt été un opposant du général de Gaulle. Mais contrairement à son éternel rival, François Mitterrand, s’opposer n’a jamais signifié pour Michel Rocard rejeter entièrement la personnalité du général. Son père, Yves, était un fervent gaulliste, résistant pendant la guerre, ayant rejoint de Gaulle à Londres, il s’est vu confier la direction de la recherche des forces navales françaises libres. Spécialiste du radar, le physicien français va contribuer à la détection des navires allemands. Michel Debré gardera d’ailleurs de la sympathie pour le père Rocard, comme il a pu l’écrire à son fils plusieurs décennies plus tard. Si Michel Rocard prendra le contrepied politique de son père à partir de son entrée en politique, à la fin des années 1940, il gardera de l’admiration et du respect pour l’homme du 18 juin, comme il le rapportera en 1990 : « La première fois qu’il me fut donné d’entendre son nom, c’était le 23 ou 24 juin 1940. Ma mère, qui avait écouté la radio de Londres survint en courant dans le jardin de la maison de Saintonge où mon père avait mis sa famille à l’abri, avant de disparaître le 14 juin : “Les enfants, le général de Gaulle est à Londres, c’est certainement là que Papa est aussi” ».
Il faut vraiment attendre 1958, pour que de Gaulle redevienne une figure de l’imaginaire politique rocardien.
Le jeune énarque, ancien secrétaire national des étudiants socialistes, craint, comme beaucoup de ses pairs, que de Gaulle cherche à instaurer une dictature.
Il participe donc à la fondation du club Jean Moulin, réunissant hauts fonctionnaires et universitaires opposés au retour de de Gaulle et cherchant à repenser la démocratie française. C’est d’ailleurs, sur le ralliement au gaullisme que la SFIO se divise et que les minoritaires du parti de Guy Mollet choisissent de fonder le PSA qui deviendra deux ans plus tard PSU. Michel Rocard en sera.
Assez rapidement toutefois, il constate dans les colonnes de Christianisme social que le régime respecte les principes républicains et se félicite même d’une gestion économique plus rigoureuse.
Fervent opposant à la Guerre d’Algérie, il reconnaît également l’œuvre de décolonisateur de de Gaulle.
Il lui fait assez rapidement confiance dans ce domaine, lui envoyant d’ailleurs le rapport secret qu’il rédige à la demande de Paul Delouvrier sur les camps de regroupement en Algérie en 1959. Le rapport fera grand bruit, montrant les méfaits de ces camps organisés par l’armée pour couper les liens entre la population parquée et les combattants du FLN. Contrairement à beaucoup de personnalités de la gauche, à commencer par François Mitterrand et Pierre Mendès France, Michel Rocard accepte assez rapidement les institutions de la Ve République. Il écrit : « D’autre part, la confiance massive témoignée à un seul homme n’est pas si négative qu’on a bien voulu le dire. Certes, il y a dans le recours au général de Gaulle un abandon, une démission collective, mais il est cependant frappant de constater que l’évolution de toutes les démocraties occidentales a favorisé le même genre de contacts directs entre un peuple et le chef de l’Exécutif ». Il n’a aucune nostalgie pour la IVe République qui vient de sombrer et dont il dénonçait dans la presse, sous la plume de Jacques Malterre, l’impuissance. Même la présidentialisation du régime après 1962 ne lui fait pas peur, ce qui explique d’ailleurs entre autres, la progressive rupture avec Mendès France. Au référendum de 1962, il a d’ailleurs voté « oui », après avoir voté « non » en 1958. Cela l’amène, lors de l’élection présidentielle de 1969, à être candidat au nom de son parti, le PSU, dont il a pris la direction deux ans plus tôt.
Durant cette décennie de Gaulle, Michel Rocard s’inscrit résolument dans l’opposition, mais sans jamais verser dans l’excès.
Il sera un des principaux visages de Mai 68, mais cherchera avec le préfet Grimaud à éviter que les manifestations finissent en bain de sang.
Vingt ans plus tard, alors que Michel Rocard sera à Matignon, il débloquera les fonds nécessaires pour que l’Institut Charles de Gaulle devienne la Fondation que l’on connaît aujourd’hui. Il rend alors un vibrant hommage au décolonisateur et à l’unificateur de la Résistance. Il ne lui reproche qu’une chose : avoir contribué à éroder les corps intermédiaires, déjà faibles en France. En 2007, invité à introduire un colloque universitaire sur de Gaulle et les élites, il écrira plein d’admiration : « Par sa culture, par son savoir militaire, par son talent d’écrivain, par son courage constant avec lequel il a employé ses extraordinaires capacités, il est au sommet des élites ».
Michel Rocard n’a donc pas été gaulliste, mais y aurait-il eu Michel Rocard sans le gaullisme ?
Pierre-Emmanuel Guigo
Maître de conférences en histoire à l’Université Paris-Est Créteil