Avec le jour d’après viendra celui de rendre des comptes. De nombreuses plaintes d’associations de victimes, de soignants, d’assesseurs électoraux et de détenus ont été déposées devant la Cour de justice de la République (CJR), visant plusieurs membres du gouvernement. Le coronavirus accouchera-t-il de scandales comme le sang contaminé ou l’amiante ? s’interroge Philippe Naszályi, Directeur de la Revue des Sciences de Gestion et Président du Conseil Territorial de Santé Essonne.
Dans les années 1980, l’anthropologue philosophe René Girard établissait que la recherche du bouc émissaire permet aux sociétés humaines d’accéder à une paix éphémère. Il semblerait que la haute administration s’apprête à porter un large haut de forme, endossant une somme d’accusations d’entraves administratives rivalisant avec les descriptions les plus fantaisistes du Gosplan dans les ouvrages de Mikhaïl Boulgakov1.
Dans un texte publié par le quotidien en ligne AOC, Henri Bergeron, sociologue et directeur de Recherches au Centre de Sociologie des Organisations Sciences Po-CNRS revenait sur l’erreur originelle commise par les hauts-fonctionnaires de notre pays. Selon lui, la pénurie de masques, les restrictions de moyens alloués au plan pandémie et la dilution de l’EPRUS (Etablissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires dissout en 2016 au sein de Santé publique France) sont pour partie liées aux leçons tirées de la grippe A (H1N1) en 2009. Bergeron résume : « pour caricaturer, on a jugé après cet épisode en avoir trop fait ». Détricoter l’existant pour s’adapter aux priorités changeantes d’une administration, c’est le désapprentissage organisationnel. Ajoutez-y le besoin de la société à identifier son bouc émissaire, et vous tenez les ingrédients d’un scandale d’Etat frémissant.
L’apparente disparition en Europe de la terreur qu’inspirait le communisme, a fait croire à nombre de nos contemporains que nous sortions de « l’âge idéologique » pour entrer dans un monde où la rationalité du système capitaliste serait contrôlée par le nouveau dieu « marché ». Une croyance propagée par un cercle d’initiés, formés aux mêmes sources et se prenant pour une élite mondialisée. Or nous sommes bien loin de la soumission aux plans de transformation de l’hôpital et du système de santé, attendue par ces apôtres de la religion du marché. Au contraire, c’est une révolution qui surgit du corps social français, sensible aux protestations des soignants, que les rémunérations à l’applaudimètre à 20h n’auront pas étanchées.
Avoir fait croire aux peuples qu’une seule voix mènerait le monde, est une idéologie qui a accouché d’autant de serviteurs zélés et incompétents que l’on trouvait jadis à la tête du Gosplan.
Des condisciples qui croient dur comme fer en leur capacité à réformer avec des recettes éculées du libéralisme des XVIIIème et XIXème siècles. Alain Minc serait « l’archevêque de la pensée unique2».
C’est l’avènement de la « cleptocratie » où copinage de formation et interchangeabilité des carrières font loi.
Elle se double désormais du règne des médiocres : la kakistocratie, cinquième système socio-technico-économique qu’André Maïsseu3 voit se développer sous nos yeux. La caste dirigeante formée pour l’essentiel dans les mêmes écoles, dites « Grandes », est une sorte d’aristocratie inversée. Elle se fantasme thaumaturge, guérisseur sans masque et sans test ; capable d’hypnotiser les opinions publiques pour les convaincre de tout et son contraire. Ces hommes et femmes de pouvoir ont en outre fait preuve d’une désinvolture totale vis-à-vis des réflexes de recours systématique du citoyen aux réseaux sociaux.
L’ampleur du phénomène touche toutes les grandes administrations de l’Etat. Point n’est besoin désormais de connaître le système de santé, pour se trouver à la tête des plus grandes agences de santé du pays.
Loin de cette « société des individus4 » au narcissisme mortifère, s’il faut vraiment parler d’une voie possible pour ressouder une société atteinte psychologiquement par cette crise, retenons celle que Kofi Annan proposait au monde, celle « qui offre quelque espoir d’un avenir meilleur pour toute l’humanité est celle de la coopération et du partenariat, où toutes les forces sociales – les États, le secteur privé, les institutions de savoir et de recherche, et la société civile sous toutes ses formes – conjuguent leurs efforts en vue d’atteindre des objectifs concrets et réalisables.5 ».
Philippe Naszályi
Directeur de la Revue des Sciences de Gestion
Président du Conseil Territorial de Santé Essonne
—–
- Jean-Pierre Robin: «Avant de repeindre le pays en vert, rose ou bleu, laver sa crasse bureaucratique» publié dans le Figaro le 2 juin 2020 ↩
- Raphaël Stainville, Alain Minc : l’archevêque de la pensée unique, https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/societe/alain-minc-larcheveque-de-la-pensee-unique-104654, publié le 08/03/2019 à 11:02 ↩
- André Maîsseu, (2019), De la féodalité à la cacocratie – Tome 1 : Le Paradigme Médiéval, les éditions Persée, 574 pages. ↩
- Norbert Elias (1991), La Société des individus, Fayard, 301 pages ↩
- Kofi Annan, Discours à l’Assemblée générale de l’ONU, 24 septembre 2001. ↩