En annonçant le 26 avril son intention qu’un projet de loi sur le partage de la valeur soit présenté prochainement au Parlement, Elisabeth Borne a confirmé que d’un quinquennat à l’autre, la doctrine du président de la République dans ce domaine n’avait pas varié. Car si la politique de « l’offre » a toujours été un point central de la doctrine macroniste depuis la première élection remportée en 2017, elle a toujours été tempérée par la préoccupation constante qu’au soutien à la création de richesses répondent symétriquement des engagements aussi forts en termes de redistribution des profits.
Tout au long du premier quinquennat de l’actuel locataire de l’Elysée, trois textes se succèderont ainsi pour mettre en avant les vertus de l’association des salariés aux résultats de l’entreprise. Avec la loi dite « PACTE », promulguée en mai 2019, Emmanuel Macron pose un premier jalon décisif en levant plusieurs entraves au développement de l’intéressement et de la participation, dont la suppression graduelle du « forfait social » qui avait été porté à 20% par son prédécesseur François Hollande.
En pleine crise sanitaire, l’exécutif poursuit son œuvre de simplification de l’accès des Français à l’épargne salariale en optant pour plusieurs dispositifs qui entreront dans le cadre de la loi « ASAP » d’accélération et de simplification de l’action publique, publiée le 8 décembre 2020.
Deux ans plus tard, confronté à une crise énergétique et inflationniste de grande ampleur, le pays est exposé à une menace de grignotage avancé du pouvoir d’achat de sa population, qui amènera le chef de l’Etat à promulguer en plein été une loi portant mesures d’urgence pour la protection du pouvoir d’achat (loi du 16 août 2022).
Le législateur prend alors le soin de glisser de nouvelles mesures facilitant l’accès aux dispositifs d’intéressement et de participation (décision unilatérale de l’employeur étendue aux entreprises comptant moins de 50 salariés) ainsi que la pérennisation de la « prime de partage de la valeur » (PPV), imaginée quatre ans plus tôt pour répondre à la crise des Gilets jaunes.
Après ces trois actes fondateurs du premier quinquennat, remettre une nouvelle fois sur la table le couvert législatif sur la question d’une plus juste répartition du profit était-il pour autant si nécessaire?
Emmanuel Macron n’avait à vrai dire guère le choix sur le plan politique après avoir ouvert lui-même la boite de Pandore du « dividende salarié » lors de sa campagne pour la seconde élection présidentielle.
Un oxymore qui aura fait monter la cote du débat sur le partage de la valeur au prix toutefois de vives crispations au sein d’un univers patronal plus que jamais fracturé sur la conduite sociale à tenir.
Surtout, le gouvernement avait à cœur de démontrer qu’après plusieurs mois de tempête sociale autour de la réforme des retraites, il était encore capable de renouer le fil du dialogue avec les partenaires sociaux, lesquels ont approuvé massivement le 10 février dernier l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le partage de la valeur. De quoi offrir par conséquent, à travers un projet de loi dédié, une respiration sociale utile, susceptible de créer les conditions d’un nouveau rapprochement, fragile mais prometteur, entre l’exécutif et les organisations syndicales et patronales.
Le président de la République avait d’ailleurs un coup d’avance sur cette séquence politique. Car en cas d’échec de la négociation interprofessionnelle ouverte à l’automne dernier, la reprise en main législative aurait été rendue possible par l’exploitation des travaux de la mission d’information parlementaire confiée au député Louis Margueritte, lequel a d’ailleurs rendu ses conclusions le 12 avril dernier, avec la recommandation expresse de retranscrire au plus vite dans la loi les principales dispositions de l’ANI.
Si les considérations politiques présidant à la décision de transposer les stipulations de l’accord dans un véhicule législatif (d’ailleurs unique) sont importantes, elles n’expliquent pas tout. Car la France a beau figurer parmi les deux pays les plus généreux en Europe pour le déploiement des outils de partage de la valeur, persistent de nombreux problèmes ternissant ce résultat.
Les inégalités d’accès entre petites et grandes entreprises à l’épargne salariale et l’actionnariat salarié demeurent fortes. Les 9 millions de salariés couverts par au moins un dispositif de partage de la valeur restent encore très concentrés dans les entreprises de plus de 1 000 salariés tandis que le taux de couverture n’excède pas 13,7% dans les micro-entreprises pour ne remonter qu’à un modeste 47,4% dans les entreprises immédiatement au-dessus du seuil de cinquante salariés (50-99 salariés).
Il était donc nécessaire d’agir ! Et d’identifier de nouveaux leviers pour aboutir à une généralisation prochaine des dispositifs de partage de la valeur dans notre économie. Ce n’est d’ailleurs pas un problème de confiance : une étude IFOP pour Primeum publiée la semaine dernière soulignait encore tout l’impact positif de la politique de rémunération variable tel que perçu par les dirigeants d’entreprises : 80% d’entre eux estiment qu’elle produit des effets positifs sur la performance globale de l’entreprise, avec un score atteignant même 91% lorsqu’il s’agit de mesurer l’impact estimé sur la motivation des salariés.
L’ANI, que la Première ministre s’est engagée à retranscrire fidèlement, devrait concourir à cette ambition de démocratisation des dispositifs de partage de la valeur. A commencer par la règle qu’elle recommande pour les entreprises de moins de 50 salariés de mise en place obligatoire d’un outil au minimum (intéressement, participation, prime de partage de la valeur…) quand l’entreprise dégage pendant au moins trois années consécutives un bénéfice fiscal net supérieur à 1% de son chiffre d’affaires.
L’enjeu supplémentaire, encore insuffisamment traité par l’accord et auquel le législateur devrait s’atteler, est celui de trouver aussi une meilleure articulation entre les dispositifs de partage de la valeur. L’existence de quatre instruments (en incluant l’abondement) et tout particulièrement les effets de concurrence entre d’un côté la PPV et de l’autre l’intéressement et la participation, du fait d’un régime fiscal et social également très favorable pour la première -potentiellement encore maintenu pour au moins trois ans par le projet de loi (PJL)- pose question. Car, et il faut toujours se mettre à sa place : entre deux solutions, l’employeur choisit toujours la moins chère et la plus simple.
S’il peut donc durablement construire sa politique de rémunération variable en bénéficiant de la défiscalisation associée à la PPV et sans avoir à passer par un accord collectif, il choisira cette voie. Sans doute au détriment des régimes d’intéressement et de participation.
Le PJL partage de la valeur, qui devrait être a priori voté avant la fin de la session parlementaire, ne changera pas fondamentalement la donne politique et sociale des prochains mois. La réforme des retraites a laissé des traces trop durables sur le dialogue entre l’Etat et les corps intermédiaires. Mais il peut offrir au gouvernement d’Elisabeth Borne un bienfait : l’assurance quasi-certaine d’une majorité pour l’adopter sans passage par l’épreuve politique du « 49-3 ». En outre, il est de nature à apporter sur le plan symbolique une pierre à l’objectif si impérieux de recréer une unité nationale autour de l’entreprise, en rassemblant employeurs et salariés derrière une ambition commune d’équilibre dans l’accès aux résultats, au capital (avec les voies prometteuses de l’actionnariat salarié) et à la décision.
François Perret
Ambassadeur à l’intéressement et la participation auprès du gouvernement
Auteur de « Non, votre salaire n’est pas l’ennemi de l’emploi ! » (Dunod, octobre 2022)