Le formidable bouleversement du monde, auquel est confronté le vieux Continent avec la fin des illusions ou de la « récréation », s’il n’y avait pas en balance un million de morts et blessés de part et d’autre de la ligne de front au sud de Kiev, sifflée par le 47e Président des États-Unis, place l’Europe au pied du mur et la met face à ses responsabilités, tout en jetant une lumière crue sur ses défaillances et sur la nécessité de réviser le logiciel de sa raison d’être originelle.
Veut-on vraiment une dilution au sein d’un ensemble fédéral dans lequel le pouvoir décisionnel s’éloignera de plus en plus des aspirations des peuples ou bien une alliance d’États souverains réunis autour d’ambitions réellement partagées ? Le malentendu de départ n’a jamais été levé… Est-on prêt dans les activités régaliennes à endosser ce qu’implique l’exigence d’une préférence européenne pour acquérir un armement suffisamment dissuasif ou conserver la maîtrise de l’accès à l’espace et d’une manière générale à tourner le dos à une mondialisation que plus personne n’est en mesure de réguler, en protégeant et renforçant ce qui reste viable de nos appareils de production industriels et de nos agricultures entre autres moyens de regagner de la puissance ?
3 ans de guerre en Ukraine ont mis à nu nos failles et révélé l’ampleur de nos renoncements, après que la pandémie et les efforts considérables pour maintenir à flot nos économies ont fait exploser nos dettes en nous plaçant au bord de la banqueroute.
Le passage à une économie de guerre en France et chez la plupart des membres de l’Union européenne, en l’état actuel d’extrême fragilité où ils se débattent, est un défi titanesque qui relève d’un temps infiniment plus long que celui dont disposent les dirigeants du moment réunis le 2 mars 2025 à Londres – Lancaster House – pour tenter de renverser la situation en Ukraine… La donne a changé et autour de la table, entre ceux qui partent, d’autres en sursis et les nouveaux arrivants, il va falloir trouver une relative unanimité pour donner corps à ce qui risque sans ciment de s’avérer une chimère, cette construction d’une défense européenne à articuler de surcroît avec un nouveau rôle de l’OTAN à redéfinir si son point focal américain finit par renverser son architecture actuelle. Le Royaume-Uni, qui pour l’heure n’a pas remis en cause le Brexit, peut être tenté de jouer une partition sensiblement divergente dans la nouvelle relation en train de s’établir entre les États-Unis et l’Union européenne et conserver un lien transatlantique privilégié avec Washington, conforme à ses intérêts propres…
Que reste-t-il du projet d’un Jean Monnet dans le naufrage ni plus ni moins de cette conception d’une Europe de la paix à l’abri du parapluie américain, un idéal que ne partageait assurément pas le Général de Gaulle en proie, tout au long de son combat de guerre pour faire revivre une France souveraine, à l’hostilité et à la méfiance du Président Roosevelt ? Faire de l’Atlantique nord une nouvelle « mare nostrum » ou bien se construire en bloc d’intérêts partagés de ses rives jusqu’à l’Oural, par essence les deux visions ne pouvaient pas coexister… 25 ans seulement ont séparé 1914 de 1939. Entre ces deux suicides du vieux Continent aux répercussions mondiales, le deuxième inscrit largement en germe dans le Traité de Versailles et ses appendices dictés, pour ne pas dire imposés, par le Président Wilson, et le drame qui se joue aujourd’hui il semblerait que l’on n’ait pas retenu grand chose des « leçons de l’Histoire ». A travers la guerre d’attrition en Ukraine, chacun vend son propre récit d’une menace existentielle opportunément incarnée par Vladimir Poutine, dont l’exagération ne parvient pas à masquer l’absence d’anticipation et d’appréhension des grandes mutations en cours, cette bascule qui a pris de court ces dirigeants « en qui finissent des mondes » parce qu’ils auront été incapables de vision et d’analyse prospectives dignes des défis à relever pour ne pas être emporté dans le courant.
L’heure est venue de se poser les bonnes questions et de sortir enfin des postures de vaine communication pour entrer dans l’action mais pour y parvenir il faut aussi avoir le courage d’évaluer correctement les moyens dont on dispose afin de peser dans le jeu de manière crédible car effectivement les cartes ont été spectaculairement rebattues.
Dans les chancelleries européennes l’heure n’est plus aux enfantillages dérisoires sur les réseaux sociaux Tik Tok etc., vidéos et autres productions ridicules peu à la hauteur de la gravité de la situation, même si les temps ont changé et qu’il y a belle lurette qu’elles ne sont plus hélas occupées par des Vergennes, Talleyrand, Metternich, Bismarck pour ne citer qu’eux parmi les grandes figures des relations diplomatiques européennes qui auront laissé une trace dans l’histoire…
A observer les réactions et lire ou entendre les commentaires surjoués en Europe suite à l’entrevue entre les Présidents américain et ukrainien le 28 février 2025 dans l’aile ouest de la Maison-Blanche, on peut douter de la capacité collective à garder son sang froid et à mesurer l’urgence de regarder la réalité en face. L’affolement et l’outrance dans les discours tenus à la tribune de l’Assemblee nationale ou dans les tribunes de la presse européenne traduisent une sorte de panique et d’absence de recul qui n’augurent rien de constructif et d’efficace pour espérer rester dans l’histoire et s’asseoir à la table des négociations du Yalta- 2025 souhaité par Washington afin de mettre un terme à ce qui est devenue une impasse mortifère pour toutes les parties. Dans le show télévisuel à l’intention des électeurs américains auquel le monde entier a pu assister, les lectures peuvent être de registres tous plus contrastés les uns que les autres mais il importe de raison garder. Non, Volodymyr Zelensky dans son treillis militaire noir et ses deux hôtes américains n’ont pas joué les réincarnations du Président Emil Hacha victime d’un malaise cardiaque face à Hitler et ses acolytes en mars 1939 dans la nouvelle Chancellerie du Reich au moment d’acter le dépècement de la Tchécoslovaquie… Le premier a peut être tout au plus temporairement oublié qu’il n’avait plus affaire à Joe Biden et que le nouveau Vice président était passé par le corps des Marines américains avant d’étudier le droit à Yale… Volodymyr Zelensky n’est pas plus dans la position du Négus Haïlé Sélassié 1er à la tribune de la Société des Nations en mai 1936.
Ce monde là est définitivement révolu et on l’a vu mourir pour se transformer inexorablement à partir de 1945.
Il s’agissait tout bonnement au départ de signer un traité sur les terres rares, en lui-même une sorte d’assurance de garanties et de compensation mutuelles entre les États-Unis et l’Ukraine ! Le coup de pression de Donald Trump sur son homologue ukrainien a ceci d’exceptionnel, c’est qu’il s’est exercé en direct et en pleine lumière, une sorte d’avertissement sur des méthodes qui ne devraient pas tant nous surprendre quand en Europe on a pu s’habituer à voir aussi apparaître des formes d’intimidation et d’ingérence émaner de la Commission elle même à l’encontre des dirigeants hongrois ou italiens par exemple sur des points de désaccord en matière de politique migratoire et autres, ou plus récemment à l’occasion des élections présidentielles en Roumanie, lorsque des orientations nouvelles ne correspondent pas à la ligne incarnant prétendument le courant dominant au sein de l’Union européenne… Que dire également de l’attitude de la Présidente de la Commission (ex ministre fédérale allemande de la défense !) dans la négociation du Traité du MERCOSUR vis à vis de nos dirigeants supposés lutter pour éviter la concrétisation du plan social visant l’ensemble des acteurs de l’agriculture européenne ? Quel crédit lui accorder aujourd’hui pour sérieusement piloter l’édification d’une défense européenne à 27 ! alors que l’Allemagne est confrontée au sortir des dernières élections à l’impérieuse nécessité de réviser de fond en comble le logiciel de son modèle économique – une prospérité évanouie, largement financée parce que le poids de sa défense avait été délégué à l’Oncle Sam depuis l’ère Adenauer jusqu’à la longue période Merkel pour conjurer le drame de 39-45- et à la réapparition d’un dangereux clivage entre l’est et l’ouest du pays suite à la percée spectaculaire de l’AFD dans les Länder qui recouvrent le territoire de l’ex RDA sous emprise soviétique ? Tout ceci devrait amener les opinions publiques à faire preuve de la plus grande circonspection sur les motivations de l’agitation hallucinante qui règne dans les sphères de pouvoir aujourd’hui en Europe. 800 milliards d’euros d’efforts budgétaires communs sur la base de quels arbitrages au détriment de quoi, il est vrai que comparé à 3300 milliards d’euros de dette en ce qui concerne la France, cela peut paraître peu ? Quelle répartition, quelles règles, conditions, modalités, programmes industriels, quels objectifs et comment les atteindre dans un temps qui n’est pas mesuré sérieusement ? S’agit-il de réaliser une captation sur le considérable réservoir d’épargne européenne disponible avec le risque de le voir dilapider dans des projets sur lesquels, au vu des pratiques communautaires, tout contrôle serait de l’ordre du vœu pieux ? On peut tout imaginer et craindre le pire sans pour autant adhérer au complotisme, dans la période de confusion extrême provoquée par la décision de la nouvelle administration américaine de mettre un terme à la guerre en Ukraine.
Par ailleurs rares sont les dirigeants européens, en particulier au sein de la Commission, qui ont fait preuve de mesure dans l’affichage de leurs préférences pendant la campagne présidentielle américaine pour espérer prétendre inspirer à la nouvelle administration une quelconque confiance dans une recherche de coopération équilibrée.
Ils sont grandement désservis par l’hystérie prégnante dans les médias de service public et la presse supposée « progressiste » dès qu’il s’agit de commenter les changements de politique résultant du choix du peuple américain à travers son vote de novembre 2024.
La Russie quant à elle sera toujours là positionnée sur notre flanc Est, incontournable, Vladimir Poutine à sa tête ou non, avec sa propre vision des équilibres à préserver pour ne pas imploser et s’effondrer. Elle est et demeure un Empire par son histoire et les réflexes acquis tout au long des conflits du passé pour survivre à travers invasions teutonique, suédoise, napoléonienne, Révolution bolchévique apocalyptique, guerre civile, 14-18 et 39-45, Guerre froide, au prix de sacrifices en vies humaines colossaux, un Empire que n’a pas été et ne sera jamais l’Europe des 27. Son rapport à l’Ouest est éminemment complexe et nous l’avons laissé se dégrader au fil du temps à partir de la destruction du mur de Berlin sans aucune considération pour les répercussions d’un divorce par négligence dont l’Ukraine est la victime collatérale majeure aujourd’hui. Il y a eu pourtant des fenêtres d’opportunité de rapprochement, notamment à travers le secteur de l’énergie ou la coopération spatiale initiée d’abord par le Général de Gaulle entre la France et l’U.R.S.S. puis poursuivie au sein de l’ESA, des possibilités de développer une relation bien différente que celle excluant toute amorce de discussion affichée par les dirigeants des États membres de l’Union à l’égard du Kremlin, à l’exception de quelques uns. La Russie n’est certes pas parvenue à infliger une cuisante défaite à l’Ukraine mais en revanche a réussi à la ronger comme un cancer et nos économies avec par ricochet, consacrant 10% de son budget aux dépenses militaires en comparaison avec les 3 à 5% que l’on se propose d’atteindre pour subitement se transformer en Europe de la guerre dissuasive et crédible si les États-Unis coupent définitivement les amarres avec nous au sein de l’OTAN où la Turquie deviendrait alors de facto l’armée la plus puissante en effectifs, avec elle-même des velléités impérialistes au Moyen-Orient et donc la tentation de chercher de son côté les alliances propres à favoriser ses visées.
L’Europe est prise en étau entre deux Empires qui semblent bien être en mesure de se passer de sa présence dans leur négociation d’un traité de paix sur l’Ukraine.
Oui, l’heure est bien d’une gravité exceptionnelle. Minuit moins le quart est déjà probablement dépassé et la responsabilité dans cette situation où l’on se trouve acculé à des postures et des discours de plus en plus éloignés des rapports de force réel est collective. Au moment présent, Volodymyr Zelensky subissant la seconde pression de la suspension provisoire de l’aide américaine, est sans doute le seul à avoir compris l’urgence d’un cessez-le-feu figeant la ligne de front dans sa configuration actuelle. Celui-ci risque fort d’être conclu entre Washington et Moscou sans attendre ce qui pourra bien sortir du Conseil de l’Union à Bruxelles, réuni en précipitation par des partenaires rattrapés par une marche des événements qu’ils ne maîtrisent plus depuis longtemps et sans cohésion ou accord préalable ni définition précise des objectifs à atteindre face à une Maison-Blanche et un Kremlin déterminés à renverser la table et tirer profit de la situation au mieux de leurs intérêts nationaux.
Dans cette tempête internationale et cette redéfinition des alliances à travers un Yalta revisité sans états d’âme « moraux » particuliers de la part des vrais maîtres du jeu, la France va souffrir plus que jamais des conséquences de la grenade dégoupillée en juin 2024, une dissolution et des jeux politiciens hasardeux qui ont empêché la formation d’une majorité solide ou une alternance seules à mêmes d’imposer ce qu’impliquerait l’effort du passage à une économie de guerre. La mobilisation et l’adhésion du « cher et vieux pays » à une telle perspective ont peu de chances d’être obtenues par un exécutif qui ne parvient plus à générer aucun consensus et qui passe désormais le plus clair de son temps à se perdre en injonctions contradictoires. La France polarisée à l’extrême où prospère un climat de haine à visage ouvert jusque dans les travées de son Assemblée nationale, où on incendie des médiathèques sur fond de luttes de trafic de drogue, n’affiche plus le visage d’un pays capable encore de s’unir pour faire face aux agressions internes et externes qui la minent peu à peu comme à Mulhouse. Ses gouvernants peinent à identifier et reconnaître les menaces existentielles palpables, alimentées par leur déni des vrais dangers qui détruisent une démocratie où peu à peu on a érigé de nouvelles formes de Bastilles 2.0 à l’instar de l’ARCOM et bien d’autres entités administratives, comités Théodule, inutiles, grevant un budget exsangue, à démanteler urgemment à la première alternance possible si on peut espérer avoir encore droit à une réelle liberté d’expression et de débats pour se sortir du gouffre dans lequel on nous aura fait plonger sans grand scrupule. Cela aurait au moins le mérite de libérer des fonds bien utiles à l’effort de défense qu’on nous appelle à consentir ! Malheureusement le mal est fait et la colère risque de croître et ressurgir si au plus haut niveau on ne mesure pas l’insulte faite à un peuple quand on lui dénie le droit de se forger sa propre opinion sur le contenu de l’information circulant à travers quelque chaîne de télévision que ce soit. En démocratie digne de ce nom, on ne prend pas le risque d’exercer une censure politique autrement que par le canal des urnes, et dans un pays fracturé on devrait réfléchir à deux fois avant de mettre au chômage des centaines de travailleurs de l’audiovisuel même si en macronie il suffirait de traverser la rue pour retrouver un emploi…
Comment prétendre à un rôle de puissance susceptible d’enrayer le déclin de l’Europe et d’infléchir le cours de ce qui est en train de se passer en Ukraine quand on est incapable d’afficher une position claire face à l’Algérie dans le bras de fer qui nous oppose à ce pays, au nom d’une repentance « décoloniale » qui n’a plus de sens dans le monde en train de se reconfigurer sans nous à la vitesse maximale, tout en jouant dangereusement avec la vie de l’un des nôtres, Boualem Sansal ?
On pourrait en même temps feindre de s’indigner du traitement réservé à Volodymyr Zelensky lors de son entretien du 28 février à Washington et ne pas s’étonner du désaveu public au cours d’une conférence de presse à l’étranger d’un chef de gouvernement et de son ministre de l’intérieur par leur propre Président autour d’un sujet brûlant de relation diplomatique ? Désaveu aussitôt repris et affiché en première page par le journal algérien El Watan avec délectation ! Étrange prise de risque de voir à terme rapproché une composante d’opposition quitter le fragile attelage d’une coalition de circonstance en passe de perdre son assise de jour en jour et de ne plus être en mesure de faire face aux terribles assauts de l’heure…
Mais il est bien vrai que plus rien ne devrait surprendre une opinion publique désabusée et sceptique dans un pays où la guerre qui a éclaté le 24 février 2022 en Ukraine a servi de prétexte pour esquiver un débat de fond et de choix de société au cours d’une campagne débouchant sur une élection présidentielle par défaut et non adhésion à un projet, contrairement à celle qui aux États-Unis a produit les effets que l’on peut constater à l’échelle du globe, qu’on les approuve ou non par ailleurs…
Aujourd’hui la perspective d’arrêter une boucherie et des destructions catastrophiques en Ukraine et d’essayer de reconstruire une paix, si précaire soit-elle du moment qu’elle permette d’assurer un réarmement authentique, semble encore servir de paravent pour masquer notre gigantesque échec collectif et ne pas admettre que des illusions coupables nous ont égaré dans une impasse sans aucun résultat propre à inverser le cours d’une guerre inique, absurde, fratricide, tout ce que l’on voudra… Il faut trouver un moyen de la stopper sinon elle signera notre fin. Soudan, Somalie, est de la RDC, Moyen-Orient etc., le monde entier est en feu, en pleine bascule et l’Occident perd pied sur tous les fronts, rongé par ses contradictions et sous le regard critique des trois quarts de l’humanité, n’intéressant les migrants que pour tirer profit des restes d’un système de prestations sociales avantageuses largement alimenté par la protection militaire octroyée par les États-Unis jusqu’au changement de doctrine actuel…
Le ramadan a débuté presque en même temps que la période de carême sans présence du Pape…
Le carême politique présent vécu par notre « cher et vieux pays », s’il est permis d’user d’une telle image en heure aussi grave et déconcertante, ne trouvera son terme que lorsque le peuple de France pourra à nouveau retrouver le chemin des urnes. En attendant il faut espérer que sa résilience et sa patience dans cette atmosphère de crépuscule perdureront sans plus ample délitement, en conjurant le risque de déflagration que d’aucuns semblent appeler de leurs vœux, constants dans leur aveuglement sur leurs réelles marges de manœuvre au milieu d’ un conflit où ils ont perdu toute mesure réaliste des rapports de force en présence.
Eric Cerf-Mayer
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