Le premier numéro hors-série publié par HEIP et la Revue politique et parlementaire avait pour objet de raconter une histoire commune, celle d’une école, celle d’une revue, entre lesquelles, dès l’origine, les frontières furent poreuses. Institutions fortement républicaines, elles se concevaient comme lieux de débats où les questions du parlementarisme, du solidarisme, du pacifisme étaient – parmi tant d’autres – tour à tour abordées1. Il n’y a pas lieu d’y revenir davantage si ce n’est pour expliquer pourquoi nous avons choisi de consacrer ce second numéro à l’ « espace public ».
Bien sûr, la Revue politique et parlementaire, héritière d’une tradition de revues intellectuelles s’inscrivit, dès l’origine, délibérément dans cet espace. Lieu de poursuite de débats parlementaires, lieu d’éclairages d’experts, ouvrant ses colonnes à tous ceux qui participaient au débat républicain, elle ne devait exister que par et pour l’espace public. Et comment ne pas être tout autant saisi par l’élan dreyfusien qui conduisit à la création de l’École ? Sa fondatrice, Dick May, aimait à rappeler les réflexions de son ami Gabriel Tarde : comment, durant vingt ans, les Français avaient-ils pu, malgré la densité des débats, l’intensité des confrontations, rester quasiment tous invariablement fidèles à l’opinion du journal dans lequel ils avaient découvert « l’Affaire » ? Comme si tout cela n’avait servi à rien, puisqu’infime était la proportion de ceux qui avaient pu se rendre aux arguments adverses. Il voyait dans cet immobilisme des opinions une faiblesse de l’esprit que seule une véritable formation politique et intellectuelle des citoyens, mais aussi des journalistes, pouvait combler. L’espace public devait se construire encore, se perfectionner. Le projet de l’École, en même temps que les Universités populaires apparaissaient, était né de ce dessein, intimement lié à un certain idéal républicain.
Mais cet espace, délicat à saisir, aux frontières incertaines, se transforme sans cesse. Et sans aucun doute, depuis des années, sous l’effet majeur de nouvelles innovations des technologies de l’information, cette mutation s’accélère toujours davantage. C’est avec lui, la politique dans son ensemble qui est entraînée : crise de la représentation, impuissance de la délibération, carence de la légitimité : autant de facettes qui révèlent les prémices déjà avancées d’un changement de régime. Comment le saisir ? Comment le comprendre ? C’est à ces questions que tentent de répondre les contributions rassemblées ici.
Nous avons voulu remonter aux origines, celle de l’agora et du forum. Elles rappellent que l’espace public est d’abord un lieu, et pas simplement de pouvoir.
Tout autant que l’héritage antique, le modèle de la discussion théologique a profondément influencé l’idée que l’on s’y fait du débat, de la rencontre des opinions. Mais nous savons que c’est avec les Lumières et le XIXe siècle qu’apparaît véritablement la forme moderne de l’espace public, intimement lié au régime représentatif. Il est moins le lieu de la délibération proprement dite que ceux, élitaires ou populaires, tant en amont qu’en aval, du processus de décision, là où les problèmes de la collectivité sont exprimés, où les décisions sont contestées, où les politiques sont défendues ou critiquées : journaux, salons, académies, cafés. Ces lieux apparaissent, changent, disparaissent. Ils sont autant de points d’entrée qui permettent aux individus d’investir le débat public. Dans la pensée d’un doctrinaire comme Royer-Collard, à l’espace public encore feutré, c’est là que tout se joue, et non pas dans les arcanes d’une Assemblée qui ne représenterait en réalité qu’elle-même.
Il reste que le processus d’institutionnalisation de l’espace public est au cœur du régime représentatif, et qu’il conduit, peu ou prou, à faire du Parlement le centre : là où les débats, objets de publicité, sont entièrement tournés vers le processus de délibération, vers la décision. Mais, depuis longtemps déjà, les débats parlementaires ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils furent, et le vote ne ressemble que de très loin à la délibération telle que se l’imaginait l’abbé Siéyès. Les partis politiques eux-mêmes, qui devaient assurer l’articulation entre gouvernés et gouvernants, sont devenus impuissants à structurer un espace public centré autour de l’élection et de la représentation. Le modèle de la démocratie participative, qui conduit à associer les citoyens au débat ou à la délibération elle-même, offre autant de tentatives de pallier cette déstructuration de l’espace public, dont le Parlement n’est définitivement plus le cœur : non seulement le débat est ailleurs, mais plus encore, le processus de décision, concentré autour de l’Exécutif, lui échappe.
Car sous l’effet des progrès technologiques, sans aucun doute, et, plus généralement des transformations de la société, les espaces publics se sont non seulement multipliés mais ont également été facilités et se sont donc, profondément, démocratisés : Internet et les réseaux sociaux, bien sûr, la télévision et la généralisation des chaînes d’information en continu, françaises et étrangères, également.
La démocratisation de l’accès à l’espace public par ce biais, alors même que l’espace comme le temps semblent s’y raccourcir, brouille ce qui relève du témoignage personnel, de l’information, de l’opinion et provoque un phénomène de saturation informationnelle.
Certes, il serait faux de penser que les fake news sont un phénomène nouveau, que les journaux ne projetaient pas auparavant leurs opinions sur des faits, mais les années 2000 ont vu l’apparition d’un nouveau phénomène d’avènement des masses, non plus via le seul droit de vote mais par l’accès actif et immédiat à l’espace public, ce que nos auteurs reprennent sous la formule de démocratie de l’information, et qui en amplifient les conséquences comme jamais. Plus encore, l’intervention sans cesse croissante des institutions publiques durant tout le XXe siècle et son élargissement à des domaines de plus en plus nombreux ont sans cesse naturellement accru ce qui relève de l’espace public, par opposition à un espace privé de plus en plus réduit. Les experts, dont le rôle devenait alors naturellement croissant et prenait des formes nouvelles, se trouvent désormais confrontés non seulement à une surexposition inédite mais encore à une délégitimation de la parole scientifique aux prises avec une profusion d’informations et d’opinions.
Dans ce cadre nouveau, aux conséquences durables encore incertaines, l’espace public est investi par de nouveaux venus, qui n’étaient jusqu’alors que passifs. Comme souvent, l’émergence de nouvelles catégories de population dans l’espace public ne se fait pas sans violence, puisque la loi n’y est pas celle du nombre – en dehors du vote, cela l’est-il jamais ? – mais celle du plus actif, du plus percutant, de celui qui, au milieu de la masse d’informations nouvelles, sait se frayer un chemin jusqu’à l’oreille de tous. L’espace public habermassien, ainsi que le soulignent nombre de nos contributeurs, a profondément changé et, avec lui, le modèle de régime qu’il porte. Que sortira-t-il de cette distorsion croissante entre, d’une part, un phénomène de démocratisation brutale de l’espace public, déstructuré, et, d’autre part, un processus de délégitimation déjà ancien de la décision politique ? La difficulté grandissante qu’ont les gouvernants à mesurer l’opinion publique et, malgré leur omniprésence, à porter une parole légitime dans l’espace public sont autant de signes de ces mutations profondes de la démocratie.
Diane Le Béguec
Directrice des études d’HEIP
- Revue politique et parlementaire, 120 ans de pensée républicaine, HEIP numéro anniversaire, 121e année, Hors-Série, septembre 2019. ↩