Loin d’incarner un modèle universel, l’Occident s’affirme aujourd’hui, pour une part croissante du monde, comme un acteur parmi d’autres, enfermé dans ses intérêts propres, aveugle à ses contradictions et peu disposé à se penser comme puissance parmi les puissances.
Dans ce contexte, les nouvelles stratégies qui émergent dans les pays du Sud global ne relèvent ni d’un rejet idéologique de l’Occident ni d’une opposition systématique, mais d’un repositionnement pragmatique, fondé sur le multi-alignement, la diversification des partenariats et la recherche d’une souveraineté géopolitique élargie.
I. Protectionnisme, souverainisme et impasse stratégique : la guerre commerciale comme symptôme
L’un des traits saillants du tournant géopolitique amorcé au sein des démocraties occidentales réside dans le retour en force d’une rhétorique souverainiste appliquée à l’économie. Confrontés à des crises plurielles (déficits structurels des comptes publics, endettement public chronique, désindustrialisation, déclassement des classes moyennes), certains pays réactivent une conception interventionniste de l’État, où la défense des intérêts nationaux passe par une redéfinition des règles du commerce international, des chaînes de valeur et des dépendances technologiques.
Toutefois, ce discours souverainiste ne tient qu’aussi longtemps qu’il n’entre pas en contradiction frontale avec la structure réelle du capitalisme global.
Le protectionnisme est en phase de provoquer un ralentissement économique mesurable. Le PIB américain a reculé de 0,3 % au premier trimestre 2025, et seuls 62 000 emplois ont été créés en avril selon les chiffres mentionnés dans le texte de référence. Cette performance est très inférieure aux dynamiques préconflit. Du côté chinois, bien que la croissance ait également ralenti (prévision de 3,5 % pour 2025 contre 5 % attendus), le pays a réussi à diversifier une partie de ses débouchés, notamment vers le Sud global, réduisant ainsi progressivement sa dépendance à l’égard du marché américain.
La guerre commerciale engagée par l’administration Trump constitue un cas paradigmatique d’affrontement entre deux logiques de régulation hétérogènes : celle de la décision politique souveraine et celle du marché global, autonome et transnational. Cette confrontation se solde aujourd’hui par une mise en évidence patente des limites du volontarisme politique dans le champ économique, même pour une puissance comme les États-Unis.
La baisse de 10 % du S&P 500 en deux jours début avril 2025 traduit une sanction immédiate des marchés face à l’incertitude générée par l’intervention politique.
Plus encore, la réaction des marchés souligne une tendance plus structurelle : le marché global ne se laisse plus gouverner par les États comme au XXᵉ siècle. L’autorité politique se trouve désormais concurrencée par des régimes de rationalité économiques, algorithmiques, spéculatifs, qui évaluent les décisions souveraines à l’aune de leur rentabilité, de leur prévisibilité et de leur compatibilité avec l’ordre libéral.
II. Un monde post-occidental : déclin du monopole normatif et essor du multi-alignement
L’un des symptômes les plus saillants du basculement géopolitique en cours est la disjonction croissante entre les principes affichés par les puissances occidentales et les pratiques effectives de leur politique étrangère. Alors que les sociétés occidentales continuent de se percevoir comme porteuses d’un projet universel, nombre de leurs partenaires internationaux les considèrent désormais comme des acteurs partiaux, stratégiques et souvent contradictoires dans leur invocation des droits de l’homme, de la souveraineté et de la démocratie.
L’Occident face à ses contradictions géopolitiques : de l’Afghanistan à Gaza, un discrédit accumulé
Les vingt dernières années ont vu l’accumulation de cas où l’Occident a revendiqué agir au nom de principes universels, tout en produisant des effets désastreux, voire contraires aux valeurs proclamées. Au-delà des exemples déjà classiques de l’Irak, de la Libye et de l’Afghanistan, de nouveaux cas récents cristallisent la rupture de confiance dans le Sud global.
Le conflit à Gaza constitue en ce sens un tournant majeur. Alors que les puissances occidentales affirment inlassablement leur attachement au droit international et à la protection des civils, leur soutien militaire et diplomatique massif à Israël dans un contexte de bombardements intensifs et de violations documentées du droit humanitaire est largement perçu dans le Sud comme une démonstration brutale du deux poids, deux mesures. L’annonce en mai 2024 d’un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale contre plusieurs hauts responsables israéliens a été reçue avec hostilité par Washington et une partie des capitales européennes, qui ont mis en doute la légitimité même de la CPI dans ce cas précis, alors qu’elles l’invoquaient vigoureusement contre Vladimir Poutine un an plus tôt. Cette incohérence a fracturé profondément la crédibilité morale de l’Occident, désormais accusé d’instrumentaliser le droit international à des fins géopolitiques sélectives.
Le désengagement progressif de l’Occident du Sahel, combiné à l’échec de ses missions de stabilisation (Barkhane, MINUSMA), a également renforcé cette perception d’un acteur incapable de construire la paix, mais prompt à intervenir pour défendre ses intérêts stratégiques (notamment l’uranium au Niger ou la lutte contre les flux migratoires). Le retrait précipité du Mali, du Burkina Faso, puis du Niger, suivi de l’arrivée de partenariats sécuritaires avec la Russie et la Chine, illustre la perte de légitimité de l’offre sécuritaire occidentale, perçue comme paternaliste, inefficace et centrée sur des impératifs exogènes.
Ce regard critique du Sud global sur les actions occidentales n’est pas purement conjoncturel. Il repose sur une accumulation historique de déceptions, doublée d’un discernement stratégique affiné : les pays du Sud ne jugent plus les démocraties libérales sur leurs principes, mais sur leur capacité à les appliquer de manière cohérente, ce qui n’est plus le cas. Ainsi, les États-Unis sous le président Biden peuvent affirmer défendre la souveraineté ukrainienne tout en soutenant des annexions territoriales ailleurs, avant de promouvoir sous le président Trump des annexions de territoires ukrainiens par la Russie ; les puissances européennes peuvent prôner la non-ingérence tout en interférant dans les transitions politiques africaines. Ce décalage systémique est désormais interprété non comme une série de fautes, mais comme une modalité stable de l’action occidentale.
Oligarchisation et sclérose de la parole publique : une parole unique perçue comme idéologique
Ce double standard ne se maintient pas uniquement grâce à des décisions opportunistes : il est structuré et amplifié par la transformation interne des démocraties libérales en systèmes oligarchiques.
Les médias de masse, détenus par de grands groupes industriels ou financiers, tendent à homogénéiser la parole publique sur les questions internationales. Les débats pluralistes y sont de plus en plus étroits, les discours dissidents marginalisés et les récits dominants largement alignés sur les priorités géostratégiques des États et des élites économiques. Les grandes figures de la critique intellectuelle, de Noam Chomsky à Emmanuel Todd, en passant par Achille Mbembe, sont reléguées dans des sphères académiques ou militantes, sans relais dans la délibération publique institutionnelle.
Ce phénomène produit une asymétrie dans la production de récits : les démocraties occidentales ne parlent plus au monde avec plusieurs voix, mais souvent avec une seule parole, perçue comme partiale, autojustificatrice et donc profondément disqualifiée. L’oligarchisation n’écrase pas seulement la souveraineté populaire, elle stérilise aussi la capacité des sociétés occidentales à s’autocritiquer dans l’espace global, ce qui affaiblit leur influence normative.
C’est cette homogénéisation du discours – que les élites occidentales présentent souvent comme du « consensus démocratique » – qui est perçue dans le Sud global comme le véritable visage de l’hypocrisie libérale. Elle confirme, aux yeux de nombreux États et mouvements sociaux, que l’Occident n’est plus porteur d’un projet universel, mais d’une stratégie d’influence idéologiquement déguisée, visant à maintenir des hiérarchies héritées du XXe siècle.
Le multi-alignement comme réponse systémique à l’inconstance occidentale
Cette perte de légitimité normative explique pourquoi le Sud global ne voit pas dans la politique étrangère de Donald Trump une rupture, mais une accélération brutale de tendances déjà à l’œuvre. Les discours selon lesquels Trump aurait brisé des décennies de diplomatie bienveillante sont souvent perçus, au Sud, comme une lecture naïve ou hypocrite de l’histoire.
En réaction, les pays du Sud adoptent une stratégie de multi-alignement, qui consiste non pas à rompre avec l’Occident, mais à le relativiser, en diversifiant les partenariats, les alliances et les sources de financement. Ce choix géopolitique s’explique autant par des raisons d’intérêt économique que par un refus croissant de soumission à un ordre normatif jugé discrédité.
Les puissances régionales telles que la Chine, l’Inde, la Turquie ou le Brésil offrent des alternatives crédibles. Leurs approches diplomatiques se veulent pragmatiques, sans conditionnalités idéologiques, et leur engagement dans des institutions alternatives (telles que la Nouvelle Banque de développement des BRICS, l’Organisation de coopération de Shanghai ou encore les forums Sud-Sud) renforce l’autonomie politique de nombreux États jusque-là dépendants de l’Occident.
Le multi-alignement ne traduit donc pas une stratégie d’opportunisme, mais un repositionnement stratégique fondé sur l’analyse d’un affaiblissement systémique de l’Occident. L’hégémonie normative libérale, loin d’être contestée par des régimes autoritaires isolés, est aujourd’hui mise en question par une pluralité d’acteurs, portés par des récits alternatifs, des expériences historiques propres et une volonté affirmée d’émancipation.
II. Vers une vulnérabilité stratégique durable de l’Occident ?
L’accumulation des dynamiques de crises – crise démocratique, souverainisme inefficace, perte du monopole normatif – produit un effet systémique de fragilisation stratégique des démocraties occidentales. Cette fragilité n’est pas conjoncturelle, ni strictement militaire : elle s’ancre dans une incapacité croissante à stabiliser les environnements internes et à maintenir une influence externe crédible. En ce sens, l’Occident n’est plus simplement contesté. Il est désorienté, stratégiquement vulnérable et de plus en plus incapable de penser sa propre marginalisation.
Instabilité politique et dislocation de la cohérence stratégique
La première dimension de cette vulnérabilité est interne : elle concerne la capacité décroissante des États occidentaux à maintenir une cohérence stratégique dans la durée, tant sur le plan des politiques publiques que de la projection internationale. Cette instabilité est d’abord institutionnelle. Aux États-Unis, l’alternance régulière entre administrations aux visions diamétralement opposées (Obama, Trump, Biden, puis Trump à nouveau en 2025) empêche la continuité diplomatique et affaiblit la crédibilité des engagements. Le retrait unilatéral de l’accord sur le climat, puis sa réintégration, les oscillations sur l’OTAN, les reniements successifs sur la Palestine ou l’Iran donnent à voir un appareil stratégique en tension avec lui-même.
Cette instabilité est également sociale et idéologique. L’intensification des conflits internes, l’érosion du compromis démocratique, la montée du complotisme, des extrêmes politiques et du désordre informationnel affaiblissent la capacité des gouvernements à formuler des politiques lisibles et durables. Or, comme l’a montré Bull (1977), une puissance ne peut exercer un leadership dans l’ordre international que si elle propose un cadre normatif stable et offre des garanties de prévisibilité.
Dans ce contexte, même les instruments traditionnels de puissance – diplomatie, défense, commerce – perdent en efficacité, car ils ne sont plus adossés à un projet collectif clair. La fragmentation de la parole publique et la polarisation des institutions rendent l’action stratégique désordonnée, réactive, parfois contradictoire, ce que les partenaires extérieurs interprètent comme un signal de faiblesse.
Le Sud global face à l’Occident : rejet, contournement, indifférence
Cette vulnérabilité interne se combine à une mutation du regard porté sur l’Occident dans le reste du monde. Là où l’Occident se vit encore comme un modèle, le Sud global le perçoit de plus en plus comme un acteur parmi d’autres, souvent peu fiable, parfois déstabilisateur, et presque toujours porteur de contradictions.
Le rejet frontal existe, mais il n’est pas dominant. Ce qui prévaut, c’est plutôt une attitude de contournement ou d’indifférence stratégique, rendue possible par la diversification des partenariats internationaux et la montée en puissance de nouveaux pôles décisionnels. L’Afrique de l’Ouest, en cela, est exemplaire : alors que la France ou les États-Unis y perdent en influence, le Maroc, la Turquie, la Russie, les Émirats arabes unis ou la Chine y progressent rapidement, sans que cela suscite nécessairement de fortes tensions. L’Occident n’est plus évité parce qu’il est rejeté, mais parce qu’il est devenu secondaire dans de nombreux domaines (formation militaire, infrastructures, technologie, sécurité alimentaire).
Ce changement de statut international est lourd de conséquences : il diminue la capacité de l’Occident à produire du consentement, à imposer des normes ou à définir les cadres d’action collective. Dans les enceintes internationales, le bloc occidental ne parvient que peu ou plus à rallier des majorités sur des enjeux aussi fondamentaux pour lui que les sanctions, la régulation du numérique ou les normes climatiques. Le récit universaliste n’emporte plus l’adhésion. Il est même parfois reçu comme un discours moraliste destiné à cacher une défense d’intérêts particuliers.
Dans ce contexte, l’Occident, même lorsqu’il affirme des principes consensuels, ne convainc pas toujours. Il n’émet plus un signal stratégique fiable, mais un bruit idéologique, auquel chacun choisit de répondre selon ses intérêts propres.
Une transition non maîtrisée vers un monde post-hégémonique
Ce double affaiblissement, interne et externe, s’inscrit dans un moment historique que Zakaria (2008) qualifie de post-américain, mais qui est plus largement post-occidental. Il ne s’agit pas simplement de la perte d’une domination militaire ou économique, mais de la désactivation progressive des mécanismes par lesquels l’Occident faisait système : production de normes, capacité d’entraînement, rôle central dans les architectures globales.
Contrairement à ce que la logique de guerre froide pouvait laisser entendre, ce basculement ne donne pas lieu à une reconfiguration binaire avec la Chine ou les BRICS comme nouveau « centre ». Il engendre plutôt une transition chaotique, marquée par des hégémonies partielles, des rivalités régionales, des ordres superposés. Dans cet environnement, l’Occident ne peut plus se prévaloir d’un rôle naturel. Il doit négocier sa place, renégocier ses alliances et reconstruire une légitimité perdue. Le cas de la France et de ses relations avec ses anciennes colonies africaines en est une parfaite illustration.
Ce basculement est d’autant plus complexe que les sociétés occidentales elles-mêmes n’ont pas encore intégré leur propre décentrement. La croyance dans une exception historique, la difficulté à percevoir les critiques extérieures comme fondées, la résistance à l’autocritique géopolitique sont autant d’obstacles à l’adaptation stratégique. L’incompréhension persistante face à la montée du multi-alignement, aux dynamiques sud-sud ou aux critiques portées contre la CPI, Gaza ou le FMI montre que l’Occident reste aveugle à sa propre marginalisation.
Sous cet angle, la vulnérabilité stratégique ne résulte pas d’une simple évolution historique. Elle est le produit d’une incapacité à penser la fin de l’hégémonie comme une transformation structurelle et non comme une parenthèse.
Ce retrait d’influence donne lieu à une recomposition géopolitique fluide, fragmentée, marquée par l’essor du multi-alignement, l’autonomisation des puissances régionales et le développement d’institutions alternatives. Contrairement aux projections traditionnelles, il ne débouche pas sur une nouvelle bipolarité, mais sur un monde post-hégémonique, où les centres d’autorité sont multiples, concurrents et partiellement incompatibles.
Dans ce monde, l’Occident ne décline pas nécessairement en puissance brute, mais il perd la capacité à narrer l’histoire, à définir l’universel, à imposer ses catégories de pensée. Sa vulnérabilité stratégique est donc avant tout symbolique et cognitive : elle tient à son inaptitude à penser sa propre désorientation, à accepter l’idée que l’universalité n’est plus acquise, mais à reconstruire.
Deux voies s’esquissent ici, avec toutes les incertitudes qu’elles comportent. Une première, défensive et régressive, consiste à se replier sur un récit fermé, souverainiste, voire autoritaire, niant le déclin, accentuant la polarisation et cherchant à restaurer une grandeur illusoire par l’affrontement. Cette voie, incarnée par certains leaderships actuels, renforce la marginalisation internationale et l’instabilité interne. Une seconde, plus exigeante, consisterait à repolitiser le projet démocratique occidental, en reconnaissant les impasses oligarchiques, en rouvrant le champ du débat intellectuel et en construisant une diplomatie du pluralisme, fondée non sur la supériorité morale, mais sur la coopération entre trajectoires politiques différenciées.
L’état de l’Occident et du monde aujourd’hui nous fait douter de l’avènement de cette seconde voie.
Professeur Youssef ERRAMI
Faculté de Gouvernance et des Sciences économiques et sociales – AIRESS
Université Mohammed VI Polytechnique – Rabat, Maroc