L’État, caché derrière le paravent moral de la redistribution, reste le grand absent du partage de la valeur mais il faut, en même temps, saluer et se réjouir de la transposition dans la loi de l’accord national interprofessionnel sur le partage de la valeur. Cet acquis social aurait pu (aurait dû ?) être un apport du CNR 2022, acronyme qui usurpe une référence fédératrice. Mais, non, ce sont là les partenaires sociaux qui se sont accordés et non pas le résultat de travaux de ce CNR 2.0 ! Après avoir salué et s’être réjoui il faut s’interroger aussi sur l’effort consenti par l’Etat dans ce partage de la valeur. Quand le modèle économique et social affirme sa préférence pour la redistribution au détriment de la pré-distribution du revenu en captant 45,4% du PIB[1] il faut regretter que l’État ne participe pas au partage du revenu primaire en diminuant les prélèvements qu’il a porté au rang de PO avec un « O » pour obligatoire !
Le lecteur curieux pourra consacrer du temps à lire le rapport d’information de la Commission parlementaire des Affaires économiques sur le partage de la valeur au sein des entreprises et ses conséquences sur leur gouvernance, leur compétitivité et la consommation des ménages[2]. Pour en donner le ton il suffit, ici, de retenir cet extrait de l’introduction : « Si la justice sociale est un sommet politique à atteindre, nous pouvons dire que nous avons exploré depuis des décennies la « face Nord », celle de l’État providence (…) L’objet de ce rapport est d’explorer « la face Sud », celle d’une réduction des inégalités à la source (…) Même si tout ou presque reste à faire pour en atténuer l’effet, le déterminisme des héritages patrimoniaux et culturels comme fabrique massive des inégalités sociales en France est aujourd’hui bien documenté. Notre mission s’est donc attachée à dresser un état des lieux d’un autre facteur, celui de la distribution des revenus primaires : la rémunération du capital et du travail au sein de l’entreprise ». L’ambition poursuivie est de « mieux partager l’allocation de la valeur au sein de l’entreprise [qui] doit avoir comme dessein d’être plus inclusive », sans oublier de dire que le partage de la valeur s’inscrit dans notre « notre dessein économique et écologique commun ».
Pour apprécier l’ambition de l’exécutif transposant l’accord des partenaires sociaux il faut se souvenir de celle de l’ordonnance du 17 août 1967, signée à Colombey-les-Deux-Eglises, relative à la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises : « le progrès, œuvre de tous, doit être pour tous une source d’enrichissement, ce qui signifie que tous doivent prendre une part de l’accroissement du capital qu’il entraîne »[3].
Cette ambition gaullienne fut mal reçue par les syndicats, opposés à toute forme de rémunération qui ne soit du salaire fixe, et par les employeurs, parce que la participation devait « favoriser l’établissement de rapports nouveaux entre salariés, représentés par leurs syndicats, et patrons » 1. Un autre Charles avait eu lui aussi peu de succès avec un contrat de participation aux bénéfices.
C’était en …1889. Après le vote des lois Ollivier puis Waldeck Rousseau les grèves se multiplient et, subventionnées par l’Association internationale des travailleurs, elles étaient annonciatrices d’une révolution sociale. Pour éviter cet enchaînement, Charles Robert[4], fort du constat que « l’une des plaies de l’industrie [est] l’emploi de ces ouvriers nomades qui vont et viennent d’un atelier à l’autre », promeut un contrat de participation pour que « l’ouvrier quand il parle de son entreprise puisse dire notre maison comme l’agriculteur dit mes bœufs ». Laissons là l’histoire et revenons à loi de 2023, tout en remarquant que ce qui était, en 1889, la plaie des travailleurs nomades semble avoir fait place à celle des emplois non-pourvus !
Le partage de la valeur modèle 2023 ne poursuit plus l’objectif d’être pour tous une source d’enrichissement maiscelui d’atténuer l’effet du déterminisme des héritages patrimoniaux et culturel. L’exploration de la « face Sud » (!) se présente trop timorée, cherchant à pallier l’échec du modèle redistributif. Il ne s’agit plus de partager les bénéfices du progrès œuvre de tous mais de corriger l’insuffisance de la redistribution !
En 2023 la participation est un instrument pour une économie inclusive, en 1967 la participation était le résultat d’une économie prospère. O tempora, o mores.
En s’attachant à « dresser un état des lieux d’un autre facteur, celui de la distribution des revenus primaires : la rémunération du capital et du travail au sein de l’entreprise » la mission parlementaire a oublié un acteur majeur : l’État. Les parlementaires n’ont pas osé explorer vraiment cette face Sud de la pré-distribution jusqu’à proposer que l’État participe à ce partage de la valeur en réduisant les prélèvements sociaux… qui représentent 22,9% du PIB[5]. Ils n’ont pas vu que trop de prélèvement tue la distribution primaire du revenu !
Dans notre économie socialisée la place était faite pour qu’une étude pikettienne nous alerte sur les conséquences néfastes (comprenons dépense fiscale) de l’accord des partenaires sociaux transposé dans la loi. Cette étude nous enseigne que le manque de courage des parlementaires est une sage décision qui préserve les Finances publiques. Les auteurs[6], après avoir envisagé les risques de substitution de l’intéressement au salaire, chiffrent le coût pour les finances publiques des dispositifs de partage de la valeur. Pensez donc, « pour transférer un euro de profits aux salariés, l’État doit concéder d’importantes remises d’impôts aux entreprises » et les auteurs estiment « que le coût total pour les finances publiques serait ainsi de l’ordre de 21 à 38 centimes d’euro par euro effectivement redistribué des profits vers les salaires ».
Cette étude est, à front renversé, riche d’un enseignement contre-pikettien. Si un euro transféré des profits vers les salaires coûte (!) de 21 à 38 centimes de dépense fiscale n’est-ce pas dire que la fiscalité est trop lourde, n’est-ce pas dire que l’objectif moral de redistribution se trompe quand il taxe au détriment de la pré-distribution du revenu ? N’est-ce pas dire que l’État est devenu trop gourmand au point de concevoir qu’une non-recette est une dépense ?
Et si la leçon qu’il faut tirer de ce partage de la valeur faisait, enfin, inventer un quoi qu’il en coûte inversé qui contraigne, par la baisse volontariste des PO sur le travail et la production, à une réallocation de la dépense publique ?
Michel Monier
Membre du Cercle de recherche et d »’analyse de la protection sociale –
Think tank CRAPS
Ancien DGA de l’Unedic.
[1] INSEE, Poids des prélèvements obligatoires, in Chiffres clés, 31 mai 2023.
[2] https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion-eco/l15b3648_rapport-information.pdf
[3] Extrait du rapport au président de la République de l’ordonnance n° 67-693 du 17 août 1967 relative à la participation des salariés aux fruits de l’expansion des entreprises.
[4] Charles Robert (1827-1899), Conseiller d’État, président de la Société pour l’étude de la participation aux
bénéfices.
[5] Source Fipéco, « Les prélèvements sur le travail, le capital et la consommation en 2021 », 14 avril 2023.
[6] Maria Guadalupe , Camille Landais, David Sraer : « Que faut-il attendre du partage de la valeur », Conseil d’analyse économique, Les notes du CAE, juillet 2023.