Le politologue Olivier Rouquan revient sur la place des partis politiques dans l’espace public.
Depuis de nombreuses années, les médiateurs ont mauvaise presse : les partis1 suscitent peu la confiance et recueillent une popularité faible. Renforcé par le présidentialisme, ce trait historique français est rapporté par nombre de sondages. Les syndicats sont jugés utiles mais ne suscitant guère l’engouement, depuis qu’ils ont délaissé la promotion des plus fragiles… Pourtant, placées entre société civile et État, ces organisations sont indispensables au bon fonctionnement démocratique2 : sans partis institutionnalisés, gouvernés et gouvernants n’articulent plus leur conversation dans l’espace public.
Certes, la politique est une arène où s’échangent passions3, coups et blessures4, autant qu’arguments5. Mais en temps ordinaires, les partis et syndicats animent et structurent le débat en sélectionnant les idées. Ils trient les problèmes prioritaires, puis le personnel apte à en discuter et capable de gouverner. Tel est le cadre représentatif6. Sous la Ve République, les partis politiques se sont présidentialisés. Forgés aux temps de la démocratie parlementaire, ils vivent mal – d’abord à gauche et au centre – la personnalisation condensée du débat. Maintenant ils trébuchent, là où sidère l’instantanéité7. Leur errance fantomatique dans un espace public parfois spéculatif, n’empêche certes pas quelques organisations d’animer le jeu ; mais leur aptitude au « bon gouvernement » est questionnée8.
La démonstration s’appuie sur un premier argument : les partis dits classiques et puissants jusqu’aux années 2000 en France, déclinent dans leur capacité à orienter le débat public. Second argument, le présidentialisme d’opinion a fini par causer leur désagrégation, faisant qu’ils contrôlent moins l’élection. Enfin, troisième argument, les organisations qui survivent polarisent le débat, ce qui corrode leur légitimité institutionnelle.
L’impuissance communicationnelle des partis
Depuis assez longtemps, le moyen d’imposer une marque est de polariser le débat, soit de le rendre polémique et frontal. Les sorties de J.-M. Le Pen, préalablement le style dénotatif d’un G. Marchais ou d’un R. Dumont, tranchent par le verbe et les postures. Traditionnellement, l’art de la provocation permettant d’acquérir une notoriété, est plutôt réservé aux candidatures « satellites ». Mais, du fait du taux croissant de colère partagée et de l’augmentation de frustrations collectives, les « disruptifs » conquièrent la place centrale9. L’espace public se structure autour de leurs dénonciations, rebellions et autres contestations. En France, le FN (devenu le RN) a installé ses thèmes : les partis de droite d’abord, du centre puis progressivement de gauche réagissent incessamment aux enjeux de la montée de l’insécurité, à l’amalgame entre terrorisme et immigration, au présumé complot de l’élite…
Plus largement, s’il veut se faire entendre, un politicien, y compris au profil « gestionnaire », doit donc choquer. La période favorise les démarches fondant leur écho sur une capacité à donner de la voix, des images et un récit à une « rupture » : la dimension polémique est d’autant plus renforcée, que nos cultures sont saturées de représentations mortifères – des jeux vidéo aux récits catastrophistes et autres séries10. Elles sont aux antipodes d’un espace public permettant l’émergence de compromis constructifs. La fameuse synthèse a donc pris l’eau…
Ainsi, les partis politiques peinent-ils à apprivoiser la mutation d’une politique frappée au coin des punch line marquant l’instantanéité – logique people –, transformée en norme de l’agir communicationnel.
Leurs récits idéels inscrits dans la longue durée et dans l’histoire, leur aventure collective faite de négociations et d’accords laborieux, ne cadrent pas avec la promotion légendaire extatique enveloppant la fabrique du leader actuel – tant elle est fondée sur le partage des émotions, la reconnaissance personnifiée des souffrances et la revendication éthique ou la condamnation morale11.
Corrélativement, l’une des raisons d’être des partis politiques – sélectionner les priorités pour les agréger –, est plus qu’affaiblie. De façon récurrente, est ainsi notée la difficulté à communiquer un projet, ou encore, la distance installée avec les intellectuels – ces derniers préférant graviter autour des présidentiables et sur les plateaux de télévision : feu « l’intellectuel organique »12…
Corrélée avec l’essor d’une culture fondée sur l’indice plus que sur le symbole, les marqueurs idéels, notamment partisans, sont dévalorisés au bénéfice de traces cognitives iconiques relativement floues. Depuis assez longtemps déjà, la communication politique est de moins en moins précise et solide, organisant elle-même une adaptation tactique constante – triangulation –, devenant donc liquide et insaisissable, du fait de sa polysémie…
La perte de contrôle électoral
En conséquence, les leaders de partis sont des machinistes et non plus des têtes d’affiche : sous la pression de réseaux très parisiens, le PS doit octroyer l’incarnation de la liste des européennes de 2019 à une icône venue des milieux intellectuels13 ; LR projette sur l’avant-scène une figure de politicien littéraire, par ailleurs créateur de l’association Sens Commun… Plus tôt, les présidentiables sortis du chapeau des primaires de 2017 ne sont pas les chefs sortants des différents partis de gouvernement. Les défricheurs Verts, depuis leurs origines, contrôlent peu les notoriétés surgies de la société civile médiatique – de D. Cohn-Bendit, à E. Joly jusqu’à N. Hulot ou Y. Jadot… Le parti comme institution-organisation est donc placé à l’arrière-scène de la conquête du pouvoir.
Dans les années 70-90, au moins les chefs de l’opposition préparaient-ils l’élection présidentielle en étouffant les rivalités internes dans leurs organisations respectives… Pendant la campagne, ils prenaient in fine de la distance avec leurs partis pour séduire l’opinion. PS ou RPR n’étaient alors pas suffisants, mais ils étaient déterminants et nécessaires14. À la suite d’un déclin accéléré dans les années 2000, le parti deviendrait non pas inutile, mais secondaire. Le présidentialisme d’opinion – conjonction entre présidentialisation et personnification15 a raison du parti représentatif. Car l’invasion de la politique spectacle dans la sélection des candidats les déstabilise.
Par exemple, l’organisation de primaires et l’adhésion à 1€ pulvérisent la culture militante, alors que prévalent la défense d’intérêts momentanés et le soutien à une candidature sur le mode « fan de »16. L’inscription des partis sur l’agenda médiatique lors de ces épisodes, livre un indice en trompe-l’œil de leur capacité à structurer durablement l’espace public.
Les primaires produisent ainsi des candidatures clivantes et labiles, rétrospectivement corrosives des partis de gouvernement.
2017 représente l’acmé d’une dynamique de désagrégation de la conquête du pouvoir par les deux grands partis – dits « de gouvernement », terme soulignant leur dimension jusqu’alors institutionnelle – ; cette date symbolise le succès de logiques réticulaires qui deviennent alors manifestes.
Les partis se fragmentent et perdent le contrôle, notamment au bénéfice de micro-organisations – sortes de banques mises au service de candidats dissidents17. Pour fabriquer une notoriété centrale et la soutenir au pouvoir, les réseaux interpersonnels ou « mouvements » sont jugés plus efficaces que les rites partisans. L’entreprise politique de E. Macron l’illustre de façon radicale, mais celles de B. Hamon et F. Fillon aussi… Enfin, la dynamique concerne d’autres élections : lors des municipales de 2020, LR et PS gardent une attractivité et une capacité à mobiliser ; mais ils ne monopolisent pas l’offre – ni programmatique, ni de la sélection des listes. Là encore, plateformes et autres alliances de circonstance prennent le relais…18
Affaiblissement institutionnel et polarisation
Au sujet de l’exercice du pouvoir, depuis le quinquennat, la coïncidence entre élections présidentielle et parlementaires renforce la présidentialisation du choix des députés, ce qui limite d’autant l’espace des partis dans la conduite des affaires. Actuellement, les réseaux parlementaires majoritaires profitent en plus de la faiblesse de la République en Marche, qui ne mute pas en parti de gouvernement. Plus traditionnellement, une fois installés au pouvoir, les présidents successifs consultent les chefs de partis et les utilisent dans un sens descendant, comme des relais et des sélectionneurs de représentants intermédiaires. Car à défaut d’avoir institutionnalisé la négociation sociale, sous la Ve République, les syndicats et partis « classiques » déterminent peu les enjeux de l’action publique19. Lobbies, cabinets ministériels et présidentiel dessinent l’agenda institutionnel. Notre fabrique très concentrée des élites y contribue structurellement.
En fait, les instruments de régulation comme les partis, le Parlement, la Sécurité sociale, le CESE, etc., trouvent une visibilité intermittente, lorsque l’exécutif le veut bien : l’espace est relativement ouvert sous F. Hollande, relativement fermé sous E. Macron – avec lequel la marge est d’autant plus faible que la démocratie parlementaire est réduite aux acquêts20. En plus, partis comme syndicats, trop happés par le néocorporatisme à la française, ont perdu en légitimité depuis les années 9021. Les organisations socioprofessionnelles, très occupées à cogérer certains secteurs avec l’Administration, ont déçu des citoyens relégués hors système. Les médiateurs sont donc à la peine et les articulations craquent. Par exemple, la gouvernance de la Sécurité sociale procède moins par arbitrages entre partenaires sociaux. Le dialogue social, déjà peu huilé en France, devient souvent impossible – cf. la nouvelle réforme des ASSEDIC. Le mouvement des Gilets jaunes22 illustre aussi crûment l’usure de la démocratie sociale – scandée par des rites de manifestation et de négociation : ils sont relégués au bénéfice de mobilisations plus éruptives, structurées par la visibilité incandescente qui est liquéfaction de la représentation.
L’opposition partisane suscite, elle, un bruit récurrent portant sur son incapacité à s’unifier autour d’une personnalité et d’un programme crédibles23…
Le RN n’est pas épargné par les affres touchant les partis traditionnels – changement de nom cosmétique pendant les affaires politico-financières et lacunes programmatiques. Certes dirigé par sa probable future candidate, il demeure insuffisamment institutionnalisé – car peu représenté au Parlement et dans les collectivités… Quant à la France insoumise, sa faiblesse territoriale d’une part, ses relations trop conflictuelles avec l’extrême gauche et le PCF d’autre part, diminuent sa force d’entrainement – cf. les municipales. J.-L. Mélenchon parvient semble-t-il à mobiliser des afficionados dans la perspective de la présidentielle 202024. À l’occasion, il a à cœur de rappeler que LFI n’est pas un parti politique… La représentation syndicale comme partisane « classique » est donc en mauvais état.
Elle parvient cependant encore peu après les élections, à imposer quelques priorités visibles pour contenter des soutiens mobilisés : par exemple, N. Sarkozy engage un débat sur l’identité nationale et F. Hollande fait voter le mariage pour tous… Au-delà des alternances, le clivage sociétal sert à masquer la proximité des politiques économiques et sociales. Une fraction des citoyens reste dubitative face à cette évolution ; elle peut être comprise comme une captation illégitime de l’intérêt général, alors que les problèmes de pauvreté, d’inemploi, de mal-être au travail, d’écologie et de santé, font l’objet de régulations cosmétiques…
Sur ce plan, la dynamique de polarisation est beaucoup plus achevée aux États-Unis. Pour les progressistes, les enjeux de mœurs, culturels et écologistes, pour les conservateurs, les enjeux religieux, sécuritaires et migratoires, y trouvent après chaque présidentielle une traduction publique de plus en plus clivante25. Selon M.-P. Fiorina, cette polarisation est d’abord le fait des élites partisanes. Mais l’expérience Trump s’achève sur une fracturation inédite de l’électorat. A.-I. Abramowitz relève lui que la radicalisation « sociétale » des citoyens progresse en fait depuis les années 200026. Les deux grands partis parviennent ce faisant, contrairement à la situation européenne, à affermir le contrôle de leurs publics, et à influencer l’orientation du débat. Le revers de la médaille est la déstabilisation des institutions : il devient impossible de trouver les compromis indispensables au fonctionnement du régime du check and balance. La radicalisation idéologique s’accompagne aussi de violences de rue.
Ce scenario est-il susceptible de concerner la France ? Pendant trente ans, les partis de gouvernement ont centré leurs programmes et perdu en influence électorale : depuis François Mitterrand, aucun président n’a été réélu sur le clivage droite/gauche du fait surtout, de l’illisibilité de l’offre. Mais depuis 2007, la polarisation progressive des candidats « classiques » est aussi paradoxalement responsable de la déprise : N. Sarkozy pousse trop loin le bouchon sécuritaire en 2012 ; F. Hollande heurte son camp avec la politique de l’offre et la déchéance de nationalité en 2017… si bien qu’au second tour, le centrisme y affronte la droite radicale. Dès lors, rien n’interdirait, à terme, une alternance comparable à celle vécue en 2016 aux États-Unis. Qu’imaginer alors en cas d’élection d’un candidat populiste, obligé ensuite de cohabiter avec une majorité parlementaire centriste ?…
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Les partis classiques parviennent peu, désormais, à structurer un débat réduit à un état liquide, alors que les nouvelles formes de mobilisation semblent « déborder » du cadre représentatif. Point d’ancrage, le modèle « habermasien » de l’espace public semble hors de portée.
Olivier Rouquan
Politologue, constitutionnaliste
*Le liquide échappe au contrôle ; il reste visible mais n’est pas lisible. En référence à l’ouvrage de Zygmut Bauman, La vie liquide, Paris, Hachette-Pluriel, 2013.
- Un parti est une organisation-institution souhaitant exercer le pouvoir et pour ce faire, elle est relativement hiérarchisée, régulée par le droit associatif ; un parti sélectionne les représentants, forme des militants et revendique puis diffuse une idéologie ; il obtient une représentativité significative dans les assemblées locales et nationales, en lien avec une lisibilité idéelle. Il est donc en mesure de marquer et d’orienter l’espace public. En deçà d’une telle structuration, une mobilisation politique est un mouvement. ↩
- Jean-Marie Donégani, Marc Sadoun, La Démocratie imparfaite, Paris, Gallimard, 1994. ↩
- Par exemple : Théodore Zeldin, Histoires des passions françaises – tome 4, Paris, Seuil, 1977 et M. Winock, La fièvre hexagonale, Paris, Seuil, 2009. ↩
- B. Fuligni, Petit dictionnaire des injures politiques, Paris, Le livre de poche, 2012. ↩
- Les grands moments de l’éloquence parlementaire : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/7e.asp ↩
- L’espace public est défini comme une arène de discussion et de délibération, où s’inscrivent sur l’agenda les enjeux majeurs, objets du débat collectif. Dans l’idéel moderne, des procédures préalablement connues régulent les échanges et les négociations – pratique du contradictoire et capacité à sceller de raisonnables compromis. L’espace public moderne entretient un lien inextricable avec la quête du Juste et le droit, afin de susciter la confiance et la participation. Cf. entre autres : Jürgen Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard – nrf -, 1997 et Paul Ricoeur, Le juste, paris, Esprit, Le Seuil, 2001. ↩
- Cf. Chloé Morin, Daniel Perron, À quoi servent encore les partis politiques, Paris, Fondation Jean Jaurès, 2019, p. 13 et suivantes. ↩
- Pierre Rosanvallon, Le bon gouvernement, Paris, Seuil, 2015. ↩
- Yann Algan, Elizabeth Beasley, Martial Foucault, Les origines du populisme, Paris, La République des idées, 2019. ↩
- Mariette Darrigrand, Comment les médias nous parlent (mal), Paris, Éd. François Bourin, 2013, p. 41-48. ↩
- Denis Bertrand, Alexandre Dézé, Jean-Louis Missika, Parler pour gagner, sémiotique des discours de la campagne présidentielle de 2007, Presses de Sciences Po, 2007. ↩
- Frédéric Bon, Michel-Antoine Burnier, Les nouveaux intellectuels, Paris, Seuil, 1971. ↩
- En et avant 1998 alors que la liste est nationale comme en 2020, le leader de la liste est le chef de parti, F. Hollande ; en 1994, M. Rocard (idem) ; en 1989, L. Fabius, etc. ↩
- Cf. Olivier Rouquan, « Stratégies présidentielles, constantes, variables et crise de la représentation », Revue Politique et Parlementaire (RPP), n° 1060/1061, juillet-décembre 2011, p. 182-202. ↩
- Frédéric Sawicki, « La présidentialisation contre les partis », https://laviedesidees.fr/La-presidentialisation-contre-les-partis.html ↩
- Olivier Rouquan, op. cit. et Carole Bachelot, « Le PS bouge encore », https://laviedesidees.fr/Le-PS-bouge-encore.html ↩
- Pour la droite : évolution marquée par des changements successifs de noms jusqu’à aujourd’hui – création de Les Républicains en 2015 –, puis par externalisations successives, avec la création de « clubs » soutenant X. Bertrand ou V. Pécresse… ↩
- https://laviedesidees.fr/Municipales-2020- les-partis-politiques-invisibles-et-omnipresents.html ↩
- Relire notamment Bruno Jobert, Pierre Muller, L’État en action, Paris, PUF, 1987. ↩
- Olivier Rouquan, « La démocratie parlementaire a-t-elle un avenir en France ? », Libération, 2 juillet 2017. ↩
- Xavier Crettiez, Isabelle Sommier, La France rebelle, Michalon, 2002. ↩
- Cf. RPP, n° 1090, janvier-mars 2019. ↩
- Aujourd’hui, la primaire trans-partisane est à nouveau revendiquée par certains comme perspective pour l’ensemble des gauches ; Grégoire Biseau, « Faut-il réhabiliter les primaires ? », Le Monde, 19 octobre 2020. ↩
- Il recueille 150 000 parrainages numériques dès le 8 novembre 2020 et annonce sa candidature à la présidentielle. ↩
- Morris P. Fiorina, Ibid. ↩
- Alan I. Abramowitz, The great alignment, Yale University Press, 2019, p. 1-18. ↩