Alors que de nombreuses villes de France relient la capitale à plus de 300 kilomètres heure, l’axe central Paris-Toulouse est peu à peu démantelé. Dans son ouvrage L’Occident-Express, paru en octobre aux éditions Atlande, Jean-François Sabouret, spécialiste du Japon où il a vécu 24 ans, plaide pour un Shinkasen français. Le sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS répond aux questions d’Arnaud Benedetti.
Revue Politique et Parlementaire – Durant toute votre carrière au CNRS vous avez fait des recherches sur le Japon et par conséquent beaucoup écrit sur ce pays. Vous venez de publier un livre sur la France en générale et une région française en particulier. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?
Jean-François Sabouret – J’ai effectivement effectué des recherches sur le Japon où j’ai vécu plus de 24 années. Le livre que je viens de publier est en rapport avec le Japon car il s’intéresse à deux modes de développement du territoire. Ce pays a une stratégie sur le très long terme de lignes de train rapide (les shinkansen) qui veut dire « nouvelle artère ferroviaire principale ». Pour donner un exemple, il a été décidé en 1971 de relier la capitale nationale Tokyo à la capitale septentrionale Sapporo. Ce travail herculéen qui a duré plus de 60 ans sera achevé en 2031. Il convient de noter que les Japonnais auront creusé le plus long tunnel au monde (55 km), plus long que le tunnel sous la manche (50 km). Il faut ajouter que le Japon aura financé entièrement cette ligne qui, par ailleurs, est une excellente vitrine pour le savoir-faire japonais puisque qu’il est en concurrence, avec d’autres pays industrialisés comme la France, pour vendre sa technologie à l’étranger.
RPP – Quel rapport y a-t-il avec la France régionale ?
Jean-François Sabouret – Revenu en France et utilisant assez souvent l’axe Paris-Toulouse, j’ai pu constater que le train circulant sur cette ligne est sensiblement le même que celui que je prenais dans les années soixante. Pire même, il est plus lent. La France, qui a eu des trains bien avant le Japon, est aujourd’hui en retard. J’ai ressenti de l’étonnement, de la tristesse et un peu de colère aussi. On est d’autant plus étonné que lorsque l’on demande aux usagers de cette ligne ce qu’ils pensent d’une ligne à grande vitesse, l’écrasante majorité est bien évidemment pour un TGV Paris-Toulouse. L’étonnement est redoublé quand on sait que le Paris-Toulouse, le mythique Capitole, était parmi les trains les plus rapides d’Europe dans les années soixante.
J’ai donc écrit ce livre pour mesurer le développement du territoire français à l’aune de la politique japonaise en matière de transport rapide, TGV versus Shinkansen.
RPP – Vous ne pouvez pas dire qu’il n’y pas de transports rapides en France. Le réseau commence à être bien maillé.
Jean-François Sabouret – Vous mettez le doigt sur le cœur du problème. Pourquoi certaines villes et régions sont-elles connectées à la capitale et transforment radicalement le rapport au temps et à l’espace des personnes qui, par exemple, font le choix d’habiter en province afin d’améliorer leur qualité de vie et peuvent se loger dans des habitations deux à trois fois plus grandes pour le même prix ?
L’opposition Paris-Province se fait alors dans certains cas au profit de la province. Avec le développement du télétravail un basculement très net s’opère en faveur des régions surtout lorsque celles-ci sont à une heure environ de la capitale ou quand les villes desservies offrent un maximum de services à leurs habitants. Par exemple des personnes font le choix d’habiter Lille, Lyon ou Bordeaux.
Mais dans le même temps, il y a ce que l’on pourrait appeler « les parents pauvres » du développement régional. Le phénomène n’est pas nouveau et certaines villes moyennes appartiennent à ce que les géographes nomment la diagonale du vide. L’affaire devient plus incompréhensible encore quand on constate que les régions oubliées sont celles, centrales, axiales de notre pays, où sont situées les villes de Vierzon, Châteauroux, La Souterraine, Limoges, Brive, Cahors, Montauban avant d’arriver sur Toulouse qui est l’une des villes les plus dynamiques de France. Un TGV Paris-Toulouse en ligne directe pourrait se faire en 2h30 environ.
RPP – Je suppose que l’on a agité l’argument de la rentabilité pour justifier de n’avoir pas construit cette ligne rapide traversant plusieurs régions ?
Jean-François Sabouret – Effectivement et le phénomène est amplifié par le fait que les capitales régionales recevant le TGV ont, de ce fait, bénéficié d’un surcroit d’attractivité. Des entreprises s’installent, de nouveaux habitants viennent y résider. Il est plus facile d’y trouver du travail alors que dans d’autres régions il faut partir ailleurs pour en trouver. Je me demande pourquoi il y a deux développements, deux France et de quelle « disgrâce citoyenne » sont frappés les habitants de la région axiale de notre pays pour qu’on les oublie, certains diront qu’on les méprise ?
RPP – En quoi le Japon vient-il aider votre argumentation dans un tel constat ?
Jean-François Sabouret – Au Japon, il y a un contrat très fort entre les élus et les électeurs. C’est celui du clientélisme avec ses bons et ses mauvais côtés. Le bon côté c’est qu’un député ou un sénateur, quand il se trouve dans la capitale, n’oublie jamais ses électeurs et se bat bec et ongles pour sa ville, sa région. C’est le cas de l’ancien Premier ministre Tanaka Kakuei qui, au début des années 70, a imposé une ligne de shinkansen allant de Tokyo à Niigata et traversant des régions peu peuplées et fortement enneigées une partie de l’année. Très critiqué au début, on reconnait qu’il a eu raison aujourd’hui.
Mon étonnement tient au fait que cette ligne axiale Paris-Toulouse a eu deux élus de poids : Jacques Chirac et François Hollande, soit dix-sept ans en cumulé à la tête de l’Etat. Dans l’Indre on a « bénéficié » de Michel Sapin, ministre des Finances. Mais de TGV : point ! Appartenant à des formations politiques apparemment opposées comme le PS et le LR, ils ont vu arriver il y a presque cinq ans le tsunami de la France en marche (LREM). Sur cette ligne à partir de Vierzon jusqu’à Toulouse on compte une douzaine de députés de LREM. Mais il ne semble pas que des décisions tangibles aient été prises. Mieux même, l’actuel ministre des Transports, élu de Limoges, a-t-il fait avancer le dossier du TGV Paris-Toulouse sans le renvoyer aux prochaines calendes électorales ou en faisant miroiter un transport hyper rapide du troisième type comme le LOOP ?
RPP – Vous semblez critique à l’égard de cette quinzième législature dont les élus vont vraisemblablement se représenter dans quelques mois devant les électeurs.
Jean-François Sabouret – Je ne suis pas un journaliste politique. Chacun son métier. Je me contente de faire un constat et des propositions à partir de ma connaissance d’un autre pays, le Japon. C’est ce que l’on appelle le « benchmarking » je crois. Mon livre L’Occident-Express devait paraître au plus tard au moment du Brexit. La Covid est passée par-là. Simplement on sait tous que c’est le TGV qui sauvera les régions aujourd’hui privées de développement et il serait hautement souhaitable que les candidats qui vont se présenter dans six mois devant les électeurs se positionnent par rapport à ce moyen de transport le plus écologique et s’inscrivant le mieux dans le développement durable.
Bien sûr, ce projet a un coût élevé mais pour commencer l’actuel Premier ministre, M. Castex, pourrait déjà consacrer les 4,5 milliards accordés au projet TGV Bordeaux-Toulouse, dont le maire écologiste de Bordeaux ne semble pas vouloir, au Paris-Toulouse? Ce serait un signe fort car pour l’heure les riverains de l’ancien Capitole voient ce cadeau donné aux grands élus comme une stratégie de contournement. Le même TGV que celui de Bordeaux mettrait Paris à 1h de Châteauroux, 1h30 de Limoges et 2h de Brives. Avec un TGV qui devrait rallier Brives depuis une douzaine d’années, Messieurs Chirac et Hollande n’auraient pas eu besoin de venir en avion et auraient montrer ainsi leur respect pour l’environnement sur les courtes distances.
RPP – On comprend bien votre position qui rejoint le constat de milliers de citoyens-électeurs sur la ligne Paris-Toulouse, mais alors en quoi votre projet est-il utopique et « inspiré » par le Japon ?
Jean-François Sabouret – Il est utopique en ce sens que l’on propose de construire une grande ligne médiane de chemin de fer qui partirait de la capitale de l’Europe, Bruxelles, et traverserait la Belgique, la France, l’Espagne et irait jusqu’à Casablanca, capitale économique du Maroc. Le financement pourrait être européen, national, régional, départemental et individuel, système où les citoyens seraient partie prenante par une participation sous forme de bonds. La France va prendre la direction de l’Union européenne pour six mois. Excellente occasion pour défendre ce grand projet.
De plus on ne construit pas au Japon une ligne de Shinkansen sans imaginer de nouvelles structures, de nouveaux services, une nouvelle réindustrialisation de ces régions. L’ouvrage s’appuie sur des exemples japonais et il peut paraître utopique parce que trop en décalage, peut-être, avec la frilosité gouvernementale actuelle et le manque d’intérêt pour cette ligne de l’ancien Capitole devenant l’Occident-Express.
Jean-François Sabouret
Sociologue
Directeur de recherche émérite au CNRS
Spécialiste du Japon
Propos recueillis par Arnaud Benedetti