Aux élections législatives de juin 2022, la Polynésie française a créé la surprise en envoyant trois députés indépendantistes à l’Assemblée nationale, soit la totalité de son quota. C’est la première fois qu’un tel résultat a été obtenu par le parti indépendantiste.
Les points de force du mouvement indépendantiste
Hormis la question nucléaire, le parti indépendantiste peut bénéficier de plusieurs éléments qui jouent en sa faveur. La situation en Polynésie est loin d’être catastrophique, mais les problèmes sociaux sont importants.
La criminalité y est relativement faible comparée à d’autres territoires ultra-marins, les infrastructures sont correctement entretenues, les administrations et les services publics fonctionnent plutôt bien, mais les rapports de la Chambre territoriale des comptes pointent régulièrement un certain nombre de difficultés.
En l’absence d’un impôt sur le revenu ou sur la fortune, les inégalités sociales sont très élevées et une partie importante de la population vit dans le dénuement. La sécurité sociale souffre de nombreuses faiblesses[1] et la crise du logement est particulièrement visible : de nombreux Polynésiens se contentent d’abris rudimentaires, et certains quartiers ne sont pas sans rappeler les favelas brésiliennes, la violence en moins. Les investissements immobiliers, facilités par un mécanisme de défiscalisation très coûteux pour la métropole (loi Flosse de 1995), se concentrent sur les ménages aisés et le tourisme de luxe, à l’image du projet de Village Tahitien qui prévoit de construire un vaste programme immobilier haut de gamme à partir de 2024[2].
Du reste, il n’est pas rare que les projets finissent en friches, pour le plus grand malheur de l’environnement.
Par ailleurs, la culture clientéliste est très présente : elle est alimentée par l’absence de RSA et d’assurance chômage, ce qui place les gens modestes dans une position de dépendance. En dépit d’efforts conséquents en matière d’éducation, notamment grâce à l’apport des enseignants de métropole, une partie importante de la population demeure sans diplôme. Les subventions aux associations sont menées en dehors des règles élémentaires[3], ce qui n’est pas sans incidence sur la cohérence de certaines activités économiques comme la perliculture[4]. L’administration publique est surdimensionnée, mal gérée et peu dynamique, souffrant d’un fort taux d’absentéisme[5].
Les pouvoirs locaux semblent insuffisamment mobilisés pour lutter contre certains problèmes criants. Déstructurée par une entrée brutale dans la société de consommation, la Polynésie fait face à une véritable épidémie d’obésité, amplifiée par une génétique défavorable.
Si la criminalité est faible, elle a tendance à se développer sur fond de trafics et de consommation de drogue.
Les violences domestiques sont également très courantes, notamment en lien avec la consommation d’alcool. Bien d’autres problèmes pourraient être évoqués comme la congestion routière, la gestion des déchets ou encore l’errance des animaux.
Les défis de l’indépendantisme
Si ces éléments constituent un terreau exploitable par les indépendantistes, ceux-ci doivent néanmoins faire face à trois grands défis. Le premier n’est autre que la définition du peuple maohi. Cette question n’est pas mince car les populations des cinq archipels ont connu des changements considérables depuis l’époque du CEP.
Aux Polynésiens de souche, descendants des premiers habitants arrivés entre le IIème et le IIIèmesiècles de notre ère, se sont ajoutés les Blancs de métropole (les popa’a) et les « Chinois »[6] ainsi qu’une importante population de « demis » (afa) issus des mariages mixtes. Pour compliquer encore la situation, il se trouve que ces trois groupes sont surreprésentés parmi les élites locales, notamment dans le domaine économique.
Sur le plan culturel, l’évangélisation du XIXème siècle a instauré une profonde rupture avec la culture traditionnelle. Si celle-ci reste très présente et fait même l’objet d’un regain d’intérêt depuis quelques années, la francisation est bien avancée, surtout en l’absence d’un statut personnel pour les Polynésiens. La pétanque et la baguette de pain font partie du quotidien, à côté des spectacles de danses et des jeux traditionnels comme les célèbres courses de va’a.
Les langues autochtones n’ont pas disparu, mais elles sont en déclin au profit du français et de l’anglais (l’anglais est d’ailleurs valorisé par les indépendantistes pour mieux s’opposer au français).
Bref, dans une société fortement urbanisée (75% des habitants vivent à Papeete et dans ses environs) où la fécondité a baissé et le niveau d’études augmenté, notamment chez les femmes[7], il est clair que les mentalités ont changé. La notion d’identité polynésienne correspond aujourd’hui à une réalité complexe qui ne reflète qu’en partie l’image idéalisée et figée que veulent promouvoir les indépendantistes.
La position des indépendantistes est devenue encore plus fragile lorsque le gouvernement polynésien a fait adopter une loi de pays qui instaure une préférence locale pour l’emploi. Rendue possible par le statut de 2004, cette loi a été votée par l’Assemblée de Polynésie en juillet 2019. Après passage devant le Conseil d’Etat, qui a annulé l’une de ses dispositions[8], elle a été définitivement adoptée en novembre 2019[9] mais elle n’est entrée en vigueur qu’en octobre 2022, lorsque le gouvernement a publié la liste des métiers concernés[10].
Même si ce texte est complexe et relativement modéré, il met en difficulté le parti Tavini, lui qui a fait de l’emploi local l’un de ses principaux chevaux de bataille. Contraint de s’abstenir lors du vote, il se trouve privé d’un argument majeur quelques mois avant les élections du printemps.
Une Polynésie indépendante, pour quoi faire ?
Le deuxième défi, et non des moindres, est de savoir quels sont les changements qu’amènerait une Polynésie indépendante. Le parti indépendantiste engrange ses succès sur la dénonciation du clientélisme, mais qu’est-ce qui garantit qu’il ferait mieux que les élites actuelles, surtout en sachant que le clientélisme prospère en partie sur l’acceptation par la population ?
Plusieurs signes laissent planer un doute. Le fait que Tematai Le Gayic, l’un des trois députés élus en juin 2022, âgé de seulement de 21 ans, ait commencé sa carrière politique dans le parti de Gaston Flosse, avant de rejoindre le parti indépendantiste, n’est pas de bon augure.
Autre signe troublant : les leaders indépendantistes (Oscar Temaru et Tematai Le Gayc en tête) se sont réjouis du ralliement à leur bannière de l’ancien maire de Papara, membre du parti Tapura d’Edouard Fritch, alors que celui-ci a été condamné par la justice pour prise illégale d’intérêt et abus de confiance dans une affaire de subvention à une association dont il était le président[11].
Oscar Temaru lui-même a été condamné en première instance pour avoir, en tant que maire de Faa’a, accordé des subventions à la radio communale Tefana dans le but de promouvoir l’idéologie son parti, ce qui lui a valu d’être condamné en compagnie du président de l’association et du directeur de la radio[12]. Les hasards du calendrier font que le procès en appel a commencé en février 2023, quelques semaines avant les élections territoriales d’avril. Refusant de demander un énième renvoi, le parti indépendantiste espère exploiter ce procès pour accréditer la thèse d’une persécution politique[13]. L’accusation est toute trouvée : l’Etat veut faire payer à Oscar Temaru la plainte que celui-ci a déposée devant la Cour pénale internationale pour crime contre l’humanité[14].
Plus fondamentalement, les indépendantistes sont peu prolixes sur leurs projets pour la Polynésie.
Que proposent-ils en matière de fiscalité, de politique sociale ou de politique pour le logement ? Par quoi compte-t-il remplacer les énormes subventions directes et indirectes versées par l’Etat français, dont le montant exact reste tabu, pour reprendre un terme issu du tahitien ?
La place de la Polynésie dans l’échiquier mondial
Le troisième défi est d’ordre géopolitique. Dans cette région du Pacifique où montent les tensions entre les deux grandes puissances mondiales[15], le risque est que la Polynésie se contente de changer de mains. Face à une Chine qui avance ses pions[16], une Polynésie indépendante deviendrait une proie trop facile, surtout pour une société qui importe une large partie de sa consommation courante.
Un renoncement de la France est donc hautement improbable.
Tel est d’ailleurs le message qu’a fait passer le président Macron lors de sa visite en juin 2021. « Malheur aux petits, malheurs aux isolés », a-t-il rappelé, tout en prenant clairement position contre un projet faramineux lancé en 2015 : la création d’une ferme aquacole géante sur l’atoll de Hao, soutenu par un groupe chinois prétendument indépendant de son gouvernement[17].
Indépendamment des problèmes environnementaux et économiques que soulève un tel projet[18], on mesure l’habilité tactique de la Chine qui, non contente de faire miroiter un pont d’or, choisit à dessein l’atoll de Hao, autrefois base arrière du CEP, ce qui lui permet de priver la France de tout argument éthique.
De fait, la Chine peut se targuer de donner la priorité au développement économique de la Polynésie, prétendant ainsi se démarquer de la France accusée de ne viser que ses intérêts stratégiques.
Conclusion
Pour des raisons aussi bien géopolitiques que locales, la perspective de l’indépendance paraît aujourd’hui hautement improbable. L’échec du FLNKS en Nouvelle-Calédonie, avec lequel le parti Tavini est en étroite relation, doit servir de leçon : puisque même ce territoire, où les conditions étaient certainement plus favorables, a majoritairement rejeté l’indépendance, il ne fait guère de doute qu’un référendum en Polynésie aboutirait à un résultat encore plus sévère.
Pour éviter de se retrouver dans une impasse, les indépendantistes doivent se demander si, au lieu d’une opposition frontale, une autre stratégie ne serait pas préférable.
Il est clair par exemple que leur discours très négatif sur l’école, décriée comme une entreprise d’endoctrinement colonialiste, a pour conséquence de décourager l’investissement scolaire des familles, déjà souvent défaillantes, ce qui limite l’ascension sociale et empêche de créer une élite autochtone.
De même, la vision mythifiée du peuple que proposent les indépendantistes limite la lutte contre certaines situations problématiques telles que l’obésité, l’alcoolisme, la drogue ou les violences conjugales. En matière de propriété, la pratique ancestrale de l’indivision s’avère paralysante, y compris pour les projets de transition énergétique[19], et il n’est pas sûr que la récente modification législative suffise à résoudre le problème[20].
Surtout, en se contentant de rester dans une posture anticoloniste, les indépendantistes déséquilibrent le système partisan en privant la Polynésie d’une force alternative crédible qui pourrait proposer des solutions concrètes pour améliorer la vie des Polynésiens.
Car les défis sont ici considérables, surtout pour une population qui est menacée par les ravages de l’individualisme et du consumérisme, sans parler des inégalités sociales.
Sortir du clivage autonomistes/indépendantistes suppose aussi que le parti au pouvoir rompe avec ses pratiques anciennes et que l’Etat assume sérieusement son rôle de médiateur et de régulateur. L’instauration d’un nouveau contrat avec les Eglises, basé sur un régime de séparation semblable à celui qui prévaut en métropole, devrait être vu comme une étape nécessaire pour mettre un terme aux ingérences croisées entre la politique et la religion. La Polynésie mérite d’être gérée au nom d’une conception plus exigeante de l’intérêt général, dans laquelle les différents objectifs (développement économique, préservation culturelle et patrimoniale, cohésion sociale, écologie) doivent pouvoir faire l’objet d’un traitement équilibré et consensuel.
Vincent Tournier
Maître de conférences de sciences politiques, IEP de Grenoble
[1] « Collectivité de la Polynésie française : Politique sociale », Chambre territoriale des Comptes de Polynésie française, 4 octobre 2022.
[2] « Quatre investisseurs locaux pour (enfin) construire le Village Tahitien », Polynésie La 1ère, 14 février 2023.
[3] « Collectivité de la Polynésie française : les subventions du Pays aux personnes morales de droit privé », Chambre territoriale des Comptes de Polynésie française, 2 novembre 2022.
[4] « Tahitian Pearl Association of French Polynesia (TPAFP) (Polynésie française) », Chambre territoriale des Comptes de Polynésie française, 28 avril 2022.
[5] « Collectivité de la Polynésie française : Gestion des ressources humaines », Chambre territoriale des Comptes de Polynésie française, 7 juillet 2020.
[6] Trémon (Anne-Christine), « Les Chinois en Polynésie française. Configuration d’un champ des identifications », Etudes chinoises, n°26, 2007.
[7] Venayre (Florent), « L’éducation pas si sentimentale des vahinés », The Conversation, 27 septembre 2017.
[8] Conseil d’État, requête n°433595, 23 octobre 2019.
[9] Loi du Pays relative à la promotion et à la protection de l’emploi local, promulguée le 5 novembre 2019.
[10] « La loi sur la protection de l’emploi local applicable au 1er octobre, 43 métiers concernés », Polynésie la 1ère, 22 septembre 2022 ; « Protection de l’emploi local, on y est », Tahiti Infos, 27 septembre 2022.
[11] « Probité : Le cas Puta’i Taa’e secoue le Tavini », Tahiti Infos, 14 septembre 2022.
[12] « Procès radio Tefana : la défense (se) demande où est la prise illégale d’intérêt ? », Polynésie la 1ère, 1er mars 2023.
[13] « Affaire Radio Tefana : “l’autorité judiciaire est indépendante”, rappelle le procureur général Thomas Pison », TNTV, 23 février 2023 ; « Affaire Radio Tefana : « C’est un règlement de comptes » selon Oscar Temaru », Polynésie la 1ère, 27 février 2023.
[14] « Le Tavini lance sa campagne avec le procès Radio Tefana », Tahiti Infos, 22 février 2023.
[15] Al Wardi (Sémir) et Régnault (Jean-Marc), L’Indo-Pacifique et les nouvelles routes de la soie, Api Tahiti, 2021. Cet ouvrage reprend les actes d’un colloque tenu en 2019 à l’Université de Polynésie française. Voir « Les enjeux de l’Indo-Pacifique par Regnault et Al Wardi », Tahiti Infos, 22 juillet 2021.
[16] Véron (Emmanuel) et Lincot (Emmanuel), « Polynésie française et Océanie : quelles stratégies chinoises ? », The Conversation, 18 juin 2020.
[17] « Hao : le projet aquacole n’est pas à l’eau », Polynésie la 1ère, 2 août 2021 ; « Hao : entre espoirs et inquiétudes, le projet aquacole toujours en suspens », TNTV, 2 mai 2021.
[18] « Collectivité de la Polynésie française : Projet d’aquaculture industrielle de HAO », Chambre territoriale des Comptes de Polynésie française, 8 octobre 2021.
[19] Meyer (Teva), « Quelle transition énergétique en Polynésie française ? », Géoconfluences, 14 septembre 2021.
[20] La loi dit Letchimy sur les successions dans l’Outre-mer, adoptée à l’unanimité le 27 décembre 2018, a été transposée à la Polynésie par la loi du 26 juillet 2019. Elle permet de remplacer la règle de l’unanimité des indivisaires par la majorité des deux tiers (contre la majorité simple pour les régions d’outre-mer).