Le 4 octobre dernier, après un exposé scolaire de l’histoire constitutionnelle française, le Président de la République s’est risqué à dresser ce « courageux » constat de l’état actuel de la désorganisation territoriale du pays : « Mais au-delà de ces collectivités, toute notre architecture territoriale est à repenser, parce que depuis 40 ans, l’idéal de démocratie locale a organisé l’empiétement, la concurrence parfois, la coexistence en tout cas de collectivités et de l’État, parfois des collectivités entre elles, sans que l’écheveau des compétences ne soit réellement tranché. Cette décentralisation inachevée produit de l’inefficacité pour l’action publique. Elle produit aussi de la perte de repères pour nos concitoyens. Qui est responsable de quoi ? Quand et comment sont désignés les dits responsables ? Quel impôt concourt à quel service public ? Une grande majorité de Français ne connaissent plus les réponses à ces questions simples.[1]»
Courageux, ce constat l’est à l’évidence de la part de son auteur, lequel a participé activement depuis plus de dix ans, à la poursuite et même à l’emballement de cette course vers l’abîme. Déjà, en 2007, il avait collaboré à la rédaction du rapport « Attali [2]» en tant que rapporteur adjoint, dans lequel document on considérait ainsi la décentralisation française d’alors : « Conçue pour renforcer la démocratie (au total, on recense près de 500 000 fonctions électives dans ces différentes collectivités décentralisées) et améliorer le fonctionnement administratif, la décentralisation est devenue un facteur de confusion, tant les compétences partagées sont nombreuses et paralysantes, et génératrices de coûts supplémentaires, notamment de fonctionnement. Les redondances et chevauchements de compétences entre les divers échelons territoriaux créent à la fois un éclatement de la responsabilité, la paralysie de la décision, et la déroute de l’administré.»
Toutefois et au-delà des simples mots, de 2012 en tant que secrétaire général adjoint de l’Élysée, puis Président et après avoir occupé un poste ministériel important, les actions auxquelles l’auteur a été associé ont, toutes, concouru à accroître les défauts pourtant connus.
Que ce soit l’artificiel découpage régional, en 2014, les lois incompréhensibles car tellement compliquées – telle que la loi du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l’action publique locale – ou bien la « suppression » de la taxe d’habitation, en attendant la réduction poursuivie de l’imposition des entreprises, tout a accru l’empiétement, la complexité et l’inefficacité, à présent dénoncés.
Mais il faut reconnaître une responsabilité limitée à l’actuel Président, car, contrairement à son avis selon lequel ces défauts dateraient de « 40 ans », le problème du choix de l’organisation territoriale et de la reconnaissance d’un réel pouvoir politique local se pose depuis bien plus longtemps. On pourrait rappeler les savants débats et les tentatives de réforme qui marquèrent la fin de l’ancien régime mais limitons-nous seulement à quelques évocations plus récentes.
D’abord, cette pertinente analyse d’un futur député de la jeune IIIe République, qui avait, dès 1849, posé clairement l’enjeu primordial, à savoir l’équilibre à trouver entre centralisation et décentralisation : « L’unité territoriale, l’unité de gouvernement, de législation et de justice : telle était le but essentiel qu’il fallait atteindre, sans vouloir le dépasser. L’immixtion incessante du pouvoir dans les affaires locales les plus personnelles, sa participation administrative, directe et continuelle, dans les moindres intérêts des provinces et des communes, ont dénaturé la centralisation, et, imprimant à la marche des affaires une déviation fâcheuse, ont détruit l’esprit public, appauvri les provinces, qui commencent enfin à s’indigner de cette absorption despotique. C’est donc par une déviation d’un principe excellent en soi, que le pays a été amené à cette position désormais intolérable.[3]»
Que n’aurait-il à dénoncer la funeste idée contemporaine de « différenciation » qui ne peut qu’accentuer la dégradation de l’édifice national !
Près de 70 ans plus tard, après bien des réflexions et d’autres réformes, on en était toujours au même point, ou presque, puisque le Président de la République de l’époque chargeait une commission de faire de nouvelles propositions, parce que : « Les transformations profondes que connaît la société française depuis la Libération ont exercé leurs effets sur la vie locale. Elles ont entraîné, de la part de la population, des exigences accrues en matière de services collectifs et ont donné naissance à une aspiration nouvelle des citoyens à participer à la gestion de leur quartier, de leur village, de leur cité. Or, nos institutions locales, conçues pour l’essentiel au siècle dernier, ne répondent qu’imparfaitement à ces besoins.[4]»
D’une majorité à l’autre, les suggestions du rapport « Guichard » ont alimenté le travail parlementaire tout au long de la fin des années ‘70 et la décennie suivante… sans parvenir à résoudre durablement les difficultés, puisque, 20 ans plus tard, une autre commission constatait à nouveau que : « L’organisation territoriale de la France est ancienne, complexe, faite de sédiments successifs accumulés en fonction des époques. Elle a permis des progrès notables vers la décentralisation. Elle est démocratique, reposant largement sur le suffrage, laissant une grande liberté de gestion aux élus locaux. Les principes sur lesquels elle a été bâtie doivent être préservés. Elle est marquée aussi par des défauts qui, année après année, apparaissent aux yeux de tous : sa complexité, son coût, l’insuffisante solidarité entre les territoires, la difficulté de répondre aux besoins des populations. Le sentiment se répand que les choses ne peuvent continuer ainsi : les collectivités jouent un grand rôle dans le développement économique de notre pays, elles pourraient en jouer un plus grand encore si elles étaient modernisées dans leurs structures, leurs compétences et leur financement. Les Français, aussi attachés soient-ils aux libertés locales, aussi proches de leurs élus, aussi résolus à voir respecter leur liberté d’action, sont conscients des réformes indispensables qu’il convient d’apporter à un système vieilli et qui ne répond plus à leur attente.[5]»
Non seulement, notre pays est sans doute le recordman mondial du nombre de Constitutions et de leurs modifications, mais encore, nous avons accumulé depuis des dizaines d’années, voire plus, les rapports, suggestions et propositions en tous genres, sans progresser de manière déterminante dans le sens du développement de la démocratie, des libertés et de l’efficacité de l’action publique, bien au contraire.
Aussi, combien peut paraître futile l’intention présidentielle ainsi exposée: « Il nous faut les (les élus locaux) aider à agir mieux, parfois, lorsque c’est nécessaire, à adapter les normes à leur donner plus de liberté, mais laquelle doit aller avec plus de responsabilité et de clarté démocratique. Pour toutes ces raisons, j’ouvrirai ce chantier d’une nouvelle étape de la décentralisation avec l’ensemble des forces politiques et en coordination étroite avec le président du Sénat et la présidente de l’Assemblée nationale.»
Tout cela a été fait et refait et, toujours, sans que les citoyens ne soient placés au premier plan des préoccupations. Alors, à quoi bon forcer des portes ouvertes, au risque qu’elles ne vous claquent au nez ?
Hugues Clepkens
[1]Discours du Président de la République devant le Conseil constitutionnel, 4 octobre 2023
[2]Rapport de la Commission pour la libération de la croissance française, 2007.
[3]De la décentralisation ou Essai d’un système de centralisation politique et de décentralisation administrative, p. 144, Louis Florent-Lefebvre,1849, Gallica.
[4]Lettre de mission du Président de la République, Valéry Giscard d’Estaing à Olivier Guichard, président de la commission de développement des responsabilités locales, 26 novembre 1975
[5]Rapport du Comité pour la réforme des collectivités locales, présidé par Édouard Balladur, au Président de la République en date du 5 mars 2009