Conseiller de Gaston Defferre de mai 1981 à novembre 1982, puis directeur général des collectivités locales jusqu’en 1986, Éric Giuily a eu la responsabilité de préparer et d’assurer la mise en œuvre du premier projet de loi de décentralisation. La Revue Politique et Parlementaire l’a rencontré.
Revue Politique et Parlementaire – L’échelon communal tel que nous le connaissons, est-il selon vous dépassé ? Que faut-il faire ?
Éric Giuily – Dans les zones rurales, les petites communes souffrent d’un manque cruel de moyens et les élus ne disposent pas des ressources nécessaires pour exercer leurs compétences. Dans les zones urbaines, ce sont les limites communales qui ne correspondent plus aux enjeux de la vie collective, c’est au niveau de l’agglomération, au sens non institutionnel de ce terme, que les sujets doivent être traités. Dans le premier cas, il faut se regrouper pour mettre en commun les moyens, dans le second pour régler en commun les problèmes. Mais dans l’une et l’autre de ces deux situations, qui sont le lot commun de nos territoires, on doit sortir de l’échelon communal. Celui-ci est-il pour autant dépassé ? Rien n’est moins sûr si on prend en compte la réalité de la vie collective. À qui s’adressent en priorité les citoyens lorsqu’ils font face à une difficulté ? À leur maire. Qui est en première ligne chaque fois qu’il y a une catastrophe naturelle ou un accident grave ? Le maire. Sur qui Emmanuel Macron s’est-il appuyé pour renouer le dialogue avec les Français face à la crise des « gilets jaunes » ? Les maires ! Notre République a plus que jamais besoin d’eux.
Il faut donc concilier regroupement pour atteindre la taille critique et renforcement du rôle de proximité du maire.
Un « en même temps » difficile à mettre en œuvre mais indispensable, incontournable.
RPP – N’y a-t-il pas une course au gigantisme (intercommunalités XXL, métropoles, grandes régions) préjudiciable à la qualité du lien démocratique entre citoyens et dirigeants politiques ?
Éric Giuily – Aux trois niveaux de collectivités territoriales, communes-départements-régions, se pose cette question de la taille la plus adaptée, compte-tenu de l’évolution de la démographie et des enjeux économiques, sociaux, environnementaux de la vie collective. Cela conduit à des regroupements synonymes d’éloignement et donc d’affaiblissement potentiel du lien avec les citoyens. Mais ce n’est pas une fatalité. D’abord, il faut appliquer le principe de l’élection au suffrage universel direct à tous les niveaux, de manière systématique. Le scrutin de 2020 va marquer de ce point de vue un progrès indéniable. Par ailleurs, plus la collectivité est grande, plus elle doit garder des relais locaux, de proximité territoriale, des échelons de déconcentration. Enfin, il est plus que jamais nécessaire de mettre en place des mécanismes et procédures d’association des citoyens à la conception des projets et à la préparation des décisions.
RPP – Sur le plan institutionnel, pourquoi et comment conserver une présence territoriale de proximité, y compris départementale ?
Éric Giuily – Contrairement à ce qu’affirment beaucoup d’élus et d’observateurs, je pense que la création des grandes régions ne supprime pas du tout la nécessité de regroupement au niveau des départements et de rationalisation entre ceux-ci et les plus grandes intercommunalités, notamment les métropoles ou les communautés d’agglomération les plus urbanisées. Mais ceci doit être fait au cas par cas, en fonction de la situation et des enjeux locaux. Je suis pour une carte territoriale à la carte. Dans les zones urbanisées, on peut supprimer les départements, dans les zones rurales, il faut les garder, quitte à les regrouper, pour tenir compte des distances et de la nécessité de conserver un maillage territorial suffisant.
Même dans un monde hyper-connecté, la proximité géographique est une nécessité.
C’est à l’évidence une attente des citoyens, on l’a bien vu lors du Grand débat. En tout état de cause, une évolution des structures ne doit pas résulter d’une décision du pouvoir central. Il faut inciter mais surtout pas essayer d’imposer. Faisons confiance aux acteurs locaux…. et au poids des nécessités.
RPP – Au-delà des enjeux d’ingénierie institutionnelle, que pensez vous de la nécessité d’attribuer une autonomie fiscale aux échelons décentralisés ? Serait-elle gage d’une meilleure autonomie et gestion ?
Éric Giuily – Je vais vous surprendre mais je ne pense pas que redonner plus d’autonomie fiscale aux collectivités territoriales soit une priorité dans l’immédiat, compte-tenu de la situation de notre pays. L’urgence, c’est de réduire la fiscalité qui pèse sur les entreprises, notamment les impôts de production, et les prélèvements obligatoires sur les personnes physiques. Cela ne plaide pas en faveur d’une plus grande autonomie fiscale des collectivités locales. On pourra se poser la question quand nous aurons rétabli nos grands équilibres économiques.
RPP – Enfin, bientôt quarante ans plus tard, que pensez vous de ce qu’est devenue la décentralisation ? Une conception gestionnaire ne s’est-elle pas, là aussi, substituée à une conception politique ? Avec quelles conséquences ?
Éric Giuily – En 1981, pour les pères de la décentralisation, celle-ci avait une dimension éminemment politique : il s’agissait de mettre un terme à l’hégémonie du pouvoir central, de permettre un meilleur équilibre entre majorité et opposition nationales, donner le pouvoir aux élus et rapprocher la décision des citoyens.
En près de quarante ans, la France s’est profondément transformée, le pays s’est équipé et modernisé, les infrastructures comme les services publics locaux ont atteint un niveau sans précédent. La décentralisation engagée par Gaston Defferre, avec le soutien de François Mitterrand et l’appui très actif de Pierre Mauroy, a largement contribué à cette évolution. Cependant, elle s’est traduite moins par un retrait de l’État que par un empilement de structures locales aux compétences mal définies et souvent concurrentes, avec pour conséquence une forte augmentation du nombre des fonctionnaires locaux et des prélèvements obligatoires. Et, plus fondamentalement, elle n’a pas modifié le rapport des citoyens avec le pouvoir politique. Une gestion s’est substituée à une autre sans que cela se traduise par un changement dans leur participation à la vie collective.
Éric Giuily
Président-fondateur du cabinet CLAI
Maître des requêtes honoraire au Conseil d’État,
Ancien conseiller technique du Cabinet puis directeur d’administration centrale au ministère de l’Intérieur (1981-1986)
Propos recueillis par Olivier Rouquan