Choqués par la décision de suppression de l’ÉNA dont ils préparent actuellement le concours d’entrée, 103 candidats ont constitué un collectif, le collectif « Jean Bodin » et rédigé la tribune qui suit. Ils souhaitent conserver l’anonymat pour ne pas hypothéquer leurs chances aux concours de la haute fonction publique à laquelle ils sont très attachés, comme à l’État. À la suite de mes prises de position dans les médias pour défendre notre grande école républicaine du service public reconnue internationalement, ils se sont tournés vers moi. J’ai accepté de relayer leur texte important et nécessaire. Le voilà.
Éric Anceau, Sorbonne Université, historien et auteur des Élites des Lumières au grand confinement (Passés Composés, 2020)
Nous sommes un collectif de candidates et de candidats préparant les concours administratifs et notamment celui de l’ENA en 2021. Très surpris par la récente annonce du Président de la République, nous souhaitions réagir pour montrer que ce modèle, qui a structuré nos choix d’études, n’est pas dérisoire.
Tout d’abord, nous ne comprenons pas cet empressement soudain ni ces contradictions. En février dernier, le Président avait annoncé la création d’une voie « Talents » dédiée aux jeunes d’origine sociale modeste, dont beaucoup d’entre nous font partie. Il s’était d’ailleurs exprimé pour un maintien de l’École dans cette perspective. C’était un horizon clair, juste et salué par l’ensemble des préparationnaires. Quelle est alors la logique qui consiste à vouloir fermer une école dont on a souhaité faciliter l’accès juste avant ?
Si l’objectif de diversification dans l’accès à la haute fonction publique paraît juste, personne ne voit l’intérêt de supprimer l’ENA pour l’atteindre. Faut-il encore rappeler que l’enjeu de la diversité sociale se pose tout autant dans les grandes écoles d’ingénieurs et de commerce, qui concentrent d’ailleurs beaucoup moins d’élèves boursiers que l’ENA ? En bref, cette décision ne changera absolument rien au problème de l’ascenseur social en France. Elle ne répondra, en outre, que de manière anecdotique aux critiques adressées à la formation des hauts fonctionnaires.
En pleine crise sanitaire, à l’heure où les étudiants sont touchés par le mal-être et la précarité – qui affectent pleinement les candidats aux concours qui font de nombreux sacrifices pour se consacrer à leur préparation – il y avait sûrement mieux à faire que de supprimer un établissement d’enseignement supérieur parmi les plus attractifs de France. L’ENA a connu son record de candidatures en 2020, montrant à quel point les 1 775 inscrits, pour 83 reçus, étaient attachés à son existence.
Bien loin d’une quelconque démocratisation, cette réforme aura surtout pour conséquence d’appauvrir la haute fonction publique. L’ENA est une marque reconnue nationalement et internationalement, elle s’inscrit dans une longue tradition de formation de grands commis de l’Etat – et non de politiques – qui ont inspiré des générations entières. L’ENA est un symbole républicain, une reconnaissance de la réussite par le travail et l’engagement public. Sa devise « servir sans s’asservir » résume à elle seule toute la noblesse du service public dans notre pays. En somme, ce qu’on reproche à l’ENA ce n’est pas d’être ce qu’elle est mais ce qu’elle produit ou projette.
Supprimer l’ENA c’est fermer une porte au lieu d’en ouvrir, c’est démolir quand on peut construire, c’est renforcer pour toujours cette culture de « caste » tant décriée.
C’est enfin faire croire, de manière très anachronique, que la disparation d’une institution voulue par le général de Gaulle serait le remède à la colère sociale du XXIe siècle.
Par ailleurs, la logique même du tracé de la réforme pose question. On nous dit qu’elle est faite pour empêcher l’accès direct aux grands corps, un objectif louable et souvent réclamé par les candidats et les élèves eux-mêmes, mais quelle est cette névrose française qui consiste à penser que remplacer des sigles permettrait d’aboutir à des changements profonds ? Au mieux, ce ne sera qu’une mutation cosmétique ; au pire, cela délitera l’attractivité d’une école d’excellence du service public, en faveur d’élites privées dont la mission n’est pas d’œuvrer pour l’intérêt général.
De manière plus pratique encore, le concours de l’ENA est maintenu en 2021 tandis que l’école est supposée disparaître en janvier 2022 pour être remplacée par l’ISP. Les candidats admis cette année seront donc bien admis à l’ENA mais ne pourront pas l’intégrer. On nous demande donc de préparer un concours – déjà très exigeant – pour une école qui n’existe pas encore et dont nous ne connaissons ni les modalités concrètes ni la formation proposée. Tout cela saupoudré par une recherche « d’efficacité » et de « changement de logiciel ». Du jamais vu pour n’importe quel préparationnaire.
Beaucoup de choses sont à faire, que ce soit pour diversifier les profils, les carrières ou renforcer les compétences des hauts fonctionnaires. Des solutions existent, certaines ont d’ailleurs été adoptées récemment par l’ENA, mais le couperet d’une suppression vient tout remettre en cause. Elle angoisse, questionne et atténue grandement la motivation des jeunes générations à vouloir servir l’État. Cette jeunesse qui, si on continue de la mépriser, finira par se désintéresser totalement de la chose publique et peut-être même bientôt de la France.
Enfin, nous pensons qu’il ne faudrait pas confondre le temps de la réforme avec celui de la campagne présidentielle. Il ne servirait à rien de sacrifier une école et des élèves pour faire plaisir à de vieilles lubies. Le changement, ce n’est pas de reprendre d’anciennes idées mais, au contraire, d’en proposer de nouvelles pour s’adapter aux réels enjeux présents comme futurs.
Nous sommes prêts à nous engager, en tant que candidats et futurs hauts fonctionnaires, à travailler en ce sens. Nous espérons prouver que les nouvelles générations d’« aspirants-énarques » sont tout sauf des jeunes gens qui manqueraient de pragmatisme, d’esprit d’initiative ou de courage. Encore faudrait-il nous entendre.
Collectif « Jean Bodin »