Contrairement à ce qu’on entend depuis le 9 juin, il n’y a rien dans la Constitution pour dire comment opérer si l’Assemblée nationale rejette la loi de finances initiale, lorsque le projet de loi de finances a été déposé en temps utile. Pour autant, il n’est pas interdit d’imaginer, au-delà des strictes prévisions textuelles, des remèdes à cette situation. La continuité de la vie de la Nation, valeur constitutionnelle suprême, le justifierait.
Ce lundi 1er juillet, compte tenu du nombre de « triangulaires » (circonscriptions où un troisième candidat peut se maintenir au second tour, parce qu’il a atteint le seuil de 12,5 % des inscrits), annoncées dimanche prochain, les projections en sièges font apparaître la possibilité d’une Assemblée nationale dont ne se dégage aucune majorité. Deux pôles – dominé chacun par ses radicaux – écraseraient le bloc central. Aucun bloc ne serait en mesure à lui seul de former un gouvernement parce qu’un tel gouvernement serait rapidement renversé par les deux autres blocs, rivaux, mais alliés contre le troisième. Le refus de certaines formations (même disposant d’une majorité relative) de participer au gouvernement serait une deuxième source de blocage. Une troisième source de blocage serait l’impossibilité d’une coalition majoritaire, en raison des incompatibilités mutuelles entre les trois blocs.
Nous nous retrouverions donc avec une chambre ingouvernable et un gouvernement introuvable. Sauf, pour le Chef de l’Etat, à nommer un Premier ministre et des ministres techniciens, chargés de régler les affaires courantes.
Certains de nos voisins (Italie, Belgique) ont provisoirement connu un « gouvernement d’experts », faute de majorité parlementaire. Toutefois, même avec ce palliatif, la situation (qui devrait durer au moins un an, en raison de l’impossibilité constitutionnelle de redissoudre dans l’année suivant les élections législatives des 30 juin et 7 juillet 2024) entraînerait une série de blocages pour le fonctionnement des pouvoirs publics. Le moindre ne serait pas que, le 31 décembre, la France n’ait pas de budget. Comment en sortir ?
Voyons d’abord ce que dit la Constitution lorsque la loi de finances ou la loi de financement de la sécurité sociale n’a pas été adoptée avant le 31 décembre. En dehors du cas du dépôt tardif du projet de loi de finances de l’année (nous y reviendrons), elle ne traite ce problème que dans une hypothèse : celle dans laquelle le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de 70 jours après le dépôt du projet de loi de finances (cinquante jours pour les lois de financement de la sécurité sociale). Les dispositions du projet peuvent être alors mises en œuvre par ordonnances en vertu des articles 47 et 47-1 de la Constitution. Le recours aux ordonnances n’est donc pas prévu par la Constitution dans le cas où le Parlement s’est prononcé et que l’Assemblée nationale a rejeté le texte.
La loi organique relative aux lois de finances (LOLF) prévoit quelques autres hypothèses exceptionnelles, notamment celle où la loi de finances de l’année ne peut être promulguée en raison d’une décision du Conseil constitutionnel. Dans ces cas, l’article 45 de la LOLF organise des procédures spéciales. Mais aucune de ces procédures ne permet au gouvernement de contourner le Parlement.
Tel est l’inquiétant constat. Contrairement à ce qu’on entend depuis le 9 juin, il n’y a rien dans la Constitution, ni dans la loi organique, pour dire comment opérer si l’Assemblée nationale rejette la loi de finances initiale – ou la loi de financement de sécurité sociale pour l’année à venir -, lorsque l’un et l’autre de ces projets de loi ont été déposés en temps utile (octobre).
Un vote négatif en dernière lecture (comme cela s’est produit pour la loi de règlement 2022 à deux reprises), ne peut donner lieu à ordonnances.
Certes, le gouvernement, quelle que soit la composition qu’il présenterait (monocolore, pluraliste ou technique), pourrait engager sa responsabilité sur la base de l’article 49, alinéa 3, de la Constitution (ce qui ne manquerait pas de sel venant d’un gouvernement de gauche ou RN, dont les dirigeants ont si âprement dénoncé le « 49 3 » depuis deux ans). Mais une coalition d’oppositions hostiles, représentant une majorité absolue de députés, peut, en réponse à l’activation du « 49-3 », voter une motion de censure et faire ainsi d’une pierre deux coups : renverser le gouvernement et rejeter la loi de finances ou la loi de financement de la sécurité sociale. L’article 49, alinéa 3, n’est une arme absolue, entre les mains du gouvernement, que lorsqu’il n’existe pas une majorité absolue de députés résolus à le renverser. Mais elle peut revenir en boomerang contre le Premier ministre. Il s’en est fallu de huit voix pour que l’une des motions portant sur la loi relative aux retraites n’emporte le gouvernement Borne.
L’hypothèse que nous examinons ici est différente de celle du « shutdown » à l’américaine, qui est un refus de vote des crédits par le Congrès dans les délais annuels et traduit la mauvaise humeur d’une majorité parlementaire face à la politique conduite par le Président. La séparation des pouvoirs étant conçue aux USA comme un mur séparateur entre Exécutif et Congrès, le budget fédéral est un peu comme un ballon que se renvoient le Congrès et l’Exécutif d’un côté du mur à l’autre. Au travers de l’impoundment, le Président peut modifier l’application du budget qui lui est renvoyé par le Congrès et refuser d’exécuter une partie des crédits votés. Avec le shutdown, le Congrès retient le ballon. Malgré ses graves inconvénients concrets, le shutdown ne bloque pas irrémédiablement le fonctionnement de l’Etat. Il est un bras de fer qui suspend le vote du budget, sans impliquer la fermeture de toute l’administration fédérale, ni entraver la vie administrative des Etats fédérés.
Plus bloquant serait en France un vote final de rejet d’une loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Il n’y aurait plus d’autorisation de percevoir l’impôt, plus de dépenses publiques, plus d’autorisation d’emprunt …
On peut donc imaginer un scénario où les oppositions – fussent-elles en désaccord profond entre elles – voteraient contre une loi financière initiale ou adopteraient une motion de censure en réponse à un engagement de responsabilité sur une loi financière (initiale ou rectificative). La Constitution ne fournit pas de panacée contre un tel blocage.
Pour autant, il n’est pas interdit d’imaginer, au-delà des strictes prévisions textuelles, des parades à l’absence de budget. La continuité de la vie de la Nation, valeur constitutionnelle suprême, le justifierait.
Sous les précédentes Républiques, on a parfois voté des « douzièmes d’exécution provisoires » (« douzièmes provisionnels »). Chaque douzième correspondait à un mois de crédit, calculé sur la base annuelle minimale jugée indispensable par le gouvernement pour permettre le fonctionnement de l’Etat dans les conditions de l’année précédente. La Vème République avait voulu abolir de telles pratiques peu conformes à la nécessaire prévisibilité de l’action publique. Mais, à deux occasions particulières, elles ont été remises à l’ordre du jour.
La première est ancienne. En 1962, à la suite de la dissolution, la date des élections des 18 et 25 novembre rendait impossible l’adoption de l’intégralité de la loi de finances pour 1963 avant la fin de l’année 1962. Le 22 décembre 1962, fut votée la première partie de la loi de finances, fixant les recettes. Puis intervinrent les décrets de répartition des crédits et un décret d’avances. Le 8 janvier 1963, s’ouvrit le débat sur les dépenses, qui aboutit le 23 février. A l’époque, l’opposition ne pouvait pas saisir le Conseil constitutionnel.
Le deuxième cas remonte à 1979. Le 24 décembre 1979, la loi de finances pour 1980 a été annulée par le Conseil constitutionnel. Le gouvernement avait alors soumis en urgence au Parlement un texte prolongeant provisoirement l’exercice budgétaire précédent. Le 30 décembre, le Conseil constitutionnel jugea cette loi provisoire, malgré son caractère inédit, « nécessaire pour assurer la continuité de la vie nationale ». Cette souplesse ne bénéficie pas aux lois de règlement, car elles ne comportent pas « l’intervention des mesures d’ordre financier commandées par la continuité de la vie nationale » (CC, 24 juillet 1985). Mais elle aurait été sans doute retenue par le Conseil constitutionnel pour le précédent de 1962.
En cas de rejet de la loi de finances pour 2025, Le gouvernement pourrait donc faire voter un texte d’attente.
Ce texte requiert toutefois, que ce soit en tirant tout le parti possible de l’article 45 de la LOLF ou en invoquant l’exigence de « continuité de la vie nationale », une loi spéciale, autrement dit une approbation parlementaire. Si les députés n’ont pas perdu tout sens des nécessités, ils devraient pouvoir voter une loi de finances provisoire, vidée de toute aspérité conflictuelle et se bornant à permettre à la machine de l’Etat de continuer à fonctionner. Mais que se passerait-il si l’Assemblée rejetait tout budget, fût-il de simple reconduction de l’existant ?
Une façon de parer à ce mauvais vouloir est envisageable. Le budget ayant été rejeté, le gouvernement en présenterait un nouveau, que sa tardiveté empêcherait d’être promulgué avant la fin de l’exercice. On se trouverait alors dans l’hypothèse visée au quatrième alinéa de l’article 47 de la Constitution : « Si la loi de finances fixant les ressources et les charges d’un exercice n’a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice, le Gouvernement demande d’urgence au Parlement l’autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés. » Cependant, même en recourant à ce stratagème, le gouvernement devrait recueillir l’assentiment de la majorité des députés sur un point au moins : la continuation de la perception des impôts. Quant à elle, l’ouverture des crédits correspondant aux services votés se ferait par décrets. Par décrets et non pas par ordonnances. La différence n’est pas mince : le décret ne nécessite pas la signature du Président de la République, tandis que l’ordonnance est un acte du Chef de l’Etat et celui-ci peut refuser de la signer (cela été le cas sous la première cohabitation).
Dernière extrémité : l’article 16 de la Constitution. Il n’a sans doute pas été conçu dans la perspective d’un blocage budgétaire, mais pourrait-il servir à traiter ce cas ? La question est inédite. A première vue, on ne peut qu’adhérer à ce qu’écrit Bernard Tricot qui évoque l’hypothèse du déclenchement des pouvoirs spéciaux à la suite d’une dissolution envoyant à l’Assemblée une majorité hostile au Président : « ce n’est pas pour permettre à un pouvoir de l’emporter sur l’autre que l’article 16 a été écrit. Cet article ne doit pas être un instrument de combat entre les pouvoirs publics ». Ce qu’avaient à l’esprit les fondateurs de la Vème République en rédigeant l’article 16, c’étaient en effet des situations insurrectionnelles ou des crises militaires paralysant le fonctionnement normal de l’appareil d’Etat.
Certes, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics, dont notre Constitution prévoit que le Président est le garant (article 5), peut être sérieusement affecté par des votes budgétaires négatifs, alors surtout que l’arme de la dissolution est inutilisable pendant un an. Le déclenchement de l’article 16 n’en est pas moins soumis à deux conditions cumulatives : les institutions de la République ou l’exécution des engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate ; le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu. Objectivement, cette seconde condition serait remplie par le risque imminent de disparition des crédits de fonctionnement des administrations de l’Etat. Mais la première condition d’application de l’article 16 peut-elle être regardée comme satisfaite du seul fait de l’absence de budget ? Et l’usage des pouvoirs spéciaux par le Chef de l’Etat ne serait-il pas, dans cette hypothèse, hors de propos autant que disproportionné ? Qu’en dirait le Conseil constitutionnel, auquel l’article 16, modifié en 2008 pour renforcer ses pouvoirs, confie la supervision de la mise en œuvre des pouvoirs spéciaux ? Le Chef de l’Etat ne s’exposerait-il pas à être destitué par le Parlement constitué en Haute-Cour en application de l’article 68 de la Constitution ? Et comment réagirait un pays enfiévré ? La République s’enfoncerait inexorablement dans la terra incognita à laquelle elle a abordé le 9 juin.
La dissolution, les pouvoirs d’exception, le vote bloqué et le « 49 3 » ont permis jusqu’ici à la Vème République de doubler nombre de caps périlleux. Mais de tels instruments peuvent aussi aggraver la crise que nous traversons, qui est à la fois une crise politique, une crise de régime et une crise de société.
Que nos institutions aient surmonté tant d’épreuves militaires, sociales et institutionnelles (guerre d’Algérie, mai 1968, alternances, cohabitations, mouvements sociaux divers …) ne garantit pas qu’elles soient indestructibles. La société française est, comme jamais, divisée contre elle-même. Une assemblée parlementaire peut tempérer ces divisions en les canalisant par une règle du jeu communément acceptée. Mais que devient la République si l’éclatement de la société affecte la Représentation nationale au point de lui faire récuser les règles garantissant la continuité de l’Etat ?
Jean-Pierre Camby, professeur associé à l’université de Versailles Saint-Quentin
Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel
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