Marie-Christine Armaignac, ancienne élève, promotion Léonard de Vinci, 1983-1985, Chargée de mission pour l’égalité entre les femmes et les hommes, Confédération internationale des anciens de l’ENA et de l’INSP, nous livre une analyse sur ce que représente le principe d’égalité entre les femmes et les hommes pour les anciennes élèves de l’ENA et de l’INSP.
A sa création, l’ENA représentait pour les femmes une promesse théorique d’émancipation
Dès sa création en 1945, l’ENA, contrairement aux autres grandes écoles, était mixte, ainsi que son association d’anciens. Au demeurant, pouvait-on espérer que la parité dans l’accès au concours, puis dans le déroulement des carrières, fût effective, à une époque où l’idée de l’égalité entre les femmes et les hommes n’était pas encore pleinement intégrée dans la société ?
Consacrée aux femmes passées par l’ENA depuis 1945, la thèse « Enarques et femmes » d’une sociologue de l’EHESS, Elsa Favier, offre une analyse précise de la façon dont l’ENA a « formé et transformé » les jeunes femmes qui ont choisi cette école.
Cette thèse s’appuie sur une enquête ethnographique et statistique, incluant des entretiens et des observations du travail ainsi qu’une base de données constituée sur les trajectoires de 2 000 élèves passées par l’école entre 1975 et 2000.
Les statistiques font ressortir que, s’il y a eu très peu de femmes reçues à l’ENA entre sa création et les années 70, un retournement assez spectaculaire a eu lieu dans ces années 70, avec l’accession de femmes de catégorie sociale supérieure, que la thèse présente comme des « héritières » ou des femmes déjà diplômées et soucieuses d’échapper au déclassement auquel certains de ces diplômes pouvaient conduire, notamment ceux de la filière de l’enseignement.
Mais, jusqu’aux années 90, de fortes inégalités sexuées persistaient dans le classement de sortie, qui se sont atténuées par la suite, au point que la presse a pu, depuis quelques années, commenter les performances des femmes jusque dans l’accès aux grands corps.
Au demeurant, la thèse évoque le fait que les stéréotypes de genre incitent souvent les femmes à s’orienter vers des ministères peu prestigieux mais censés leur être plus accueillants, notamment dans la perspective de l’organisation de leur vie familiale. D’autre part, un phénomène d’éviction assez fort affecte des métiers où la mobilité géographique est présentée comme indispensable.
Les observations qualitatives de la sociologue se concentrent sur cette phase décisive que constitue la période de stage administratif, et déclinent les modalités selon lesquelles les femmes sont invitées à mettre entre parenthèses leur féminité ou du moins à adopter un style de féminité admis dans les classes supérieures.
Ces visions « en gros plan » de moments cruciaux dans la sélection des femmes montrent les résistances, nourries de biais comportementaux, qui font que la progression de la place des femmes dans les élites administratives, certes réelle, n’a pas encore permis d’atteindre la parité.
Dans la haute fonction publique, la prise de conscience de la nécessité de se mobiliser pour l’égalité a été tardive
Le modèle idéal d’un fonctionnaire dépourvu de toute assignation d’origine et l’affirmation théorique d’une égalité des droits indifférenciée ont longtemps fait obstacle à la reconnaissance d’une spécificité féminine. La fonction publique est donc restée à l’écart de la « deuxième vague » du féminisme qui traversait la société entre 1960 et 1980.
A partir de 1995, la production croissante d’analyses sociologiques, ainsi que la constitution de réseaux professionnels féminins dans le secteur privé ont incité, au sein de l’AAEENA, association des anciens de l’ENA, à se poser la question de la parité.
Alors le discours officiel de la réforme de l’Etat, mise en exergue dans le cadre du « new management », a constitué dans les années 2000 une opportunité pour les femmes fonctionnaires de mettre en avant le thème de l’égalité comme appui à la performance, sans risquer la réprobation de l’entourage. Un discours « féminin », mais qui ne se présentait pas comme féministe, pouvait alors s’exprimer.
C’est finalement en 2006 qu’une Commission Femmes a été créée au sein de l’AAEENA, afin de promouvoir l’égalité des chances au concours, ainsi que dans la carrière professionnelle.
A partir de la fin des années 2000, une politique volontariste des pouvoirs publics s’est mise en place avec le soutien des associations de femmes, du public et du privé, fédérées au sein du réseau 2GAP à partir de 2020.
La question des droits des femmes étant bien admise dans le débat public et figurant notamment dans les programmes électoraux, un espace s’est ouvert, permettant aux associations de femmes d’intervenir avec plus de visibilité dans le débat public. Ainsi, lors de la campagne présidentielle de 2007, plusieurs d’entre elles ont écrit aux candidats afin de recueillir leurs engagements en faveur d’une représentation des femmes au sein de l’encadrement dirigeant.
La loi Copé-Zimmermann de 2011 instaurant des quotas de femmes dans les conseils d’administration des entreprises, puis la loi Sauvadet, de 2012, qui s’applique aux primo-nominations de cadres supérieurs dans la fonction publique et aux conseils d’administration des établissements publics, témoignent d’une forte volonté politique, relayée activement par le Service du droit des femmes ainsi que par les autorités politiques en charge de l’égalité, au gouvernement et à la présidence de la République, qui en fit en 2017 la « grande cause du quinquennat ». La loi Rixain de 2021 pour une représentation équilibrée dans les instances dirigeantes, ainsi que la loi récemment adoptée en juillet 2023, améliorant le dispositif de nominations équilibrées aux emplois supérieurs (qui fait passer les quotas à 50 %) poursuivent, en l’intensifiant, cette dynamique.
Et il faut se réjouir de ce que, dans le cadre de la « transformation publique » engagée à partir de 2019 pour modifier les conditions d’exercice du service public, le principe du concours ait été, dans une large mesure, préservé ; c’est sans doute positif pour le parcours professionnel des femmes, car elles trouvent dans les concours une légitimité et une chance d’accès aux promotions que leur offrent moins les mécanismes de reproduction sociale et de cooptation.
Des entretiens menés avec des élèves sorties de l’ENA témoignent de la persistance des stéréotypes, malgré d’incontestables progrès.
D’une série d’entretiens que j’ai menés de 2020 à 2022 pour l’ENA et l’AAEENA avec des femmes de diverses promotions à partir de 1975 ressortent quelques traits communs dans leur parcours, ce qui permet d’esquisser une typologie.
Très bonnes élèves, elles ont souvent des parents fonctionnaires, mais pas toujours, et c’est parfois une forme de hasard ou l’intervention d’un tiers bienveillant qui les a orientées vers les concours de la fonction publique. Bien prise en compte, l’importance de ces personnages-relais inspire d’ailleurs aujourd’hui les démarches de tutorat et de mentorat, telles que Talentueuses, car, ainsi que le démontrent régulièrement les études sociologiques du « plafond de verre », si les filles se censurent, c’est d’abord parce qu’elles sont censurées par les sélections opérées dans leur parcours antérieur et par les perspectives professionnelles qui leur sont présentées.
Très engagées dans leur vie professionnelle et très investies dans des postes à fortes responsabilités, ces anciennes élèves sont désormais des exemples et des sources d’inspiration pour les générations suivantes. Plusieurs jeunes élèves se souviennent en effet d’avoir été encouragées par l’intervention, pendant leur scolarité, de telle haute fonctionnaire, qui constituait pour elles un modèle ou une figure encourageante. A cet égard, la féminisation du vivier des intervenants à l’ENA, puis à l’INSP, ainsi que dans les cycles préparatoires aux concours, va dans le bon sens, tout comme la féminisation des jurys a pu déjà constituer une nette amélioration.
Mais le poids des stéréotypes et des biais comportementaux reste élevé en cours de carrière : toutes sont conscientes de la suspicion qui pèse, surtout s’il y a des quotas, sur leur légitimité dans l’accès aux postes à fort enjeu, et ce d’autant plus que les concurrents évincés diffusent à l’envi l’idée selon laquelle « Il fallait absolument une femme !».
Un net cap sera franchi lorsque les médias, commentant une nomination prestigieuse, souligneront les compétences de la candidate, grâce auxquelles elle a été retenue, plutôt que sa qualité de femme !
L’étape névralgique de leur carrière reste celle de la naissance des enfants : toutes soulignent l’appui indispensable qu’elles ont eu la chance de trouver auprès du conjoint et de la parentèle pour concilier vie familiale et vie professionnelle. Sur ce point, la part plus active prise désormais par les hommes dans les charges de la parentalité va dans le bon sens.
Mais c’est à la hiérarchie qu’il incombe de faire preuve de plus de volontarisme. Une rapide comparaison internationale suffit à repérer l’ « exception française » que constituent le présentéisme et la persistance des horaires tardifs, qui sont plus dommageables pour les femmes, en l’état actuel du partage des tâches domestiques. Et les gestionnaires des ressources humaines pourraient également faire preuve d’innovation en bâtissant des parcours de carrière moins pyramidaux, dans lesquels tout ne serait pas joué à trente-cinq ans, âge où les responsabilités familiales sont les plus prenantes.
Toutes expriment enfin leur souci de promouvoir des femmes dans leur entourage et l’attention qu’elles portent à la constitution de réseaux de solidarité, à l’instar de ceux que font jouer leurs collègues masculins.
Comment se situent les anciennes élèves étrangères dans le parcours vers la parité ?
Constitué au fil des relations extérieures de la France, le collectif des anciens élèves étrangers de l’ENA – et désormais de l’INSP – regroupe près de 4 000 élèves (cependant que les anciens élèves français sont près de 8 000), issus de 137 pays. Près de 30 % sont des femmes, soit un ratio moindre que pour les élèves français, qui évolue récemment vers 45 %.
En 2022, dans le contexte de la transformation publique, cette Confédération internationale a actualisé ses statuts et s’est engagée aux côtés de l’INSP pour accompagner son rayonnement à l’international. Elle s’est dotée d’une mission à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui m’a été confiée en février 2023.
Les profils personnels et professionnels des anciens élèves étrangers sont très diversifiés, notamment parce qu’ils accèdent souvent à cette formation en ayant déjà engagé une carrière. Et, de toute évidence, le contexte culturel et institutionnel qui porte, dans leur pays, la question de l’égalité femmes-hommes, peut être sensiblement différent du contexte français.
L’INSP vient de mettre en place un portail répertoriant les anciennes et anciens élèves étrangers de façon plus exhaustive. Son déploiement permettra d’appréhender plus précisément le parcours professionnel de ces élèves après leur scolarité en France.
En parallèle, une série d’entretiens qualitatifs pourrait être menée pour percevoir les caractéristiques et les spécificités de ces parcours. C’est l’objet d’une étude que j’ai entrepris de mener, en lien avec les associations nationales et avec l’INSP.
Sans préjuger des conclusions de cette étude, il ressort déjà de plusieurs témoignages que l’attachement au principe d’égalité entre les femmes et les hommes, partagé par les anciennes et anciens élèves de l’ENA et de l’INSP, renvoie à la conviction que l’exercice du service public et, plus généralement, de missions d’intérêt général, est nécessairement soutenu par un ensemble de valeurs, dont la mise en œuvre doit être effective, par-delà un simple enjeu de communication.
Et un regard sur l’actualité internationale montre que cette idée d’égalité est consubstantielle au fonctionnement de la démocratie.
« Femme, vie, liberté » : depuis l’Iran, le slogan a fait le tour du monde.
Marie-Christine Armaignac
Ancienne élève, promotion Léonard de Vinci, 1983-1985
Chargée de mission pour l’égalité entre les femmes et les hommes,
Confédération internationale des anciens de l’ENA et de l’INSP
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