Suite à la publication de la première partie de l’article d’Abou M. Moubarack Lo, mettant en lumière la nécessité pour le Sénégal de dépasser son actuel présidentialisme, nous présentons la conclusion de son exposé sur le régime parlementaire. Dans ce modèle préconisé, le Président, libéré des attaches partisanes, est envisagé comme le garant de l’unité nationale.
Que retenir de tout cela pour le Sénégal ?
D’abord qu’il nous faut dépasser le présidentialisme que nous vivons actuellement, l’expérience montrant que ce n’est pas le meilleur moyen d’accélérer l’émergence économique, sociale et politique de notre pays. Ensuite, que nous devons tenir compte et apprendre du passé, en particulier de la crise institutionnelle de 1962.
En même temps, nous devons reconnaître que le Sénégal, en quarante ans, a pu affermir sa maturité politique et s’approprier les idéaux démocratiques. Il continue d’être considéré comme un pays ouvert et tolérant dans le domaine politique, bien que d’énormes efforts restent à faire pour détendre les relations entre pouvoir et opposition.
Aujourd’hui, rien ne s’oppose à ce que nous retournions à un régime parlementaire, à condition de l’encadrer de gardes-fous efficaces.
En particulier, il convient de placer le Président de la République au dessus des contingences partisanes et d’en faire le ciment de la nation.
Les candidats à l’élection présidentielle devront ainsi démissionner au préalable de tout parti politique, et se présenter de manière indépendante, avec le parrainage de 330 élus, nationaux, locaux ou ruraux, représentant six régions du pays au moins (à raison de 30 parrainages ou plus par région). Ils pourront alors se prévaloir d’être des candidats du peuple et non des partis.
La coupure du cordon liant le Président et les partis sera de nature à prévenir les écueils du système qui prévalait entre 1960 et 1962, dans lequel le Président Léopold Sédar Senghor était également Secrétaire général de l’UPS dont il disputait les faveurs avec son adjoint dans le parti et Président du Conseil Mamadou Dia. Cette compétition a été fatale à l’entente entre les deux hommes et a précipité leur rupture puis l’emprisonnement de Dia, suite aux évènements douloureux que l’on sait. Elle a aussi desservi le pays, car Senghor et Dia étaient connus pour être complémentaires et engagés à faire émerger le Sénégal.
Senghor a pu, pendant vingt ans, montrer ses hautes qualités et ses limites. Son bilan est plus qu’honnête, même s’ilaurait pu faire mieux, notamment dans le domaine économique.
Dia a démarré en trombe sa mission de Président du Conseil. lI a lancé avec succès la planification et le mouvement coopératif, ainsi que des réformes structurelles visant à parfaire les comportements et les pratiques des Sénégalais. Son choix de la vérité et du courage à toute épreuve ne lui a pas fait que des amis. Un peu plus de tact et de mesure lui aurait peut-être facilité la tâche. Demain, d’autres compatriotes reprendront sans doute le flambeau qu’il a allumé. Sans besoin de refaire un procès, qui serait d’emblée biaisé et coûteux en énergie, et qui ne ferait que remuer une plaie, sans présenter un quelconque intérêt pour le futur (l’intéressé l’ayant d’ailleurs lui-même refusé), le peuple pourra se suffire de réhabiliter Mamadou Dia, en lui dédiant par exemple des œuvres architecturales ou des institutions (le Président Diouf l’a fait pour Cheikh Anta Diop), de ne donner raison à aucun des deux protagonistes de l’épreuve de 1962, et de considérer que la politique peut générer le meilleur comme le pire dans une relation humaine.
En tout état de cause, le duo superbe, mais manqué, formé par Senghor et Dia, marquera pour longtemps les générations futures.
Dans le nouveau schéma institutionnel proposé ici, le Président de la République, prémuni des contradictions partisanes, aura comme missions d’assurer la cohésion nationale, de veiller au respect de la Constitution et au bon fonctionnement des institutions, et surtout, de jouer un rôle de médiation et de régulation entre les différents pouvoirs, ainsi qu’entre l’État et la société. Il demeure Chef suprême des armées, continue de présider les conseils de Ministres, de représenter le pays au niveau international, de nommer les Présidents des hautes juridictions, et de posséder le droit de grâce.
Le Président de la République pourra prendre l’initiative de dissoudre l’Assemblée nationale, mais uniquement en cas de blocage manifeste de son fonctionnement.
Il importe aussi de maintenir la désignation du Président de la République au suffrage universel majoritaire à deux tours, pour lui donner la légitimité populaire nécessaire pour peser sur le fonctionnement harmonieux des institutions, tout en évitant d’être prisonnier des clans et des coteries. Ne pourront se présenter à l’élection que les candidats âgés de 45 ans ou plus, pour des raisons liées à l’expérience et à la sagesse. Le mandat du Président sera de sept ans non renouvelable. Le Président élu prête serment devant les Représentants du peuple regroupés à l’Assemblée nationale (et non devant cinq juges du Conseil constitutionnel, comme c’est le cas aujourd’hui), ce qui est plus conforme au concept de souveraineté populaire.
Dans l’idéal, le peuple devra choisir une personnalité consensuelle, connue pour sa modération, son intégrité morale, sa capacité de jugement, sa sagesse, son enracinement dans les valeurs culturelles de la nation, son esprit de dépassement et son sens élevé de l’intérêt général.
Ce Président rassembleur et patriarche de la grande famille sénégalaise, aurait à ses côtés, un Conseil des Sages de sept membres, réputés pour leur compétence, leur sagesse et leur esprit indépendant, choisis dans diverses sphères de la nation, qui se réuniraient périodiquement pour scruter l’évolution du pays, sur le plan politique, diplomatique, économique, social, culturel et psychosociologique, et faire des recommandations au Président qui en ferait une large diffusion au sein de la nation, pour lancer des débats sur des réformes salutaires. Les Sages, qui pourraient s’appuyer sur des experts, réfléchiraient également sur les tensions latentes de la société, de manière à anticiper les crises et leurs sources. Le Conseil des Sages remplacerait le Haut Conseil de la République dont on a parlé récemment et qui risquerait d’être budgétivore sans apporter une réelle valeur ajoutée dans la marche vers l’émergence économique et sociale. Ce qui serait une perte inacceptable en ces moments de bataille et de mobilisation pour se tirer de la misère et de l’ignorance.
Le Président choisit le chef du gouvernement au sein du parti ou de la coalition majoritaire au parlement. Dans tous les cas de figure, l’on ne pourra pas parler de Cohabitation, puisque le Président n’appartient à aucun camp et se place au dessus de la mêlée.
Le Premier Ministre pressenti par le Président est confirmé par le Parlement, à l’issue d’un vote de confiance. Le Parlement pourra le censurer à tout moment. La législature a une durée de quatre ans.
Le Premier Ministre détient, avec son gouvernement, la réalité du pouvoir exécutif, détermine et conduit la politique de la nation, et dispose du pouvoir réglementaire. Il choisit librement ses Ministres (dont le nombre est réduit à 20 Ministres au maximum) qui sont nommés par décret du Président de la République contresigné par lui-même. Une consultation se fera entre le Président et le Premier Ministre pour ce qui concerne les postes de la défense et des affaires étrangères.
Le Premier Ministre s’engage sur un vrai projet de société et sur un vrai agenda, chiffré et daté (de manière globale, puis ministère par ministère), préparé longtemps en avance, suivi (à travers un tableau de bord et des indicateurs de progrès) et évalué en permanence. Il fait pression sur les ministres et les réunit périodiquement les Ministres en séminaire gouvernemental sur des thèmes liés à la Réforme (y compris un séminaire résidentiel annuel durant lequel il est discuté de la stratégie d’action du gouvernement). Il préside aussi des conseils interministériels, sur des thèmes précis, programmés en début de l’année pour les douze mois à venir. Lorsque le Président voyage à l’étranger, il le supplée et préside lui-même le Conseil des Ministres, selon un ordre du jour arrêté avec le Président.
Il fait tenir, par le Secrétaire général du Gouvernement et par ses conseillers, des réunions ministérielles pour arbitrer tous les dossiers qui impliquent plus de deux ministères.
Il se concerte activement avec les forces vives de la nation et vient toutes les semaines, entouré de ses Ministres, devant le Parlement, pour défendre les actions de son gouvernement et indiquer très clairement sa manière de prendre en charge les urgences de l’heure.
Chaque année, il dresse le bilan de son action qui est discuté en séance plénière au parlement et diffusé dans tout le pays. Au total, ayant à cœur de réussir la bataille pour l’émergence économique, le Premier Ministre veille, dans le respect des règles démocratiques et des libertés publiques, à mener les réformes indispensables pour transformer structurellement le pays, restaurer la discipline, le civisme ainsi que l’autorité de l’État, changer les comportements des citoyens et les rendre productifs, innovants et compétitifs.
Le Premier Ministre quitte ainsi l’habit ingrat et contre- productif de «fusible du Président» pour revêtir celui, plus utile pour l’émergence, de «réformateur du peuple».
Au plus haut niveau de l’État, le Président de la République pourra alors jouer un rôle de «pacificateur» et de réducteur des tensions, qui couvre, alerte et éclaire le gouvernement pour lui permettre de réaliser son programme.
Ce partage efficace des rôles entre Président et Premier Ministre ne peut guère prospérer avec l’actuel système présidentialiste, car le Chef de l’État doit prendre sur ses épaules la mission impossible de « moteur du changement » (mouvement) doublée de « garant du consensus » (conservation); le Premier Ministre n’étant considéré que comme un collaborateur et un assistant dans la résolution de ce terrible dilemme.
Bien utilisé, le régime parlementaire de type nouveau esquissé ici possède plusieurs atouts favorables à l’émergence économique et sociale :
- soumis à la pression et au contrôle permanent des parlementaires et de l’opinion publique, le Premier Ministre et son gouvernement s’évertuent à engager de vraies réformes, à faire régner la transparence et à satisfaire la demande citoyenne et la demande sociale 1;
- moins exposé aux lourdes exigences protocolaires que le Président en régime présidentialiste, le Premier Ministre possède plus de marge de manœuvre pour aller sur le terrain, vivre directement les problèmes des populations et trouver des solutions pratiques avec elles;
- le peuple accepte naturellement que le Premier Ministre donne aux dossiers davantage de technicité et de rigueur scientifique. Le pays y gagne en qualité et en rationalité des décisions publiques;
- les institutions politiques deviennent plus démocratiques, plus respectueuses des normes, des règles et des libertés humaines, mais aussi plus impersonnelles. L’État de droit peut alors faire jour;
- le Président ne détenant plus la réalité du pouvoir exécutif et se posant en garant du consensus national, les coups d’État perdraient quelque peu de leur sens. Une telle préservation du caractère démocratique des institutions n’a pas de prix pour l’Afrique d’aujourd’hui;
- les pays qui ont émergé récemment (Malaisie, Singapour, particulièrement) l’ont été sous la houlette de Premiers Ministres volontaristes (respectivement Mahathir Mohammed et Lee Kuan Yiew), reconnus pour leur détermination à tirer leurs pays du Tiers Monde (« Third World ») et à les aligner sur les meilleurs exemples internationaux (« First World »), mus moins par la recherche de la popularité que par le souci de faire des résultats et qui, au final, sont devenus respectés par leur peuple parce qu’ils ont su rehausser le rang de leur pays dans le concert des nations.
L’inconvénient principal du régime parlementaire, c’est l’instabilité gouvernementale qu’il peut engendrer, soit que des majorités nettes ne se dégagent pas au Parlement ou que le Premier Ministre soit l’otage de son parti ou de sa propre majorité.
L’omnipotence du Législatif tend alors vers un « régime d’Assemblée », manipulé lui-même par le parti ou la coalition majoritaire dont le Bureau exécutif règle, à distance, le fonctionnement du gouvernement. Pour prévenir cette confusion des pouvoirs, dangereuse pour la démocratie et pour la survie des principes républicains, il importe de maintenir les instruments du parlementarisme rationalisé, donnant au gouvernement les moyens de se mettre à l’abri des humeurs parlementaires et d’être capable, à tout moment, sauf si l’Assemblée lui retire définitivement sa confiance, de mettre en œuvre son programme. Le Premier Ministre pourra aussi demander au Président de la République, deux ans au moins après des élections législatives, de prononcer la dissolution de l’Assemblée nationale, et provoquer ainsi des élections anticipées. Le Président de la République ne peut le lui refuser.
Il convient aussi d’adjoindre à la réforme institutionnelle l’introduction d’un scrutin uninominal majoritaire à un tour (couplée à la mise sur pied d’une commission électorale indépendante, de manière à assurer la sincérité du vote), ceci pour pousser les partis à se regrouper, favoriser l’émergence d’une majorité claire dès la proclamation des résultats des élections, plutôt que d’attendre que les partis finissent de marchander au Parlement. La transhumance serait aussi interdite pendant l’exercice du mandat parlementaire, comme c’est le cas aujourd’hui, pour préserver la solidité des majorités. Le statut de l’opposition serait réellement opérationnel, avec un chef de l’Opposition parlementaire reconnu institutionnellement et un « Shadow Cabinet » à la britannique qui prépare un programme alternatif applicable immédiatement si le gouvernement est renversé au Parlement ou que des élections se déroulent.
L’expérience montre que l’existence de blocs politiques limités et homogènes, pouvant aller jusqu’à la bipolarisation (c’est le cas dans la plupart des grandes démocraties du monde), facilite la clarté des débats et des choix politiques, donne plus de vigueur et d’efficacité au travail gouvernemental et encourage le respect mutuel entre des acteurs de la classe politique appelés à alterner à la tête de l’État. Ceux-ci peuvent en outre développer, progressivement, des éléments de consensus sur les questions clés comme le développement économique, la gestion des finances publiques ou la politique extérieure du pays. Serait alors garantie la continuité des politiques publiques et des réformes essentielles, surtout si l’on institue des secrétaires généraux permanents dans les ministères, choisis parmi les meilleurs cadres et dotés de réels pouvoirs de coordination et de rationalisation du travail dans leurs ministères respectifs.L’administration, devenue neutre, républicaine et isolée des partis politiques, pourra ainsi se concentrer sur son rôle catalyseur de transformation structurelle du pays.
Le pendant d’un Premier Ministre fort et efficace, c’est un Parlement (composé d’une seule chambre, l’Assemblée nationale) renforcé dans ses moyens humains et matériels (recrutement d’administrateurs et d’assistants parlementaires, création de bureaux d’analyse et de centres de documentation bien fournis), et à même de réaliser des missions d’étude, d’enquête, de contrôle et d’évaluation des politiques publiques.
Un parlement animé par de vrais parlementaires, compétents et alphabétisés, et pas seulement par des militants politiques qui ne s’intéressent que très peu à la vie parlementaire. Un parlement capable d’attirer les vraies élites du pays, y compris les élites rurales émergentes, qui, dépitées, fuient aujourd’hui la politique, lui préférant une vie paisible et tranquille.
Le débat parlementaire et la vie politique nationale pourront alors retrouver une certaine crédibilité et se hisser au niveau que mérite le pays.
Le pouvoir judiciaire doit aussi bénéficier de la plénitude de ses attributions. Le parquet devrait ainsi cesser d’être sous la coupe du Ministère de la Justice et les juges exercer leurs compétentes en toute indépendance et en toute équité, n’ayant pour tutelle que leur conscience devant Dieu et devant le Peuple.
Une République moderne, c’est aussi des forces de l’ordre républicaines, une presse libre et indépendante, des syndicats isolés des influences partisanes et capables de conclure un pacte avec l’État et le patronat pour gagner le pari de l’émergence, et des citoyens pro-actifs et consciencieux.
En définitive, la réinvention de notre République vise à donner tout son sens à la souveraineté populaire qui doit être la finalité et l’instrument de tout pouvoir. Il y est recherché aussi plus d’efficacité et plus de pragmatisme, notre attention ne devant se porter que sur ce qui permet au Sénégal d’avancer vers le progrès et non sur ce qui donne à une minorité les moyens de prendre en otage le peuple et de vivre uniquement ses propres rêves.
Aujourd’hui, il s’agit de faire un choix clair et de sortir le pays des incohérences qui ont jusqu’ici retardé son émergence.
Abou M. Moubarack Lo
Docteur en administration des affaires
- La demande citoyenne vise la bonne gouvernance, l’état de droit, la participation des populations, l’efficacité et la transparence des politiques publiques. Tandis que la demande sociale a pour objet la satisfaction des besoins sociaux de base (éducation, santé, électrification, accès à l’eau potable, au logement et aux moyens de transport, etc .). ↩