Elles sont nombreuses, disséminées à travers le vieux continent comme autant de sentinelles vigilantes, gardiennes du savoir et de la mémoire. Mémoire de l’Europe de par leurs fondateurs, qu’ils fussent monarques ou religieux, mais aussi leur localisation, leur architecture et leur décoration ; mémoire de l’intelligence humaine, par nature universelle, de par leur exigence de conservation sans exclusive de tous les savoirs du monde.
Elles personnalisent le génie européen qui, au travers de tant de vicissitudes politiques, religieuses et guerrières, a su construire son identité en se protégeant de toutes les formes de barbarie tout en conservant suffisamment d’acuité et de vigilance intellectuelle pour préserver le meilleur de lui-même et de ce qui venait de l’autre. Paradoxe s’il en est, que de voir des moines, fervents propagateurs des certitudes d’une religion révélée, conserver toujours et recopier souvent des écrits issus tout aussi bien de l’Ancien Testament que du monde païen antique, de la civilisation mahométane ou de la mystérieuse et lointaine Asie. Ainsi ces bibliothèques vénérables ne sont-elles pas la manifestation la plus éblouissante du miracle civilisationnel européen ? Syncrétisme fondateur et salvateur dont les leçons n’ont rien perdu de leur pertinence aujourd’hui.

Il faut parcourir l’Europe pour visiter ces temples du savoir et percevoir leur atmosphère, ressentir leurs vibrations intimes, les reflets ambrés de leurs étagères caressées d’une lumière irisée, l’odeur des bois cirés et des cuirs patinés, l’étrange et familière présence des statues de savants célèbres ou oubliés ou les globes somptueusement décorés, témoins d’un état parcellaire, interrogateur et d’autant plus émouvant de la connaissance de la terre et du ciel. En chacun de ces lieux, tous différents mais tous voués au même culte de la préservation de l’intelligence et de la beauté du monde, un même sentiment de la fragilité des choses s’empare à chaque fois du visiteur : ainsi en va-t-il au sein de la bibliothèque abbatiale de Saint Gall, de l’Old Library du Trinity College de Dublin, du Clementinum ou des deux salles du monastère de Strahov à Prague, de la bibliothèque bénédictine d’Admont et de la National Bibliothek de Vienne, mais également de l’Anna-Amalia de Weimar, de l’Escorial, de Mafra au Portugal et bien sûr de ce joyaux qu’est la Joanina de l’Université de Coimbra. Tant d’autres pourraient être citées dont, au sein de l’Institut de France, la Mazarine que les parisiens peuvent admirer à loisir.
Rome recèle plusieurs de ces précieux écrins. La plus prestigieuse et la plus belle est à coup sûr la bibliothèque apostolique vaticane bâtie à la fin du XVe siècle par le Pape Sixte IV qui, en y rassemblant trois mille cinq cents textes, en fait d’emblée, à cette époque, la plus grande d’Europe. Parmi tant d’illustres visiteurs, Montaigne eut la chance, en mars 1581, d’y consulter quelques documents rares dont un livre chinois de l’époque des Ming et un manuscrit de textes de Virgile datant du Vème siècle. Y pénétrer aujourd’hui n’est certes pas aisé, l’accès en étant réservé aux chercheurs autorisés et ne concernant que quelque quatre mille personnes par an. Qui cependant n’a pas rêvé de voir le « Salone Sistino », œuvre de l’architecte Fontana, et ses magnifiques fresques peintes par Nebbia en 1587, à la demande de Sixte Quint ? Qui n’a pas fantasmé devant ces imposantes portes blindées qui protègent les labyrinthes souterrains d’un bunker de huit cents mètres carrés, abritant d’inestimables trésors dont un papyrus remontant à l’an 200 et les Evangiles presque intégraux de Luc et Jean ? Sans cesse agrandie au cours des siècles passés, notamment avec la salle Paoline sous Paul V ou la galerie Clémentine sous Clément XII, elle continue d’être alimentée en tant que bibliothèque universelle et recèle aujourd’hui plus d’un million six cent mille livres, cent cinquante mille manuscrits, huit mille trois cents incunables et d’innombrables gravures, monnaies, médailles et œuvres d’art.

Pour autant, d’autres, moins célèbres mais tout aussi émouvantes, se nichent au sein de la Ville éternelle. Au 52 de la via Sant’Ignazio se trouve ainsi la très discrète porte d’entrée de la bibliothèque Casanatense, inaugurée en 1701 dans un bâtiment du cloître de Santa Maria Minerva. Elle fut construite sur ordre du cardinal Girolamo Casanate (1620 – 17OO) qui lui fit don de sa collection personnelle, riche de vingt cinq mille volumes. Les esprits persifleurs pourraient insinuer que l’ancien Préfet de la Congrégation de l’Index, en tentant de rassembler sans exclusive tout le savoir du monde, avait trouvé là son chemin de Damas mais ce serait oublier un peu vite que notre prélat avait aussi été bibliothécaire du Vatican. La Casanatense fut ensuite gérée par les dominicains du couvent de la Minerve qui, en relations suivies avec les grands marchés du livre en Europe, ne cessèrent d’acquérir de nouveaux ouvrages de toutes les disciplines en vue d’en faire une véritable « bibliothèque universelle ». Elle devint ainsi et resta longtemps l’une des plus importantes de Rome. Après l’entrée des troupes de Victor Emmanuel II par la Porta Pia en septembre 1870 et l’annexion de la Ville éternelle, élevée du fait même au rang de capitale, la Casanatense fut incluse dans la liquidation des biens ecclésiastiques de 1872 et devint propriété nationale. Les Dominicains en conservèrent cependant la gestion jusqu’en 1884. Devenue aujourd’hui un institut périphérique du Ministère pour « les biens et les activités culturelles » elle abrite environ quatre cent mille volumes, six mille manuscrits et deux cents incunables.

L’entrée dans la grande salle coupe le souffle. De dimensions monumentales (soixante mètres par quinze) elle procure un sentiment immédiat de simplicité fonctionnelle due à l’élégance de ses proportions et à l’esthétique austère de son aménagement et de sa décoration intérieure. L’homogénéité d’un éclairage en lumière naturelle provenant de fenêtres percées en hauteur, à la naissance de la voûte, tout autour de la salle, ajoute à cette impression première. De très beaux rayonnages en bois agrémentés de dorures somptueuses permettent de ranger environ cinquante- cinq mille volumes pour la plupart du XVIe au XVIIIe siècle. Accessible par un escalier à vis dérobé, une galerie ceinture la salle à mi-hauteur permettant de parcourir les rayonnages les plus élevés. La marque du cardinal Casanate (une tour surmontée d’une étoile à huit branches) est omniprésente que ce soit sur les décorations de la salle, les objets frappés de son timbre, ou, visible dès l’entrée, par l’imposante statue le représentant, sculptée en 1708 par le français Pierre Le Gros. Nous n’omettrons pas de mentionner la présence de ces splendides témoins de l’appréhension du monde de leur époque que sont, outre une ancienne et superbe sphère armillaire en cuivre, deux magnifiques globes du XVIIIe, l’un terrestre, l’autre céleste, dessinés à l’encre et peints sur papier. Moins volumineux et moins imposants sans doute que les célèbres sphères de Coronelli offertes à Louis XIV et présentées en majesté, suspendus sous la voûte du Grand Palais en octobre 2005 à Paris, ils furent réalisés par l’abbé Moroncelli, cosmographe et géographe reconnu en son temps. Ils ajoutent, l’un (le terrestre) par la finesse de son graphisme, l’autre (le céleste) par la délicatesse et l’originalité de ses couleurs, beaucoup à l’atmosphère de paisibilité, hors du temps, dispensée par ces lieux dont la vertu première semble être de procurer un sentiment d’éternité.

La bibliothèque Angelica sise au 8 Piazza Sant Agostino passe pour l’une des plus anciennes d’Europe. La déférence est de mise face à cette vieille dame et le visiteur occasionnel qui, à l’intérieur, oserait s’aventurer au-delà des strictes limites qui lui sont imparties se verrait promptement prié de faire marche arrière tant pour la préservation du cadre que pour la tranquillité des lecteurs. Fondée en 1604, elle doit son nom à l’évêque augustin des Marches, Angelo Rocca (1546 -1620), qui dirigea la Typographie vaticane sous Sixte Quint et qui fit don de sa riche et précieuse collection de livres aux frères de son ordre présents à Rome. Particularité extraordinaire pour l’époque, Rocca dota la bibliothèque de revenus lui permettant de se développer et exigea surtout qu’elle fut ouverte à tous sans restrictions. L’afflux de nouveaux legs conduisit au somptueux aménagement actuel, terminé en 1765, que l’on doit à l’architecte Luigi Vanvitelli. Parmi ces dons, il faut signaler celui de Luca Holste gardien de la bibliothèque apostolique vaticane, qui laissa aux Augustins sa vaste collection d’imprimés et surtout celui du cardinal Domenico Passionei, fin connaisseur des milieux jansénistes romains, qui, ayant été légat pontifical dans plusieurs pays de l’Europe protestante, y avait acquis un grand nombre de textes polémiques ou interdits. Ces particularités expliquent que l’on y trouve un fonds substantiel consacré à l’histoire de la Réforme et de la Contre-Réforme, à côté d’importantes séries d’ouvrages portant sur la pensée augustinienne, deux thèmes sur lesquels la « Angelica » est devenue une référence « urbi e orbi ». Le théâtre du XVe au XVIIIe siècle y est très présent ainsi que de nombreuses revues de cette époque venant de toute l’Europe mais on y trouve aussi nombre de livres consacrés aux auteurs fondateurs de la littérature italienne que sont Dante, Pétrarque ou Boccace. La beauté des lieux est réhaussée de quelques objets dont la valeur artistique ne le cède en rien à l’intérêt historique, tels qu’un codex enluminé de la Divine Comédie du XIVe et deux couples de mappemondes du tout début du XVIIe, exemplaires uniques en Italie. Au total ce sont quelque deux cent mille volumes, onze cent incunables, vingt mille imprimés du XVIe dont dix mille gravures et cartes qui sont mis à la disposition des érudits autorisés à fréquenter les lieux.

Située au second étage du palais de l’Oratoire des Philippins, au 18 de la Piazza della Chiesa Nuova, la Bibliothèque Vallicelliana tire son nom de sa mitoyenneté avec l’église Santa Maria in Vallicella. Le fonds originel rassemblait, à la fin du XVIe siècle, les documents appartenant à Philippe Néri concernant notamment la fondation de l’ordre des Oratoriens mais son expansion a rapidement nécessité un agrandissement du palais initial. Celui-ci fut mené à bien, à la demande de la Congrégation de l’Oratoire, dans les années 1637-1667 par Francesco Borromini. Il faut pénétrer dans la cour et monter au deuxième étage pour découvrir la salle majestueuse abritant les précieux ouvrages. De taille monumentale, elle frappe d’emblée par la hauteur de son plafond clair, orné de stucs et de peintures en camaïeu, dont l’étonnante luminosité provient de seize fenêtres intercalées pour une part à mi-hauteur des murs. Des présentoirs éclairés disposés tout autour de la salle permettent d’admirer documents, gravures et autres objets fragiles. Les superbes rayonnages en bois du XVIIIe accueillent livres précieux ou plus récents portant sur l’histoire de l’Eglise au XVIe siècle, la Réforme et la Contre-Réforme. Avec les incunables, manuscrits et partitions de musique auxquels s’ajoutent des collections de gravures et des photographies anciennes, ce sont quelque cent trente mille documents dont trois mille manuscrits qui sont abrités par la Vallicelliana.
D’autres, telles la bibliothèque Alexandrine insérée au sein du palais de la Sapienza, en plein cœur de Rome, sur le Corso Rinascimento, sont dignes du même intérêt mais une visite attentive de la Casanatense, de l’Angelica et de la Vallicelliana, plus faciles d‘accès, permet déjà de s’immerger dans la splendeur originelle de ces anciens temples du livre-papier, aujourd’hui si menacé.
Alain Meininger
Crédits photo : Alain Meininger
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