Au moment où la suppression de l’ENA agite nos responsables politiques, je retrouve ce discours de Philippe Séguin, prononcé en 1995 et qui reste à la fois très actuel et très pertinent. Ceux qui souhaitent la fin de l’ENA devraient relire ce texte ! L’histoire dira à quel point Philippe Séguin avait raison.
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Depuis 1945 (…) le destin de l’État s’est confondu dans une large mesure avec celui de l’Ena. Dans un pays où la Nation s’est essentiellement construite autour de l’État, il était naturel que la vie de l’École épouse les rythmes de la vie nationale. Ce mariage entre l’ENA et la Nation, fut un mariage de raison d’abord, sous la Quatrième République, puis mariage d’amour, aux débuts de la Cinquième République. Mariage, comme il se doit, pour le meilleur et pour le pire.
Le meilleur, on l’a assez dit, renvoyait à la triple ambition du général de Gaulle et de Michel Debré de créer une école au service de la République, de la restauration de l’autorité de l’État, de la modernisation économique et sociale enfin.
Le pire, c’est le procès en sorcellerie que l’on a vu se développer, au fil des années, contre cette école et ses élèves. Car cette école à laquelle on a été, longtemps, si fier d’accéder, voilà qu’il faudrait désormais s’excuser d’en être sorti. Deux chefs d’accusation, au demeurant contradictoires, ont été retenus. D’un côté, en assurant le monopole de recrutement des dirigeants, l’Ena serait l’instrument d’une emprise de l’État sur l’ensemble de la Nation, et ce au détriment du secteur privé. De l’autre, l’Ena aurait trahi sa mission en abandonnant les valeurs du service public pour devenir une sorte de « business school » à la française.
Ces attaques croisées démontrent que cette école, notre école, est à la fois un mythe et un bouc émissaire.
Le mythe repose sur sa toute-puissance présumée et sur sa situation au sommet de la hiérarchie des formations. Que la France soit restée en partie une société d’ordre, cherchant à établir des hiérarchies et toujours habile à inventer des étiquettes, au sens de l’Ancien Régime, cela n’est que trop vrai. Mais la réalité est plus prosaïque : l’Ena a été voulue et reste avant tout un bureau de recrutement de l’État. Un bureau de recrutement dont les formalités d’embauche et d’affectation durent deux ans…
Et c’est peut-être pour avoir trop joué de sa dimension mythique que l’Ena est aujourd’hui devenue un bouc émissaire.
Le bouc émissaire de la démission du politique tout d’abord. Sous la Quatrième République, l’instabilité chronique de l’exécutif avait abouti à un transfert systématique de l’exercice de l’autorité vers la haute fonction publique. L’Ena et ses élèves ont alors constitué le squelette qui a soutenu le corps débile d’une constitution ratée. Le retour du général de Gaulle a permis d’achever la grande réforme de l’État qu’il avait lancé en 1945, en dotant le pouvoir politique de véritables moyens d’action et en lui subordonnant l’administration. Ainsi, furent réconciliés la République et l’État.
Malheureusement, la dérive institutionnelle, la confusion entre le respect nécessaire des contraintes et le renoncement, la difficulté grandissante de la décision, ont abouti, à nouveau, à un vide politique. Un vide politique que la haute fonction publique a investi. Encore convient-il de rappeler cette vérité d’évidence que l’Ena se trouve en aval de la crise de l’État et non en amont, qu’elle en est l’une des victimes et non l’instigatrice.
Bouc émissaire, l’ENA l’est également devant la véritable schizophrénie qui s’est emparée des Français à propos de l’État. Chacun se retrouve finalement d’accord pour exiger moins de prélèvements et plus de transferts, moins d’impôts et plus de subventions, plus de service public et moins de fonctionnaires. Là encore, nous subissons les conséquences d’un déficit du politique. Car la politique est avant tout une pédagogie. Une pédagogie exigeante, aux antipodes de la démagogie. Une pédagogie qui s’attache à expliquer aux citoyens les contraintes du moment, l’objectif visé et les moyens d’y parvenir.
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Face à la terrible crise de société que nous traversons, face à la fracture sociale et à la fracture territoriale que nous subissons à l’intérieur, face au retour de la guerre, des haines et des conflits religieux, ethniques et nationalistes, auxquels nous assistons en Europe, la France et les Français doivent entreprendre une véritable révolution culturelle.
L’Ena doit y prendre toute sa part, comme dans l’ensemble des grands changements qui ont bouleversé et modernisé la nation depuis 1945.
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Bernard Attali