Un livre récent, dénonçant la politique du groupe Orpea, aura permis le surgissement dans l’agenda politico-médiatique de la question de la condition des aînés et d’interroger la situation des maisons de retraite. Souvent à partir d’analyses misérabilistes et centrées sur la seule problématique des moyens, le discours s’est focalisé sur un mode binaire : public contre privé, Ehpad contre domicile…
Sauf que le sujet est bien plus complexe et concerne d’abord notre capacité – ou plutôt notre incapacité – à penser la société de la longévité. Face à la nouvelle donne démographique ouvrant à une société de la longévité, il faudra bien trouver le chemin entre le déni du vieillir ou le désir du bien vieillir. Le premier, idéologiquement dominant, repose sur une culture d’injonctions hygiénistes, sur des représentations sociales de l’avancée en âge hyper négatives, et sur la conviction largement partagée qu’une société qui prend l’âge forme une malédiction économique, une défaite culturelle, un échec moral. Michel de Certeau signalait le fantasme d’une technologie devant faire « disparaître », la maladie, la faiblesse et la mort de notre horizon1. C’est-à-dire les trois adjectifs (trop) souvent associés au vieillir…
Pour une société accompagnante
Un monde qui prend des rides n’ouvre pas fatalement à la guerre des générations et au déclin. Penser une société de la longévité solidaire est possible en s’appuyant sur l’éthique du care. Inventer un nouveau contrat social fondé sur le prendre soin conduit à prioriser la prévention, à favoriser l’innovation technologique et sociale concrète en faveur du bien vieillir et de l’accompagnement des aidants, tout en développant une politique de soutien aux métiers du care.
Comment définir le bien vieillir ? S’agit-il de « vieillir longtemps » ou de « vieillir jeune » ? Est-ce d’abord d’être en forme, de plaire, de faire jeune ? A l’inverse, bien vieillir ce n’est pas battre des records sportifs, s’affronter avec des plus jeunes, récuser son âge, jongler entre déni et défi, courir après une jeunesse perdue… En tout cas, cela ne résume pas pour l’immense majorité des personnes l’intérêt de bénéficier d’une vie plus longue. L’enjeu n’est-il pas de vieillir dans la convivialité et de développer des liens sociaux ? L’avancée en âge sereine repose sur la capacité à maintenir et développer le plaisir et le sens de vivre, à entretenir un capital social, au sens de Robert Putnam, où il s’agit de la capacité de l’individu à rester en lien avec les autres, avec ses semblables2. Bref, se sentir bien dans sa peau, bien avec son âge, bien dans sa relation au monde implique aussi que les représentations de l’âge ne soient pas négatives3. Un monde qui se compose de diverses générations.
L’enjeu du bien vieillir, ce n’est pas de répondre à une norme imposée par la société jeuniste où le « bon vieux » serait celui qui ne gêne personne, qui reste jeune, qui se met en retrait du jeu social. Et qui ne coûte rien à la société.
Le bien vieillir se doit de s’inscrire dans une dynamique, une attitude, une manière de vivre dans l’histoire, tout en préservant, dans la mesure du possible, des capacités physiques et neurologiques favorisant l’autonomie. Dans cette optique, l’habitat est un axe central – et même identitaire – pour les personnes qui avancent en âge. L’habitat adapté évolutif permet à la personne d’avancer en âge sans heurts et en restant, si cela correspond à son souhait et à sa situation, à son domicile, dans un cadre de vie sécurisant et bienveillant. Ici, la démarche contribue à la prévention de la perte d’autonomie et au soutien des liens sociaux.
La notion du bien vieillir repose à la fois sur une appropriation individuelle et sur l’invention d’un récit collectif en faveur de la société de la longévité, du care et de l’intergénération.
Le triptyque logement-habitat-environnement, levier de la prévention
L’habitat participe – ou devrait- directement, ici et maintenant, d’une dynamique de prévention et d’allongement de la vie à domicile. Il s’agit de penser une approche architecturale participant du bien-être au quotidien (cloisons modulables, domotique peu intrusive et d’usage facile, escaliers pouvant être complétés d’assistance, douche…), des services à domicile facilitant la qualité de vie (conciergeries offrant des aides aux petits travaux, services de sécurité, accompagnement des plus fragiles…), et des démarches d’accès à des pratiques de prévention en santé salutaires et favorables au développement de liens sociaux (activités physique adaptées, médecines complémentaires, conseils en diététique…). Cette politique de prévention est fortement créatrice d’emplois, y compris pour les seniors et source d’aménagement du territoire.
Notons que la crise de la Covid a montré l’importance de la solidarité et des liens de proximité, mais aussi des nouveaux modes d’adaptation à domicile (par exemple en mobilisant les systèmes de visio pour entretenir les liens ou assurer des pratiques de prévention comme de l’activité physique adaptée). La Covid aura aussi mis en exergue l’isolement de nombreux seniors ou encore les enjeux autour de la santé mentale.
Sortir de l’opposition stérile domicile versus maison de retraite
Plutôt que d’opposer le domicile aux maisons de retraite médicalisées, et de croire que supprimer les Ehpad contribuerait à améliorer la vie des plus aînés les plus fragiles, interrogeons la problématique du « chez soi ».
Pour les seniors, le chez soi4 se définit d’abord par la possibilité de vivre à son rythme (63%), par la préservation de l’intimité (53%), par la possibilité de communiquer avec d’autres en toute liberté (45%). Viennent ensuite le fait de pouvoir pratiquer diverses activités (37%) et de disposer d’un espace à soi (36%).
L’optique choisie n’est pas celle du « maintien à domicile », terme qui participe d’une approche normative portée par la contrainte, à toute force. Il s’agit d’accompagner, dans un espace adapté et désirable, la personne en fonction de ses choix et de ses possibilités.
L’attente des personnes, c’est de vivre là où elles se sentent le mieux, où elles sont bien accompagnées dans un « chez soi » tout en préservant leur autonomie et leur liberté. L’enjeu, c’est de proposer un environnement et un accompagnement adaptés pour soutenir et renforcer les potentialités de la personne âgée. Cela peut se dérouler au domicile habituel, dans un établissement collectif, médicalisé ou non, ou encore dans un lieu de vie dit « intermédiaire » (petites unités de vie, co-location entre personnes de même génération, habitat intergénérationnel…). Mais quelle que soit la solution choisie, rien n’est possible sans la mobilisation en nombre suffisant de professionnels du care, bien formés, mais aussi suffisamment rémunérés, valorisés et accompagnés.
La réussite de la société de la longévité passe par une politique globale du care. L’enjeu, c’est de développer une approche, des pratiques et des attitudes en faveur de la préservation de l’autonomie des personnes, de leurs potentialités, de leur droit de prendre des risques et du plaisir à vivre.
Serge Guérin
@Guerin_Serge
Sociologue. Professeur à l’INSEEC GE. Président de l’A-MCA. Derniers ouvrages, « Au service de la vie. Les métiers au service de la personne », Fauves, et « Les Quincados », Calmann-Lévy.