La question du voile aura, un fois de plus, enflammé la médiasphère, et la manifestation du 10 novembre, loin de répondre aux besoins réels des musulmans en France, aura certainement semé plus de confusion encore par sa politisation. C’est d’autant plus regrettable que les premiers à souffrir de ces excès sont les musulmans eux-mêmes, englués par l’incapacité de leurs représentants à dire ce qu’est l’islam en France.
La progression de l’islam en Europe
En novembre 2018, le PEW Research Center a publié une projection du nombre de musulman en Europe à l’horizon 20501. Les trois scénarios de cette étude prévoient une augmentation du pourcentage de musulmans dans la population européenne due à l’afflux important, vers les pays européens2, de demandeurs d’asile fuyant les conflits que connaissent la Syrie et d’autres pays à majorité musulmane. Le rapport a été produit dans le cadre du projet Pew-Templeton Global Religious Futures, qui analyse le changement religieux et son impact sur les sociétés à travers le monde.
À la mi-2016, le chiffre de référence de la population musulmane en Europe sur lequel repose l’étude est de 25,8 millions (soit 4,9 %) de la population totale alors qu’elle était de 19,6 millions (3,8%) en mi-2010. Dans le scénario de « migration élevée », l’étude envisage que ce type d’afflux record se poursuive indéfiniment avec la même composition religieuse (en majorité des musulmans) et s’ajoute au flux annuel des migrations régulières.
Dans cette projection, les musulmans pourraient représenter 14 % de la population européenne d’ici 2050, soit près de trois fois leur proportion actuelle.
Voici trois questions auxquelles il serait utile de répondre de manière posée :
- Quels seront les effets politiques, culturels, économiques, sociaux, et sociétaux de la progression de la population musulmane dans les pays européens ?
- Comment réduire les peurs que ces questions posent de part et d’autre ?
- Quel rôle jouent les dispositifs de cohésion sociale et culturelle élaborés à cet effet ?
Le fait religieux dans une société en évolution
Depuis une trentaine d’années en France, le fait religieux a été très mal abordé par des acteurs importants de la vie publique au rang duquel se trouvent les partis politiques, les médias et l’éducation nationale. N’ayant pas fait d’effort pour le comprendre, ils ont mal évalué son évolution et son impact sur la société française. Les évolutions démographiques et culturelles qui ont engendré les changements profonds de notre société depuis les années 50 doivent donc être intégrées à la réflexion sur la question de la laïcité pour ne pas commettre de jugements à l’emporte-pièce.
Ces évolutions, dont l’immigration est un fait marquant, ont eu des conséquences sur la pratique religieuse et les pratiques sociales qui en découlent.
D’un point de vue démographique et social, par exemple, on a observé une sécularisation du christianisme dans les villes et une communautarisation et une sectorisation urbaine des juifs, des musulmans, des bouddhistes et des sikhs.
Pour aborder ce débat de manière sereine, la société française doit percevoir et comprendre les corollaires sociaux, politiques et culturels du fait religieux, considérant que la religion n’est pas que l’expression du rapport de l’homme au divin ou à la transcendance, mais qu’elle est aussi une concrétisation de ce rapport par un ensemble de croyances et de pratiques rituelles et morales qui forgent une culture, une sociologie, voire une philosophie. On observe ainsi que toutes les religions s’accompagnent d’institutions sociales au service des communautés qu’elles engendrent, et qu’elles sont utiles quand elles se substituent aux services de l’État et des collectivités, par subsidiarité. C’est sur cette compréhension du fait religieux que les partis politiques, les médias et l’éducation nationale peuvent faire œuvre de pédagogie. Comme premier effet, cette pédagogie calmerait la peur de l’étranger, autrement appelée « xénophobie ».
La laïcité : principe ou fin en soi ?
Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui se cachent derrière la laïcité comme on se parerait d’un bouclier. La laïcité n’est pas une fin en soi, au risque de contredire ses propres principes. Sa raison d’être, c’est ce que certain appelle le vivre ensemble.
Aux termes de la loi de 1905, dans laquelle le mot n’apparait pas, la laïcité n’est pas un dogme et elle se définit par une série de principes : la séparation des églises et de l’État (titre de la loi) ; la liberté de conscience qui implique la liberté de pratiquer une religion ou de n’en pratiquer aucune (article 1) ; et enfin la neutralité de l’État (article 2). Parmi ceux qui se cachent couardement derrière le bouclier, beaucoup font une mauvaise interprétation de ces principes, par exemple : en confondant la séparation des églises et de l’État avec l’exclusion du religieux de l’espace public ; et en confondant neutralité de l’État et de ses agents avec la neutralisation des individus et des communautés. Et parmi ceux qui confondent ces principes se trouvent aussi ceux qui mettent en avant la laïcité pour réduire des problèmes liés à l’immigration et à l’intégration. Ces tentatives visent bien sûr les musulmans.
Le tabou musulman
Comme chez le psychiatre, on ne résout pas un problème si on ne le nomme pas. Peut-être est-ce à une psychothérapie collective que nous devons nous soumettre pour exorciser nos peurs et trouver des solutions de coexistence que l’Occitanie cosmopolite du Moyen-Âge a traduit très tôt par le mot « convivencià ». En 2019, l’enjeu de la laïcité n’est plus seulement, comme en 1905 la séparation des églises et de l’État, mais la présence des religions dans l’espace public, quand se pose la question taboue de la visibilité et des revendications des musulmans, basées notamment sur un ensemble de restrictions qui affectent leur vie sociale.
La loi de 1905, qui est un texte d’équilibre, comporte un péché originel. Elle a mis l’islam hors de son champ en disposant d’une exception concernant le culte musulman : invisible en métropole il a été mis sous tutelle en Algérie, alors département français. Par une disposition spéciale (article 43) et une série de décrets (1907), la laïcité ne fut jamais appliquée au culte musulman en Algérie, alors que la loi de séparation des cultes et de l’État s’appliquait pleinement aux cultes catholique, protestant et juif. L’administration coloniale maintint le culte musulman sous sa subordination et décida de nommer et de salarier les imams, les muftis et les qadis faisant un bond historique en arrière, pour revenir à la gestion bonapartiste du fait religieux. Ainsi, selon l’expression de Jean-François Bayart, le colonisateur allait « reproduire le modèle césaro-papiste d’inféodation de l’islam à l’État qu’il avait hérité de l’empire ottoman ». La France était pourtant, à cette époque une grande puissance musulmane.
Après la décolonisation, les différents toilettages de la loi ont oublié l’islam.
De fait, parce que non intégré en 1905, le culte musulman doit entrer aujourd’hui dans le cadre de la loi pour s’y conformer, épousant au passage l’héritage concordataire imposé aux autres cultes.
Chercher à y déroger placerait l’islam dans la situation de contrôle tout azimut connu à l’époque coloniale.
Comment faire ? Les dispositions qui concernent l’organisation des associations cultuelles sont parfaitement transposables à l’islam. Les valeurs républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité ainsi que les principes de la loi de 1905 sont assez solides pour faire aboutir ce débat qui ne peut pas avoir lieu sans les musulmans et leurs représentants. Se pose alors un problème que seuls les musulmans peuvent résoudre, qui est celui de leur organisation et de leur représentativité. Éclatées en associations cultuelles et culturelles d’originaires, les diverses formes d’islam présentes en France importent le débat global et actuel sur cette religion.
Parce qu’elles ne se dissocient pas de leurs racines pour tenter le débat d’un islam acculturé, ces dernières buttent sur l’actualisation de leurs théologies, et sur la formation d’un clergé autochtone, comme le préconisent certains penseurs musulmans comme Tareq Oubrou, Ghaleb Bencheikh, Mohamed Bajrafil et Rachid Benzine pour n’en citer que quelques-uns.
Les défis de l’islam contemporain
Au niveau global, l’islam est traversé par une crise profonde due, essentiellement, à la poussée du terrorisme islamiste encouragé par les formes extrêmes du salafisme. Au-delà des questions d’interprétation des textes fondamentaux musulmans qui épousent la territorialité de cette religion, et sa relation avec le politique, la crise, au sein du monde musulman est identitaire.
Pourtant, la mondialisation affecte aussi l’espace musulman, où l’effet combiné de la société de l’information, des mutations technologiques, des mouvements migratoires, de la mobilité et des marchés, démontrent en permanence que, dorénavant, les transformations au sein de l’islam ne peuvent pas s’effectuer dans le vase clos des nations, mais bien de manière transnationale, dans la confrontation avec la modernité.
Face à cette réalité, l’islam est face à trois alternatives : la radicalité, le statu quo, l’aggiornamento.
Pour les tenants de la troisième solution, la problématique principale consiste à sortir des clôtures dogmatiques et à dépasser les systèmes juridiques anciens pour aborder au moins trois questions : la liberté de conscience, l’égalité ontologique des êtres (hommes/femmes), la désacralisation de la violence.
Pour envisager l’acculturation de l’islam en Europe, d’autres questions se posent alors :
- Quels sont les effets de la culture et du mode de vie européens sur les populations de confession musulmanes d’ores et déjà installées en Europe ?
- Quels sont les effets de la culture et du mode de vie européens sur les populations migrantes de confession musulmane en Europe ?
Une coexistence républicaine
La question musulmane impose à la France de repenser l’application de la laïcité sur la base des valeurs républicaines et des principes fondateurs de la loi du 9 décembre 1905. Cet exercice doit prendre en compte les réalités démographiques et socio-culturelles contemporaines et la permanence du fait religieux dans notre société. Invisibles en métropole en 1905, mais visibles aujourd’hui, les musulmans, ayant fait leur aggiornamento, condition sine qua non, doivent prendre leur part pour démontrer qu’ils sont à l’aise avec l’esprit de la loi. Mais cela, outre la volonté et la méthode, demande du temps.
Dans cette projection qui envisage une coexistence républicaine pacifique, l’éducation des jeunes, la sensibilisation des familles, la formation des cadres dans tous les secteurs, le soutien à la société civile et les médias jouent un rôle fondamental. C’est déjà beaucoup pour susciter une vigoureuse action politique, au niveau national et local. Et cela plaide en faveur de la clarté plutôt que la confusion entretenue par certains.
Richard Amalvy