Longtemps sujet d’unanimité dans la société brésilienne, le maillot jaune de l’équipe nationale de football s’est fortement politisé depuis le milieu des années 2010 au point de devenir l’emblème d’une faction, celle de l’ancien président d’extrême-droite Jair Bolsonaro et du « bolsonarisme » dans sa version la plus radicale.
L’article revient sur l’histoire de ce symbole national et de son annexion par les partisans d’un retour à la dictature militaire.
Le 4 mai 2024, Madonna, popstar planétaire et connue pour son engagement dans la lutte contre le sida et en faveur de la cause des LGBT+, achevait sur la plage de Copacabana à Rio de Janeiro au Brésil, la tournée célébrant ses 40 années de carrière. Le show, gratuit pour le public, présenté comme « historique » et destiné à battre tous les records a bénéficié d’une ample couverture média- tique internationale. Devant 1,6 million de spectateurs (peut-être 800 000 en réalité) et sous les caméras de la principale chaîne de télévision du pays,TV Globo, qui transmettait l’événement, Madonna concluait deux heures trépidantes par une parade dont le sens politique était manifeste.
Comme point d’orgue du spectacle, Madonna se mit à entonner son hymne fédérateur Music (« musique, qui rassemble les gens, la bourgeoisie et les rebelles »…) vêtue de son bustier iconique mis aux couleurs du drapeau brésilien (jaune, vert, bleu). Toute l’immense scène et ses écrans vidéo géants n’étaient plus alors que dé- ploiement de vert et de jaune, tandis que la diva se livrait à un pas de deux transgressif avec Pabllo Vittar, célèbre drag queen brésilienne, qui arborait le maillot jaune de la Seleção, l’équipe nationale de football, tout comme les danseurs qui gravitaient autour d’eux. Pour parachever le message, Madonna dessinait un « L » du pouce et de l’index, le signe de ralliement au président Lula.
La chorégraphie autour du maillot auri-verde faisait figure d’exorcisme. Depuis les années 2010, le maillot de la Seleção s’est imposé comme une sorte d’uniforme distinctif et quasiment exclusif de la droite, puis de l’extrême droite, brésilienne. Le quartier de Copacabana, où se déroulent les événements exceptionnels (Saint-Sylvestre, messe du Pape, Rolling Stones, épreuves des Jeux olympiques…) est considéré comme l’un des hauts lieux des parti- sans de l’ancien président d’extrême droite Jair Messias Bolsonaro et de ses idées. Copacabana et les 4 km de l’avenue Atlântida qui longe la plage est le théâtre des manifestations de ses supporters et la tribune d’où il les harangue dans l’ancienne capitale du pays. La sociologie du quartier est un bon résumé d’un segment emblématique de l’électorat bolsonariste : une population très majoritairement blanche, appartenant aux classes moyennes et supérieures, comprenant de nombreux retraités, dont beaucoup d’anciens militaires, sensibles aux thèmes conservateurs de l’ordre et de la « famille traditionnelle brésilienne », vouant aux gémonies tout ce qui n’entre pas dans ce cadre. D’où le sens d’une plaisanterie (non dénuée d’âgisme), qui fit florès la veille de ce spectacle littéralement hors normes : une vieille dame (sic) à Copacabana qui porte le maillot de l’équipe du Brésil et n’exige pas de dictature militaire, ne pouvait être que Madonna…
Cet épisode récent met en lumière deux phénomènes originaux. Le premier est l’élévation d’un maillot sportif au rang de symbole national aussi signifiant que les emblèmes officiels. Le maillot de la Confédération brésilienne de Football (CBF) a été hissé au rang du drapeau et de l’hymne national brésilien, voire est devenu leur métonymie. Le second est la politisation des symboles nationaux et particulièrement du maillot auriverde, annexé depuis 2013-2014 par la droite et l’extrême droite brésiliennes et victime de l’extrême polarisation du pays.
LA « PATRIE EN CRAMPONS » 1: FABRICATION D’UN SYMBOLE NATIONAL ET INTERNATIONAL
Au commencement, le maillot n’était pas jaune, mais blanc. Lors de la première apparition de l’équipe nationale du Brésil en 1914, les joueurs sont ainsi vêtus. Le football n’est alors rien de plus qu’un passe-temps pour les riches amateurs qui disposent de loisirs ; les compétitions internationales sont rares et les enjeux de celles-ci restent trop modestes pour associer la Seleção et la représentation de la nation, surtout quand les joueurs noirs commencent à y entrer en nombre. La Seleção conserve donc sa tunique blanche, assortie le plus souvent d’un short bleu et de chaussettes noires, pendant 40 ans et quatre Coupes du monde.
Le hiatus entre ce maillot sans caractère et l’importance sociale et culturelle du football apparaît à l’occasion du plus grand traumatisme de l’histoire de ce sport au Brésil. En 1950, le pays organise la IVe Coupe du monde dans sa capitale fédérale, Rio de Janeiro. Tout semble réuni pour couronner l’avènement d’un nouveau Brésil, en gestation accélérée depuis les années 1930. Ce Brésil, tourné vers la modernité, goûte à la démocratie depuis 1945 et entre peu à peu dans l’ère des superlatifs qui mobilisent les énergies. La capacité des architectes et des ingénieurs se mesure à la construction dans des délais contraints du plus grand stade du monde, le Maracanã, qui doit servir d’écrin aux exploits de la Seleção et lui permettre de remporter « sa » Coupe 2
Le 16 juillet 1950, jour attendu de l’apothéose, la victoire de l’Uruguay sur le Brésil fait taire tout un peuple et le plonge dans une tristesse infinie.
La défaite est imputée au malheureux gardien de but de la Seleção, Barbosa, qui ne s’en remit jamais, et à la tunique blanche qui a porté malchance et dont on juge qu’elle manque de signification 3. Un quotidien influent, O Correio da Manhã, bientôt rejoint par l’ensemble de la presse, lance alors un concours pour dessiner un nouvel équipement – maillot, short, chaussettes –, susceptible de « susciter une mystique autour de la sélection du Brésil » 4
Le cahier des charges impose d’utiliser les quatre couleurs du drapeau national : le vert, le jaune 5, le bleu et le blanc. Ainsi naît officiellement en 1953 le maillot « canari » au jaune dominant, le short bleu et les bas blancs, dont les triomphes allaient faciliter l’identification des Brésiliens à leur Seleção et le rendre légendaire dans le monde entier.
1958, 1962, 1970 : L’APOGÉE DU MYTHE DE LA DÉMOCRATIE RACIALE
Ironiquement, c’est en bleu que le Brésil remporte en 1958 sa première Coupe Jules-Rimet contre l’équipe de Suède, hôte du tournoi, qui jouait avec leur maillot jaune. Ce premier titre est suivi d’un deuxième au Chili en 1962, acquis au détriment de la Tchécoslovaquie. En 1970, ce fut l’Italie qui succombe à la maestria auriverde au stade Azteca de Mexico. Le fait de terrasser des équipes européennes dans ces compétitions de plus en plus suivies à travers le monde revêt une importance considérable, au Brésil même comme dans l’ensemble de qui s’appelait alors le « tiers monde ».
La virtuosité du jeune Edson Arantes do Nascimento, dit « Pelé » (1940-2022) et de ses compagnons d’épopée – Garrincha, Vavá, Gérson, Tostão, Rivelino… – consacre l’osmose entre le maillot de la Seleção et l’image d’un Brésil jeune, métissé, brillant, conquérant, auquel rien ne résiste. Par un retournement de l’histoire, dans le dernier pays occidental à avoir aboli l’esclavage (en 1888) et caractérisé par une évidente leucocratie, le premier Brésilien à acquérir une notoriété planétaire, le « roi » Pelé, est noir. Pelé sera d’ailleurs le premier noir à occuper un poste ministériel dans un gouvernement brésilien comme « ministre extraordinaire des sports » entre 1995 et 1999.
La domination brésilienne sur le football mondial au cours de la décennie 1960 met en avant les noirs, leur talent, leur élégance, leur imagination, leur capacité à gagner. Elle fournit la preuve qu’un pays noir et métis peut jouer les premiers rôles et inverser, avec brio, les rapports de force internationaux sur un terrain de sport. En pleine décolonisation, au plus fort des luttes en faveur des droits civiques aux États-Unis, au moment où le régime d’apartheid s’enracine en République Sud-Africaine, l’équipe du Brésil, métaphore de la nation métisse, matérialise la possibilité d’une cohabitation harmonieuse et fructueuse des races.
LA SELEÇÃO DANS LA PROPAGANDE DE LA DICTATURE MILITAIRE
Le sacre de Mexico intervient au pire moment de la dictature militaire qui s’est abat- tue sur le Brésil en 1964. La présidence du général Emílio Garrastazu Médici (1969-1974) coïncide à la fois aux années fastes du « miracle économique brésilien » et aux « années de plomb » des persécutions politiques, de l’usage systémique de la torture par les organes de répression, des disparitions et des exils. Le gouvernement recourt aussi abondamment à la propagande pour vanter ses réalisations et la grandeur du géant brésilien, dont la Seleção est la meilleure expression. La joie et la fierté que procurent le troisième titre de champion du monde et cette équipe mythique ne parviennent pas entièrement à transcender les déchirements de la société brésilienne et l’opposition à la dictature fera grief à Pelé d’avoir prêté tacitement sa caution aux violations des droits humains perpétrées par le régime. La résistance passe par des clubs comme le Corinthians de São Paulo et des joueurs comme Sócrates ou Casagrande qui participent aux mobilisations pour le retour à la démocratie.
En 1984 notamment, les forces d’opposition parviennent à organiser les plus importantes manifestations qu’ait connues jusqu’alors le Brésil pour demander l’élection du président de la République au suffrage universel direct. Cette campagne se dote d’un signe de reconnaissance, un T-shirt entièrement jaune frappé de l’inscription Diretas Já (« des élections directes maintenant ») qui ne rappelle que par sa couleur le maillot de la Seleção. Celui-ci se remarque peu dans les foules qui se rassemblent lors des meetings gigantesques des Diretas-Já et chantent l’hymne national à gorge déployée 6
La campagne est un échec dans l’immédiat, mais les militaires quittent le pouvoir en 1985.
LA GUERRE DES COULEURS
De fait, la politisation affichée du maillot auriverde a lieu 30 ans plus tard et au seul profit des droites brésiliennes qui l’accaparent. Les deux grandes compétitions de football, Coupe des confédérations en 2013 et Coupe du monde FIFA en 2014, dont le Brésil est le siège, s’inscrivent dans une conjoncture intérieure délicate. À l’approche du premier événement,en juin 2013, des manifestations spectaculaires – les plus importantes depuis celles des Diretas- Já – s’emparent des rues brésiliennes, d’un bout à l’autre du pays. Œcuméniques à l’origine, les cortèges deviennent au fil des jours de plus en plus hostiles au gouverne- ment de la présidente Dilma Rousseff qui a succédé à Luiz Inácio Lula da Silva en 2010 et s’apprête à concourir à un second mandat sous l’étiquette du Parti des Travailleurs (PT, gauche). À l’ouverture de la Coupe des confédérations le 15 juin 2013, Dilma Rousseff, jusqu’alors très populaire, est si violemment huée que le président de la FIFA demande où sont passés « le respect et le fair play brésiliens » 7 La même scène se répète un an plus tard, avec encore plus de brutalité, lors de l’ouverture de la Coupe du monde dans le stade des Corinthians à São Paulo, quelques semaines avant la campagne électorale 2014. Les spectateurs, en tenue de supporters de la Seleção, qui ont manifesté leur rejet de la présidente et du PT au pouvoir, ont une sociologie précise. Ils appartiennent aux milieux privilégiés qui peuvent s’offrir des places pour des événements exceptionnels et s’acheter le maillot officiel sous licence exclusive d’un équipementier célèbre.
Dès la réélection de Dilma Rousseff à la fin d’octobre 2014, les maillots auriverde fleurissent dans les nombreuses manifestations patronnées par les organisations de droite – tant par les partis d’opposition que par les nouveaux mouvements apparus sur internet et les réseaux sociaux – jusqu’à la destitution de la présidente obtenue en 2016 8
Toute cette période hautement polarisée, entre une vision unanimiste de la société et une conception pluraliste, est marquée par une guerre des couleurs, le vert et jaune de la droite contre le rouge du PT, diabolisé jusqu’au ridicule 9
LE MAILLOT AURIVERDE, UNIFORME DES FACTIEUX
Le maillot « du Brésil » est arboré comme l’uniforme du « parti du Brésil », celui des « bons citoyens » qui finissent par se regrouper derrière le député d’extrême droite Jair Bolsonaro, vainqueur de l’élection pré- sidentielle de 2018. Les couleurs du Brésil servent de support à la vindicte contre la politique et son personnel. Ce rejet du système politique se traduit par le dégagisme dont le PSDB, parti de droite et du centre droit et challenger traditionnel du PT, fait principalement les frais. Elles réactivent et soulignent les clivages socio-raciaux et les inégalités profondes de la société brésilienne.
Le bolsonarisme ayant avalé l’ensemble des forces conservatrices et réactionnaires du Brésil, il s’approprie le maillot auriverde comme symbole, avec l’appui de plusieurs stars du football, de Pelé à Neymar en passant par Ronaldinho Gaúcho. Ce soutien n’est guère étonnant. Au-delà de ces figures, également connues pour leur affairisme, le « mythe », comme le surnomme ses partisans, a séduit l’électorat évangélique, issu dans sa majorité des couches populaires et de la petite classe moyenne, qui est précisément le milieu où se recrutent les sportifs professionnels. Annexé par le bolsonarisme, le maillot de la Seleção est entraîné dans les aventures de sa faction la plus radicale, celle qui refuse le verdict des urnes et la victoire de Lula en 2022. Il est fortement présent dans les campements qui se multiplient devant les casernes et réclament une intervention des militaires et l’annulation des élections. Il est vu lors de la tentative de coup d’État du 8 janvier 2023 et de la dévastation des bâtiments du Congrès national, de la présidence de la République et de la Cour suprême.
L’annexion du maillot auriverde par des factieux qui remettent en cause le pacte démocratique a accentué le désamour de l’autre moitié des Brésiliens envers un équipement qui permettait autrefois d’éprouver des émotions collectives. Un autre maillot de la Seleção, de couleur bleu, est parfois porté pour manifester l’attachement à l’équipe nationale tout en signifiant l’opposition au bolsonarisme. La reconquête du maillot auriverde passe par sa dépolitisation. Elle promet d’être aussi longue que l’apaisement des tensions qui déchirent le Brésil.
Armelle ENDERS,
Professeur d’histoire contemporaine
Université Paris 8-Laboratoire de l’Institut Français de Géopolitique (IFG Lab)
- Nelson Rodrigues (1912-1980), célèbre dramaturge, donna ce titre, A Pátria de chuteiras, au recueil qui contenait ses chroniques sur le football entre 1950 et 1970. ↩
- Voir Gisella de Araujo Moura, O Rio corre para o Maracanã, Rio de Janeiro, FGV, 1998. ↩
- Le Musée du Football, à São Paulo, consacre une exposition virtuelle à l’histoire du maillot auriverde. https://museudofutebol.org.br/ exposicoes/a-historia-da-camisa-canarinho-como-o-amarelo-ouro-passou-a-vestir-o-brasil/ (consulté le 1er juin 2024). ↩
- https://artsandculture.google.com/story/ DQWBCiIxN2jqKQ?hl=pt-br (consulté le 1er juin 2024). ↩
- À l’époque de l’Indépendance (1822), le vert était la couleur dynastique de la maison de Bragance, dont était issu le premier empereur du Brésil, Pedro, et le jaune était celle de la maison de Lorraine, famille de son épouse, l’impératrice Léopoldine. ↩
- Une loi de 1971 encadrait très soigneusement l’utilisation du drapeau et de l’hymne national brésiliens. Le mouvement des Diretas-Já se les réapproprie peu à peu, en commençant par des interprétations de l’hymne. ↩
- – https://youtu.be/EVV1smHZx84?feature= shared (consulté le 19 juin). ↩
- https://www1.folha.uol.com.br/poder/ 2014/ 11/1542047-ato-em-sao-paulo-pede- impeachment-de-dilma-e-intervencao-militar. shtml?cmpid=menupe ↩
- Le fait de posséder une automobile de cou- leur rouge pouvait susciter de l’hostilité. Une militante bolsonariste vit dans le soleil rouge du drapeau japonais un symbole ↩