Depuis le 17 mars, la France est confinée en raison de l’épidémie de coronavirus. Pierre Larrouy, économiste et essayiste, tient pour la Revue Politique et Parlementaire, un journal prospectif.
Ligne de partage ou ligne de fracture, samedi 11 avril
Nous en sommes même à crier haro sur ceux qui réfléchiraient au jour ou au monde d’Après : il faut souligner que ce n’est pas la même chose, le jour d’Après ou le monde d’Après.
Vraiment tout est bon. La rivalité comme mode relationnel. Pas grave ! De toute manière, le futur hante les pensées. Le proche et le plus lointain. Le sien et celui des enfants. Il n’y a pas de hiérarchie entre l’immédiat et l’avenir. Ce sont deux faces de la même pièce.
Une pièce d’euro ? La pièce dit tout. Un projet européen pour en sortir. Une sortie pour déboucher. Si les comptes ne se font pas en euros, il faut être prêts à de grands sacrifices. Ou une pièce rapportée avec le modèle d’un autre dominant du monde ? Ou, encore, une pièce humiliée qu’on enterre pour se souvenir ?
Il faut, c’est mon point de vue, prendre toute la pièce, toutes les pièces, et s’acheter, en premier lieu, un imaginaire, pour qu’il soit un futur désirable. Il ne s’oppose pas aux efforts, il peut les légitimer.
Avant de changer ou pas de modèle, il faut renoncer au préétabli, à l’incontournable, à l’injonction de la continuité…
Les lois de la guerre sont des détournements du réel. Elles ont un sens profond. La preuve, elles arrivent à dire ce qu’est un criminel de guerre. Pas ses actes, en eux-mêmes, mais l’usage non légitime, l’abus par rapport, justement, aux règles de la guerre. On pourrait penser qu’il existe des criminels de paix. Ceux qui vont au-delà de la dignité individuelle ou sociale, pour des objectifs sans justification d’un fonctionnement raisonnable. Ce propos était difficilement entendable avant la crise climatique.
Peu importe, dès lors, que l’un pense qu’il ne faut pas se projeter, que l’autre invite à ne pas se replier sur le combat anxiogène d’une réalité difficile. Il n’y a qu’une mer mais il y a, toujours, des options de navigation. Dans certaines passes, les options peuvent se réduire et devenir manichéennes. Nous y sommes.
J’ai utilisé dans une chronique récente (9 avril, RPP, Les données c’est pas cadeau) l’expression « ligne de partage ». Miguel Vinuesa a bien voulu me dire que c’était plutôt une ligne de fracture. Une discussion en est née et ce n’est pas de pure forme. Eduardo Rihan Cypel approche cette question depuis la notion de « blessure narcissique ». Ils ouvrent des pistes dans cet article à plusieurs claviers, de Moïse à Freud. Ce n’est qu’un début…
Moïse… Michel Vinuesa (représentant, à Toulouse, des exilés espagnols, philosophe, acteur de la vie associative franco-espagnole)
Comment ne pas évoquer le film de Ridley Scott, Exodus ? Le peuple hébreu, conduit par Moïse, l’armée du pharaon aux trousses. Ils ont quitté leur terre. Il ne leur reste que deux options : la servitude ou la libération. Ils quittent un monde, le leur, ses lois et son mode de vie, pour l’inconnu. Epuisés, ils arrivent au bout du chemin, une mer infranchissable face à eux et leur mort certaine derrière eux. Pas d’échappatoire, pas de tergiversations. Le désespoir gagne. Comment traverser cette mer ? Seul Moïse le croit possible.
Un parallèle avec notre situation pandémique n’est-il faisable ? Nous savons ou anticipons que nous devons abandonner nos anciens modes de gouvernance et de production. Que nous devons reconstruire nos vies. Faire autrement, réinventer le futur pour un peuple, celui des humains, des vivants, encore.
Il faudra laisser derrière nous ce qui nous a conduit à l’impasse.
Un simple grain de sable a détraqué tout un engrenage complexe. Nous étions conscients de notre fragilité, mais on préférait ne pas la voir.
Le peuple hébreu est confronté à ce non-choix d’affronter la mer Rouge. L’incrédulité, le désarroi et la panique s’empare de lui. Le soir, alors qu’il attend l’accomplissement de la promesse de l’espoir de Moïse, un vent sec, violent, venu d’Orient, se lève. Il souffle toute la nuit, séparant les eaux.
Moïse, quant à lui, fixe son destin historique et le prend en main. Il pense qu’il n’est que la représentation de l’avenir de son peuple. Il n’a d’autre choix que de l’assumer. Finalement, ils traverseront la mer au sec, d’un côté les dangers, de l’autre les ennemis. Les eaux se refermeront à jamais derrière eux, enfin libres. Moise ne savait pas si le miracle allait s’accomplir, mais il sut profiter d’un phénomène climatique unique (que des chercheurs ont pu expliquer) pour en faire son allié, pour un objectif plus grand, sauver la vie de son peuple.
Notre vent est venu aussi de l’Est, de Wuhan. Il a bousculé notre système référentiel, et économique, tout ce qu’on croyait solide.
Si nous savons ce que nous voulons et que nous désirions construire un nouveau monde, alors, il faut se rappeler de Moïse, lui qui partagea l’ancien monde du nouveau.
Pierre Larrouy
Economiste et essayiste
La France en face, ou la blessure narcissique du coronavirus
La France en face, ou la blessure narcissique du coronavirus
Par Eduardo Rihan Cypel — ancien député de Seine et Marne
La crise du coronavirus a montré une France que les Français ne soupçonnaient pas. Le système de santé et l’Hôpital public français n’ont pas seulement été débordés, ils ont subi des manques. L’absence de masques suffisants et des capacités à produire des tests en quantité ont symbolisé, aux yeux des Français, l’image d’un système de santé public pris de court et pas assez préparé à faire face à un choc de cette ampleur.
Dans l’imaginaire national, l’armée et la santé sont des lignes de résilience et de survie qui font la fierté du pays.
Jamais personne n’avait imaginé possible une telle panique gagner le modèle français de santé. Cette perception, alimentée par les médias en continu, nous renvoie à une image de notre pays qui n’est pas conforme à l’idée que nos citoyens s’en font, celle d’un pays très développé qui se vante souvent de disposer du « meilleur de système de santé au monde ». Pour aggraver la douleur collective, les Français ont, au même moment, constaté que d’autres pays s’en sortaient mieux, beaucoup mieux, comme la Corée du Sud ou, semble-t-il, l’Allemagne.
Cette réalité, par sa violence et sa surprise, inflige une véritable blessure narcissique à la France. Nous nous pensions tout-puissants pour soigner nos concitoyens, en toute circonstances (« le meilleur système de santé au monde », encore une fois) ; la réalité crue nous renvoie une vérité bien grise : nous n’étions pas prêts, nous ne sommes pas si puissants que nous le pensions.
C’est, donc, une blessure narcissique qui va au-delà du déclassement ou de l’humiliation.
Cela constitue un décalage profond et durable entre l’image de nous-mêmes que nous entretenions et le réel. Décalage similaire à celui de la terre par rapport au soleil quand Copernic démontre au XVIe siècle que c’est la première qui tourne autour du second et non l’inverse, comme le pensait l’humanité depuis au moins Ptolémée.
Acceptons, malgré tout, qu’une telle blessure puisse être une chance. Confrontation avec le réel. On s’est cogné… de là peut surgir une réaction qui corrige le regard, d’abord, l’action, ensuite, par la force d’un sursaut vital chargé d’honneur et de fierté. Mais, si mon hypothèse d’un traumatisme profond est retenue, cela exigera : de la puissance de résilience (force intérieure), de la radicalité des mutations à entreprendre (objectifs et projet) et du temps long.
Je veux maintenant élargir la réflexion par-delà cette situation française dans la crise mondiale du coronavirus. C’est un changement d’échelle qui pourrait paraître un signal narcissique de plus. Mais nous ne pouvons pas, face à cette pandémie et la crise psychologique qui va s’en suivre, faire fi d’un contexte qui était, déjà, à des sentiments de peur du futur, d’incompréhension devant le sens qu’on pouvait encore lui donner, d’une recherche de notre place.
Incompréhension devant notre civilisation techniciste et sa déshumanisation de plus en plus prégnante. Inquiétudes ou angoisse devant notre responsabilité climatique.
Comme si le coronavirus venait signer le diagnostic sévère d’une période de déshérence qui cherche un chemin.
En septembre 2017, j’avais affirmé dans une chronique sur Radio Nova que l’écologie frappait l’humanité d’une quatrième blessure narcissique. Dans la mesure où nous prenions conscience que l’Homme n’est pas le maître absolu du monde naturel. La réalité du réchauffement climatique et des crises écologiques rappelle des limites que nous ne respectons plus.
L’Homme n’est pas ce maître et possesseur de la nature qu’il pensait être depuis l’avènement de la philosophie et de la science modernes au XVIIème siècle.
Notre croyance – car c’en est une – dans une « domination de la nature » n’est en réalité qu’une figure de la toute-puissance de l’Humanité. La Nature nous rappelle à ses limites. La conscience de l’Homme contemporain constate qu’il ne peut pas agir dans le monde sans limites. Au risque d’une révolte de l’environnement en raison des dérèglements causés par l’action humaine. C’est ainsi que l’écologie devient la quatrième blessure narcissique de l’Humanité, après les trois premières recensées par Sigmund Freud : d’abord Copernic, je l’ai rappelé, ensuite Darwin qui intègre l’Homme dans la chaine animale, brisant sa condition de créature divine ex nihilo, Freud lui-même, enfin, avec la découverte de l’inconscient et la psychanalyse qui démontre que « le Moi n’est pas maître dans sa propre maison. »
La rupture climatique, des chocs sur la biosphère et sur l’environnement, représente bien la quatrième blessure narcissique de l’Humanité. Une nouvelle limite s’impose à nous, à toute l’Humanité, et pas la moindre, c’est la limite des limites : celle du monde tout court, de la Nature (phùsis ou natura dans la philosophie classique et moderne), sans lequel aucune forme de vie ne pourrait advenir et perdurer.
Ces quatre blessures narcissiques ont un noyau causal commun : le sentiment de toute-puissance, le narcissisme de la toute-puissance privée de limites, inhérent à l’Humanité – du moins jusqu’à présent.
Constater ces limites cependant permet à la conscience blessée de se placer dans le monde : avoir sa place dans l’univers, sa place dans la longue histoire du processus de la vie avec la sélection naturelle, sa place en soi-même en reconnaissant qu’il y a un continent caché et non connu qui agit dans notre propre psychisme.
Prendre conscience d’une limite à la suite d’une blessure narcissique peut être salutaire. C’est ainsi que l’Humanité et les sociétés avancent, conscientes de leur place dans le monde, comme de notre place à l’intérieur de notre propre subjectivité.
Si la blessure narcissique se transforme en conscience du sens de la limite comme condition de notre liberté, comme irréductible, et non comme résistance à dépasser, alors un progrès est possible, au plan subjectif comme au plan collectif. Disposer de ce savoir nous donne de l’humilité. La limite redevient le lieu de la sublimation, c’est-à-dire le point de bascule d’une possible réalisation supérieure conforme et adéquate avec ce que nous sommes « réellement » : non pas des dieux sur terre mais des animaux – politiques – conscients de leur juste place dans l’univers et dont l’action ne peut s’affranchir des règles fondamentales qui régissent ce même univers, l’univers « en commun ».