En moins de dix jours trois publications d’importance provenant respectivement de Die Zeit, du The New York Times et de The Spectator marquent le paysage médiatique occidental construit autour de l’opération militaire russe en Ukraine.
Le 7 décembre 2022, le journal allemand Die Zeit publie un rare entretien d’Angela Merkel, l’ancienne Chancelière allemande. Celle-ci, revenant sur la première année de la crise ukrainienne débutée en 2014, indique que les tentatives de paix regroupées sous le terme d’Accords de Minsk n’ont eu pour conséquence unique que de gagner du temps pour permettre à l’Ukraine de se renforcer.
Bien que les paroles de la Chancelière ne soient qu’une constatation de l’effet de ces Accords, il est impossible de ne pas penser que donner du temps à l’Ukraine pour prendre sa revanche était le but initial de ceux-ci.
“Les Accords de Minsk de 2014 ont servi à donner du temps à l’Ukraine […] Un temps qu’elle a utilisé pour se renforcer, comme on peut le constater aujourd’hui. L’Ukraine de 2014-2015 n’était pas l’Ukraine d’aujourd’hui. Comme nous avons pu l’observer début 2015 lors des combats autour de Debaltsevo [ville du Donbass, dans la région de Donetsk], Poutine aurait pu alors facilement gagner. Et je doute fortement qu’à l’époque l’OTAN aurait été en capacité d’aider l’Ukraine comme elle le fait aujourd’hui… Il était évident pour nous tous que le conflit allait être gelé, que le problème n’était pas réglé, mais cela a justement donné un temps précieux à l’Ukraine.”[1]
Ces déclarations, qui mettent directement en cause la capacité de la direction russe à défendre les intérêts du pays, font l’objet d’une vive réaction de la part de celle-ci. Les explications données par Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, indiquent que les dirigeants russes avaient bien conscience de ce double jeu, mais elles ne répondent pas à la principale question : pourquoi avoir attendu pour agir, si, rapidement, les dés sont apparus pipés et que chaque jour qui passait renforçait l’Ukraine ?
Suite à cette première étape de déstabilisation par la remise en cause de la capacité des dirigeants russes l’article du The New York Times annonce, que par crainte d’une réponse militaire russe contre les États-Unis, ceux-ci avaient « tenté d’empêcher l’Ukraine de tuer le général Valery Guérassimov », le chef d’État-major des armées russes.
« …Les responsables américains ont découvert que le général Valery Guérassimov prévoyait de se rendre au front, mais ils ont caché l’information aux Ukrainiens, craignant qu’une tentative d’assassinat ne déclenche une guerre entre les États-Unis et la Russie. Les Ukrainiens ont quand même appris le voyage. Après un débat interne, Washington a pris la mesure extraordinaire de demander à l’Ukraine d’annuler une attaque – pour s’entendre dire que les Ukrainiens l’avaient déjà lancée. Des dizaines de soldats russes auraient été tués. Le général Guérassimov n’en faisait pas partie »[2].
La conclusion est simple, les États-Unis sont, certes, une puissance opposée à la Russie, mais restent conscients de certaines réalités et conduisent une politique basée sur la Raison, à l’inverse de l’Ukraine, toujours capable du pire.
À la suite de ces deux publications arrive le clou du spectacle, l’article d’Henry Kissinger, publié dans la revue The Spectator du 17 décembre 2022[3]. Ce vétéran de la diplomatie américaine bénéficie encore d’une forte aura dans la partie libérale du monde politique russe et sort régulièrement de son silence afin de prodiguer ses bons conseils. Aujourd’hui, ses propositions ne sont ni plus ni moins que les grandes lignes du processus de paix qui pourrait être mis en œuvre dans la crise ukrainienne.
Dans l’introduction de son article, Henry Kissinger reprend des considérations générales sur les prémices de la Première guerre mondiale et la démarche de somnambules des dirigeants européens de l’époque. Immédiatement après ce rappel historique et l’indication de ses craintes de revoir se dérouler un scénario comparable avec l’Ukraine, Henry Kissinger propose un plan en plusieurs étapes.
- « …Etablir une ligne de cessez-le-feu le long des frontières existantes là où la guerre a commencé le 24 février. De là, la Russie renoncerait à ses conquêtes, mais pas au territoire qu’elle a occupé il y a près de dix ans, y compris la Crimée. Ce territoire pourrait faire l’objet d’une négociation après le cessez-le-feu.
- Si la ligne de partage d’avant-guerre entre l’Ukraine et la Russie ne peut être obtenue par le combat ou par la négociation, le recours au principe d’autodétermination pourrait être exploré. Des référendums d’autodétermination supervisés au niveau international pourraient être appliqués aux territoires particulièrement divisés …
- L’objectif d’un processus de paix serait double : confirmer la liberté de l’Ukraine et définir une nouvelle structure internationale, notamment pour l’Europe centrale et orientale. La Russie devrait finir par trouver une place dans un tel ordre».
À première vue, un tel plan découle d’une logique équilibrée, de bon sens, respectant tout à la fois l’intégrité territoriale de l’Ukraine avec le retour des troupes russes sur les lignes du 24 février 2022, la volonté des peuples de disposer d’eux-mêmes par le recours au référendum, et le souhait de la Russie de se voir intégrée dans une nouvelle structure internationale.
Mais l’important n’est pas là. Cette proposition comporte un autre point, bien plus important. « Un processus de paix devrait lier l’Ukraine à l’OTAN, quelle qu’en soit l’expression. L’alternative de la neutralité n’a plus de sens, surtout depuis que la Finlande et la Suède ont rejoint l’OTAN ».
Cela signifie en fait que la question fondamentale à la base de l’intervention russe du 24 février – la présence de l’OTAN à la frontière russe et l’intégration – sous une forme ou une autre – de l’Ukraine en son sein, se trouverait résolue dans le sens inverse des intérêts de la Russie.
Du moins de ses intérêts tels que compris par ses dirigeants. Au total, donc, cette proposition n’en est pas une, son acceptation allant directement à l’encontre de la vision stratégique des dirigeants russes.
Une question se pose alors : quel est le but de cette campagne et de cet article plus particulièrement ? En fait, le but semble être double.
Le premier, immédiat, est d’instiller le doute dans les esprits et de garantir le fait qu’aucune campagne d’hiver[4] ne sera conduite par les troupes russes, au risque de nuire à de possibles négociations[5].
L’autre, à plus long terme, est de proposer une sortie de crise apparemment honorable à la partie de l’élite russe encore présente dans le pays et fortement intéressée par un règlement rapide de la crise actuelle.
La présence de l’OTAN aux frontières est, dans l’esprit de cette élite, bien moins nuisible que les contraintes pesant actuellement sur son influence, ses sources de revenus et le bien-être, fortement occidentalisé, de ses familiers.
Le message est simple. Dirigés par un leader et une équipe incapable (Die Zeit), vous faites face à un ennemi tout puissant, mais raisonnable (The New York Times), et la seule chance qui vous reste est non seulement de peser contre toute offensive d’hiver, mais surtout de vous rallier rapidement à une sortie de crise qui, au fond, n’atteint que la souveraineté du pays, sans nuire, comme les sanctions, à vos intérêts réels (The Spectator).
Cet appel sera-t-il entendu par une partie suffisante de l’élite russe pour influer sur le cours des événements ? Les prochaines semaines nous donneront la réponse à cette question.
Gaël-Georges Moullec
Docteur en histoire contemporaine
Chercheur associé à la chaire de géopolitique de la Rennes School of Business
Gaël-Georges Moullec vient de publier Vladimir Poutine; Discours 2007-2022, SPM, 2022, 428p., 32 euros.
[1] Angela Merkel, Hatten Sie gedacht, ich komme mit Pferdeschwanz?, Die Zeit, 7.12.2022.
[2] Anton Troianovski, Eight Takeaways From The Times’s Investigation Into Putin’s War, The New York Times, 17.12.2022.
[3] Henry Kissinger, How to avoid another world war, The Spectator, 17 December 2022. https://www.spectator.co.uk/article/the-push-for-peace/
[4] L’Histoire nous enseigne que l’hiver est en Russie, à l’inverse de la tradition militaire occidentale, une saison propice aux plus fortes offensives : retraite de Russie (fin 1812), contre-offensive autour de Moscou (décembre 1941), libération de Stalingrad (décembre 1942-février 1943).
[5] A cet égard rappelons-nous de la Première guerre mondiale et de l’effet des tentatives de Paix sur les troupes avant l’arrivée de Clémenceau au pouvoir en France en 1917.