Comprendre l’épisode actuel, une énième phase de déstructuration du jeu politique et institutionnel, revient à se pencher sur le déroulement de quelques étapes de l’histoire contemporaine. Il apparaît alors que la déstabilisation de M. Barnier n’a rien d’anecdotique et de passager… Et qu’en matière politique aussi bien qu’économique ou écologique, le déni est une épreuve dans laquelle la France tient son rang : nos institutions subissent une lente érosion de légitimité depuis le milieu des années 90. Le décalage entre les promesses du mythe de la figure providentielle et l’autorité effective que la fonction présidentielle déploie, devient intenable. Car les acteurs politiques ont davantage cédé aux facilités de la polarisation aux extrêmes et aux pratiques institutionnelles du court-termisme. Envisageons les trois étapes de la déconstruction : la fissure, le choc, la déstabilisation.
1995 : la fissure
L’élection de J. Chirac est qualifiée de « vote de crise » par la Fondation Nationale des Sciences Politiques. Rappelons-nous en effet, la prévalence du thème de la « fracture sociale » et la stratégie « tribunitienne » choisie par le candidat de la droite, J. Chirac : il se démarque ainsi du très conventionnel et trop néo-classique E. Balladur, son rival du RPR et Premier ministre sortant de cohabitation. J. Chirac performe alors le temps d’une élection en mordant sur le socle de gauche – alors qu’une partie du PS, comptable des années Mitterrand, laisse transparaître son « long remords du pouvoir » … Le FN a d’ores et déjà lui, installé le thème de l’immigration et des insécurités : il obtient 15 %.
Quelques prémisses des problèmes à venir sont posées : installation lente d’une forme de polarisation à l’extrême droite (distance idéologique croissante et points de vue inconciliables) et triangulation grossière (subversion des idées de l’adversaire) pour gagner les élections à court terme, qui rend ensuite l’exercice du pouvoir intenable.
Politiquement, les premières décisions, dont la réforme de la protection sociale, apparaissent ainsi comme trop contradictoires d’avec la campagne légitimant l’élection.
Institutionnellement, la pratique chiraquienne du pouvoir ajoute à la crise politique : en effet, le président nomme un Premier ministre, A. Juppé, tout en le privant d’approfondir son assise majoritaire à l’Assemblée. Tout ceci conduit à la dissolution de 1997, instaurant une cohabitation trop longue avec une présidence très affaiblie, le chef de l’Etat finissant par accepter à contrecœur le raccourcissement du septennat. Les temporalités de la Ve République sont alors déstructurées.
2002 : le choc
Le « tremblement de terre » de la présidentielle de 2002 permet de souligner un nouveau désordre à la fois politique et institutionnel : la bipolarisation établie à partir des années 70 ayant permis l’alternance et une pratique plus démocratique de nos institutions n’est plus acquise. La polarisation à l’extrême droite du débat public s’installe dès la fin des années 90, et radicalise la droite classique par endroits d’abord – régionales. Elle pénalise la gauche, moins capable d’installer ses thèmes : un effet de cadrage durable du débat lui est désormais très défavorable.
La médiatisation instantanée se développe et les cultures politiques commencent à changer.
Les partis de gouvernement sont sur la sellette : outre la défaite brutale du PS, n’oublions pas que l’UMP succède au RPR pour conforter le maigre succès de J. Chirac – 19.9 % au premier tour.
Réélu avec 82 % au second tour, ce dernier oublie vite le sens de son second mandat : les électeurs de gauche ne s’y retrouvent pas… bis repetita / 1995 ! Et aggravation de la crise politique (épisode des émeutes de banlieue et du CPE par exemple) et institutionnelle. Rappelons le référendum manqué de mai 2005, pour constater qu’en usant à contre sens, voire à contre temps de deux pouvoirs propres (les pouvoirs discrétionnaires du président), les présidences de J. Chirac ont abimé l’équilibre semi-présidentiel de la VéRépublique, tel que forgé depuis Ch. de Gaulle.
Certes, les élections de N. Sarkozy et F. Hollande restaurent en apparence un certain ordre : bipolarisation et alternance semblent sur le moment, confortées. Mais derrière le décor électoral, la fragilisation du socle progresse : sur le plan politique, la droite classique emprunte de plus en plus aux idées de son extrême pour gouverner, accentuant la polarisation du débat, avec finalement une efficacité limitée – 18 % pour M. Le Pen à la présidentielle de 2012. La gauche reste fragile, la synthèse hollandaise ne résistant pas à l’épreuve du pouvoir. La polarisation s’installe aussi de ce côté-ci, J.-L. Mélenchon en étant le garant après 2005. Sur le plan institutionnel, N. Sarkozy, hyperprésident dans l’opinion, ne peut pas changer de Premier ministre et n’est pas réélu ; F. Hollande renonce à se représenter… Aucun ne pratique de référendum ou de dissolution. La superbe du chef de l’Etat est désormais remisée : sur la forme comme sur le fond, présider n’impose plus une norme au-dessus du lot[1].
2017 : la déstabilisation
Une partie des « gens » méprisent, contestent, … éprouvent de la haine vis-à-vis des figures élues, aussitôt que désignées. Mais la présidentielle continue d’attirer les votants et les acteurs, qui ne raisonnent comme les médias, que par rapport à elle, accentuant ainsi les difficultés de l’exercice du pouvoir institutionnel – qui reste bicéphale et en partie, parlementaire. La dimension émotionnelle des campagnes et du vote, saturent l’espace, à mesure que les stratégies politiques de polarisation gagnent du terrain et que les cultures politiques classiques se perdent – proportionnellement à l’affaiblissement des partis de gouvernement. Une page se tourne : en 2017, la bipolarisation part en fumée. Or, elle a agi comme un vecteur de régulation des excès, imposant des alliances aux partis tiers. Corrélée à la contrainte majoritaire, elle a facilité l’alternance, et la tempérance du présidentialisme – installée notamment lors des cohabitations[2].
Le centrisme disruptif ou polarisé de E. Macron obtient 24 % au premier tour en 2017 et de façon disproportionnée, 314 sièges à l’Assemblée nationale, alors que 50 % des électeurs s’abstiennent pour élire les députés. Car outre le quinquennat, un second dérèglement institutionnel s’installe : l’automaticité des législatives après la présidentielle. D’abord masqué, ce dysfonctionnement éclate au grand jour (abstention) pendant les mandats de E. Macron. La coïncidence de la durée des mandats (présidentiel et député) prive les élus de l’Assemblée nationale de légitimité propre ; elle dévitalise en conséquence le couple Premier ministre-Assemblée, au bénéfice d’un « hyper-présidentialisme » problématique.
La pratique macronienne du pouvoir accentue ce trait. Par tempérament et doctrine, le jeune président gouverne avec autoritarisme au-dessus du Parlement et des corps intermédiaires, et trop souvent au-dessus du Premier ministre. Au-delà des crises sociales, épidémiques, géopolitiques traversées, ce présidentialisme creuse l’inexorable malentendu démocratique : élu en partie sur une promesse de régénération, le président Macron clive, court-circuite, bouscule pour concentrer les pouvoirs jusqu’à l’embolie… Il veut certes parfois tempérer ce « décisionnisme » personnel : mais le grand débat et la convention citoyenne, ont des effets cosmétiques.
La réélection de ce président « Jupiter » est l’aboutissement d’une non-campagne sur les enjeux intérieurs, alors que le premier mandat est gros d’explosions de colères et de décisions publiques contestées frontalement. Pour autant, au second tour, l’affaiblissement politique du centrisme polarisé ne résulte pas d’un regain des partis classiques de gouvernement au premier – PS 1.8% et LR 4.8% – ; ce que les législatives confirment. Ainsi la polarisation aux extrêmes obtient pour la première fois des résultats significatifs à l’Assemblée nationale en 2022, rendant la majorité introuvable. S’ouvre une phase de Gouvernement où toute visée stratégique est compromise. Le cabotage est la norme.
Le court-termisme a encore progressé dans un halo médiatique où les réseaux sociaux ajoutent à la dimension émotionnelle : or les passions mauvaises sont devenues en France, importantes et récurrentes, jusqu’à expliquer une partie du vote. Pessimisme, vision passéiste, peur de l’avenir, sentiment de perte d’identité, etc. connotent pour beaucoup le rapport à la Nation, alors que le rapport au politique est depuis longtemps marqué par la méfiance et le dégoût, deux items systématiquement majoritaires et depuis longtemps, dans le baromètre de la « confiance » – n’ayant pas suffisamment retenu l’attention des acteurs[3].
Alors dans ce paysage désormais fragmenté, la dissolution de 2024 ajoute bien sûr au désordre. Ce dernier est d’abord le résultat d’une présidentielle dévalorisée : elle ne structure plus le jeu partisan ; elle le désorganise car elle accentue la polarisation – les primaires y ayant d’ailleurs contribué pour les partis de gouvernement. Ainsi, depuis 2022, les législatives donnent le « la », alors que dans un contexte de déstructuration des cultures et des organisations politiques, la contrainte du mode de scrutin devient insuffisante pour aider à forger une majorité.
Il fallait donc avoir un temps de retard, par présidentialisme exacerbé, pour jouer les démiurges en 2024 d’abord en dissolvant, puis en souhaitant contrôler à ce point, la nomination du chef du Gouvernement. E. Macron depuis sa réélection, a donc utilisé à contre-emploi deux pouvoirs propres successifs : art. 12 – dissolution – et art. 8 – Premier ministre. La désignation de M. Barnier est un contresens venant après une dissolution incomprise : elle situe le Gouvernement très à droite et très soucieux des positionnements du RN jusqu’au dépôt de la censure de décembre 2024 inclus. Alors que les législatives du printemps, donnaient la victoire à un Front républicain censé combattre l’extrême droite, sans oublier qu’au premier tour, la coalition arrivant en 2ème était la gauche ! Après un tel déni du sens électoral, les perspectives d’alternance tempérée s’éloignent davantage encore. L’efficacité présidentielle est obsolète. La polarisation aux extrêmes s’est installée, à mesure que le débat public est dégradé[4]…
Dire que le présidentialisme politique et institutionnel est « vieilli, usé, fatigué » semble rétrospectivement justifié. Peut-être un jour, nos acteurs politiques et les citoyens, décideront-ils d’affronter cette réalité en face, pour bâtir un nouveau régime correspondant davantage au contexte et à l’environnement ? Ce serait une perspective constructive et positive, pour affronter les enjeux déterminants et graves des temps actuels. Sans quoi le cumul de désordres successifs restera vide de sens.
Olivier Rouquan
Chercheur associé CERSA
Enseignant spécialiste vie politique, institutions, territoire
Source : Petr Kovalenkov / Shutterstock.com
[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2014/09/09/president-de-la-republique-une-mission-politique-devenue-intenable_4484374_3232.html
[2] Voir notamment : Rouquan Olivier, « Ve République, le code a changé », RPP, n° 1108, oct.-dec. 2023.
[3] Ipsos, Le Monde, Sc Po, Jean Jaurès, Institut Montaigne, 3000 personnes, quotas, stratification, CAWI, 14-21 nov. 2024 et OpinionWay, Cevipof, Baromètre annuel de la confiance politique.
[4] OpinionWay pour le Parisien et les Echos, Fondation Jean Jaurès, 2 051 personnes, quotas, stratification, CAWI, 9-15 oct. 2024