François Costantini revient sur la création du Grand Liban et à sa difficulté à devenir un État-nation.
Naissance du Grand Liban
En premier lieu, on ne saurait contester l’existence quasiment immémoriale d’une entité libanaise.
Sa conscience, sa volontéd’être, viennent, pour reprendre les propos du général de Gaulle sur la France dans ses Mémoires d’Espoir, « du fonds des âges »…
Dans l’Antiquité, la singularité phénicienne se détachait déjà de l’ensemble syrien. À un univers désertique et bédouinisé répondait une civilisation ouverte, curieuse, innovante.
Cette singularité est même allée, depuis l’époque hellénistique jusqu’aux termes de l’Empire romain et à l’Antiquité tardive, jusqu’à demeurer un espace de latinité et de romanité dans un ensemble pleinement acquis à la langue et à la culture d’Homère.
Ce ne fut pas sans conséquences sur l’irruption d’une exception spirituelle et culturelle, l’église maronite. Qui ne connut, contrairement à l’ensemble des églises d’Orient, aucune scission en son sein. À laquelle le Grand schisme d’Orient de 1054, catastrophique pour l’avenir de la chrétienté, fut totalement étranger. Qui ne souffrit à aucun moment la moindre remise en cause de son allégeance à Rome.
Durant les Croisades, les Francs rencontrèrent sur la terre du Mont Liban une nation qui, aux dires de Saint-Louis, était « une partie de la nation française ».
Par la suite, Louis XIII assura les Maronites du soutien appuyé de la France.
C’est d’ailleurs au XVIIe siècle que le Liban, plus précisément le Mont Liban, acheva sa première unité politique autour de l’émir druze – vraisemblablement converti au maronitisme – Fakhreddine. Qui unit, face à la Porte, les minorités menacées du Mont Liban, maronites, druzes en chiites pour l’essentiel.
Les systèmes politiques qui prennent la suite – le Double caïmacamat en 1841 et la Moutassarifiyat en 1861 –, tout en découlant d’accords internationaux à la suite de périls rencontrés par les populations chrétiennes –, répondirent néanmoins à la spécificité absolue du Liban : l’équilibre entre islam et chrétienté, fécondant, fait unique en Orient, un refus de la dhimmitude de la part des chrétiens, assurant à ceux-ci un espace exceptionnel de liberté.
Coutumier des faits génocidaires, l’Empire ottoman tenta d’exercer ses sinistres forfaits à l’encontre de la population du Mont Liban durant le Premier conflit mondial.
Issus de toutes les confessions, mais en grande partie des chrétiens, les martyrs libanais furent honorés par une statue mémorielle érigée en plein centre de Beyrouth.
La France, alors moins soucieuse de participations dans l’Irak Petroleum Company que du sort des chrétientés d’Orient, décide la création du Grand Liban. Au Mont-Liban sont adjoints Beyrouth, Tripoli, le Akkar au nord, la plaine de la Bekaa, Saïda, Tyr et le Liban Sud.
L’anticlérical Clemenceau avait finalement, durant la Conférence de Versailles, répondu favorablement à l’appel et au projet du Patriarche maronite d’alors, Mgr Hoayek.
Le Grand Liban, alors constitué sous la férule du Mandat de la SDN conféré à la France, s’établit, au plan politique et institutionnel, par la reconnaissance de 18 communautés.
En 1926, une Constitution est rédigée. Elle affirme les principes démocratiques, l’égalité de tous au plan des droits politiques.
Ce qui prémunit les chrétiens contre les principes islamiques de la dhimmitude, où ils doivent accepter une condition de sujets de seconde zone, privés du moindre droit politique, face aux musulmans dominateurs.
Par une répartition constitutionnelle des pouvoirs, avec, notamment, un président maronite qui assurera au pays un visage libéral et démocratique, avec l’épanouissement de la société à l’ombre du protecteur français, le Liban connaîtra, durant le Mandat français, son véritable âge d’or.
Une société mise à mal
Mais la Seconde Guerre mondiale et les idéologies dites « progressistes », par la suite, vont mettre à mal la société libanaise.
De façon abusive, nombre de dirigeants libanais – y compris certains chrétiens, à l’image du premier Président de la République, Bécharra el Khoury –, vont s’opposer à la « situation coloniale française ». Alors que la France, au Liban, de 1920 à 1943, aura véritablement érigé une société de liberté, une économie prospère, un enseignement exigeant et de qualité. Fidèle en cela au texte du Mandat, lui assignant une « mission de civilisation ».
L’indépendance, qui survint en 1943, s’avérera être une véritable « erreur de casting », pour dire le moins.
Les musulmans sunnites, souhaitant noyer l’élément chrétien dans une Grande Syrie, où ils ne tarderaient pas à retrouver le statut abhorré de dhimmis.
Les chrétiens sont alors sommés, moyennant l’accès théorique à la souveraineté et à l’indépendance d’un Liban distinct de la Syrie, de concéder au camp mahométan le fait que le Liban a « un visage arabe ».
Ce qui constitue une véritable ineptie au plan historique, ethnique et culturel.
Dès 1945, le Liban est sommé par sa composante islamique d’adhérer au Pacte d’Alexandrie, fondateur de la Ligue arabe. Qui les entrainera dans tous les abimes régionaux.
Le pire d’entre eux, sciemment organisé par les dirigeants sunnites (les clans Karamé, Salam, Solh) eu pour objet de faire du Liban le principal pays d’accueil des réfugiés palestiniens à l’issue du conflit perdu face à Israël en 1948.
Les sunnites espéraient ainsi renverser l’équilibre démographique en leur faveur.
Qui plus est, l’OLP s’installe au Liban en 1970, après avoir été chassée de Jordanie par les troupes du roi Hussein, dont elle avait mis le pays, selon ses habitudes terroristes, à feu et à sang.
La centrale palestinienne, dirigée par Yasser Arafat, va multiplier les provocations, les démonstrations de force, les enlèvements et les assassinats contre les membres de l’Armée libanaise et grand nombre de Libanais, essentiellement chrétiens.
Le journaliste Georges Naccache, par sa formule « deux négations ne font pas une nation » analysera avec justesse l’imposture de ce Liban qui se déclare indépendant en 1943. Ce qui lui vaudra plusieurs mois de prison : la fin du Mandat français a également signifié une réduction sensible des libertés publiques.
En 1958, le camp musulman tentera d’entraîner le Liban dans les chimères de Nasser, qui vient de constituer – à marche forcée contre le peuple syrien, qui chassera les Égyptiens trois ans plus tard – avec la Syrie la République Arabe Unie. Les chrétiens, avec à leur tête leur valeureux président, Camille Chamoun, refuseront de se soumettre à un projet à la fois totalitaire et islamique.
Le déclenchement de la Guerre du Liban, en 1975, est dû à la volonté du camp musulman – qui s’en remettra par la suite à la tutelle de la Syrie – de mettre son veto à l’intervention de l’Armée libanaise contre les exactions de l’OLP. Le Premier ministre sunnite d’alors, Rachid Karamé, prendra la défense de l’OLP contre sa propre armée…
Profitant largement d’une société libérale, d’une économie ouverte et prospère, de secteurs particulièrement performants (banque, éducation, santé…), les dirigeants musulmans libanais auront délibérément, par haine viscérale et jalousie envers les chrétiens, mis à bas un pays jusqu’alors dénommé « Suisse du Proche-Orient ».
C’est cependant au faîte de la Guerre du Liban que la Pays du Cèdre va trouver la figure qui va incarner véritablement l’identité libanaise jusque dans les tréfonds les plus profonds.
Béchir Gemayel, chef des Forces Libanaises, organe politique et militaire de défense du camp chrétien, définira de façon optimale le Liban tel qu’il fût depuis son origine, et tel qu’il aurait dû être dès son accession à l’indépendance.
Le 29 novembre 1981, à Antélias, dans la banlieue de Beyrouth, il prononce un discours d’anthologie à l’occasion du 45e anniversaire de la fondation du principal parti chrétien, les Kataëb, par son père, Pierre Gemayel :
« À l’heure où se discute le sort des peuples de la région et de leurs États respectifs, le dossier du Liban défend dans une large mesure la position des Kataëb. Ces derniers s’identifient au Liban, dont ils sont la véritable garantie. Le Liban est leur raison d’être, et ils sont la garantie de sa pérennité. Le pari que Pierre Gemayel a fait sur le Liban n’a pas changé ; les vicissitudes de la politique régionale et internationale n’ont fait que le soutenir, les événements qui se sont produits dans la région au cours des dernières années n’ont fait que le renforcer, et aujourd’hui la prise de conscience des musulmans vient le confirmer (…). Il s’en suit que l’unité du Liban a été et demeure le projet des Kataëb, tandis que sa division a été et demeure le projet des autres. Cependant, il ne peut y avoir de véritable unité sans une allégeance absolue de tous les Libanais envers le Liban. De même, il ne peut y avoir de liberté sans sécurité pour tous les Libanais. Telle est, en peu de mots, la patrie que nous voulons. C’est un choix ancien, auquel nous demeurerons attachés, et pour la réalisation duquel nous sommes déterminés à lutter jusqu’à ce que le problème libanais trouve sa solution complète et finale. Nous n’accepterons jamais plus de solutions partielles, ni de solutions fondées sur un compromis, car tout compromis sur ce plan se traduirait par la perte de nos droits ».
La décision chrétienne, fondatrice de la liberté, de la souveraineté et de l’intégrité du Liban et des Libanais, des chrétiens au premier chef : une telle équation n’aura hélas jamais été mise en oeuvre en dépit des espoirs fondés sur l’accession de Béchir Gemayel à la présidence de la République le 23 août 1982.
Béchir Gemayel, assassiné le 14 septembre 1982 par des sicaires pro-syriens sur ordre direct d’Hafez el Assad, alors président syrien, a emporté avec lui les espoirs du peuple libanais. Qui, depuis, loin de là, n’a jamais retrouvé de leader digne de défendre ses droits sans faux semblants ni compromissions.
Le pays légal versus le pays réel
La conclusion de la Guerre du Liban, en 1989-1990, se fera essentiellement au détriment des chrétiens. Les Accords de Taëf, imposés alors par les États-Unis et l’Arabie saoudite, placent le pays sous la tutelle de la Syrie. Amenuisant considérablement les prérogatives des chrétiens – via celles du président de la République maronite – dans l’édifice institutionnel libanais.
Le retrait syrien, en 2005 – davantage motivé par les intérêts américains dans la région que par une réelle volonté de rendre au Liban sa souveraineté – aboutit à une autre tutelle, stratégique, du Hezbollah sur le pays. Le parti pro-iranien (qui ne reçoit d’ordres que du Guide suprême de la Révolution iranienne) menace depuis d’entrainer, sur le seul vocable d’un agenda iranien exclusif, le pays vers l’abîme dans le cas d’une confrontation majeure avec Israël.
Il a trouvé en Michel Aoun, devenu président de la République du fait de son soutien, un exécuteur zélé de ses intérêts au sommet de l’État libanais.
Dernière trahison de celui qui aura amené les chrétiens au bord du précipice, avant tout pour satisfaire ses appétits de pouvoir : M. Aoun vient de déclarer sa volonté de transformer le Liban en État laïc. Ce qui correspondrait aux intérêts exclusifs de ses tuteurs chiites du Hezbollah, qui triompheraient définitivement par la loi du nombre. Et qui, de façon irréversible, ramèneraient les chrétiens au rang de dhimmis, de citoyens de seconde zone.
À celui qui, depuis 30 ans, s’est révélé comme le pire imposteur des intérêts du Liban au bénéfice des siens (et de son clan familial, à l’image de son gendre, Gebran Bassil, dénoncé lors des récentes manifestations par la jeunesse libanaise comme la figure de proue de la corruption du pays), on ne peut que renvoyer les propos du véritable homme de l’exception libanaise, Béchir Gemayel, qui déclarait dans une interview au Monde, le 18 août 1982 :
« Le Liban est-il suffisamment mûr pour la laïcité dans toute l’acceptation du terme ? Une chose est certaine : le comportement de l’État vis-à-vis des citoyens sera laïc, en ce sens que chrétiens et musulmans seront égaux devant la loi [ndlr : ce qui constitue le fondement de l’exception libanaise]. Dans un État multiconfessionnel, l’idéologie laïque est certes l’instrument qui permet de réaliser mieux que tout autre la cohésion nationale. Cependant, l’islam ne pourrait pas supporter la laïcité, ni du reste les hiérarchies chrétiennes. Sur ces points qui touchent à des traditions profondément anciennes – le confessionnalisme en Orient remonte à l’Empire byzantin –, il est sage de ne pas bousculer l’évolution (…) ».
1920- 2020 : le Liban a-t-il existé ? Dans l’esprit du peuple libanais et des chrétiens plus particulièrement, certainement, de façon permanente. Dans les intérêts des dirigeants, musulmans pour l’essentiel, de façon rare et épisodique.
Le Liban, sauf lors de la période bénie du Mandat français, aura vu, comme bien des pays, le « pays légal » mettre à mal les intérêts du « pays réel ».
Peu importe à l’auteur de ces lignes, pourtant anticolonialiste par principe et conviction, de valoriser particulièrement la période de présence française.
Parce que la France fut, de Saint- Louis au Mandat, le seul pays qui prit en compte les seuls intérêts du Liban, loin des vicissitudes et des turpitudes du jeu souvent malsain des puissances dans la région.
François Costantini
Enseignant à l’Université Saint Joseph de Beyrouth
Il est l’auteur de Le Liban. Histoire et destin d’une exception, Perspectives libres, 2017