En 1958, le travail parlementaire est marqué par trois tendances fondamentales : il est d’abord encadré, ou pour reprendre l’expression la plus usitée, celle de Boris Mirkine Guetzevitch, « rationalisé » ; il est ensuite jugé et demeure, enfin, solennisé.
L’encadrement a été immédiatement perçu par tous. Il se traduit en apparence d’abord par un domaine assigné – l’article 34 de la Constitution, en énumérant les matières législatives, définit pour la première fois dans l’histoire constitutionnelle française un domaine de la loi – mais aussi et surtout par des procédures. Limitation, dans la Constitution, du nombre des commissions permanentes, de la durée des sessions ordinaires, interdiction de la compensation en matière de charges publiques, règne de l’ordre du jour fixé « par priorité et dans l’ordre » par le gouvernement, et, naturellement, textes « considérés comme adoptés » en application de l’article 49 alinéa 3 de la Constitution sont les exemples les plus emblématiques d’un Parlement qui est désormais effectivement subordonné à la Constitution.
Cette subordination est d’autant plus marquée que le Parlement a désormais un juge : le Conseil constitutionnel, appelé à faire respecter la limitation matérielle des compétences parlementaires sous ses deux volets : respect du domaine de la loi et respect des procédures, selon deux vecteurs : le contrôle sur saisine des textes votés, qui inclut les conditions du vote, et le contrôle obligatoire, donc fondamental, des lois organiques et des règlements des assemblées, assujettis au respect de ces dernières et de la Constitution.
Pour autant, la Constitution ne rompt pas avec le sens profond du travail parlementaire, qui découle du régime représentatif : la loi est votée publiquement, la sacralisation de la norme trouve son expression dans les conditions de vote : une navette longue, une identité des pouvoirs législatifs des deux assemblées, qui ne peut être rompue que par un « dernier mot » à l’Assemblée nationale, lorsqu’à la fin du processus persiste un désaccord entre les deux chambres, identité accentuée par l’exigence d’un accord formel du Sénat pour les lois organiques qui lui sont relatives et les révisons constitutionnelles, un délai de soixante-dix jours pour voter la loi de finances de l’année, une absence de formalisme dans l’usage du droit d’amendement reconnu à tout parlementaire comme au gouvernement. L’ « expression de la volonté générale » résulte ainsi de la représentation du peuple par ses élus parlementaires.
Les conditions étaient donc ouvertes, et même affirmées, pour que soit maintenue une rareté législative : le Parlement de la Ve République était invité à débattre au fond, sur des textes d’initiative gouvernementale, selon des procédures désormais encadrées et des techniques conçues pour sortir des situations où fait défaut au gouvernement une majorité stable ou suffisante.
Les institutions ont été pensées pour des cas de figure où il ne se trouve pas de majorité stable. Pierre Avril a ainsi rappelé le « compromis dilatoire » sur lequel la Constitution est bâtie : chacun y retrouve ses propres sources d’inspiration, tout en reconnaissant la nécessité de sortir de l’instabilité gouvernementale. Initialement, donc, le travail parlementaire est encadré pour répondre à une caractéristique générale des institutions : celles-ci sont pensées par ceux qui veulent sortir des blocages et des crises qui caractérisaient la IIIe comme la IVe République, où la domination parlementaire était rendue possible à la fois par l’absence de contrôle, autre qu’interne, des procédures et par l’absence de majorités cohérentes et durables.
En 1958, le Parlement a donc perdu des pouvoirs : celui d’élire seul le président de la République, de fixer l’ordre du jour, de créer autant de commissions parlementaires qu’il le souhaitait, d’augmenter une dépense publique, pour chaque chambre de statuer sur le contentieux électoral de ses membres, pour mettre fin au « scandale des invalidations partisanes » comme le dit Michel Debré, etc. Chaque chambre a perdu l’établissement sans contrôle de son règlement, assujetti à contrôle obligatoire, tandis que le Parlement législateur voit sa compétence délimitée et qu’il peut être concurrencé par le recours au référendum. Mais il a conservé intacte la mission constitutionnelle de transformer un projet, une attente citoyenne, une volonté en un bien juridique rare : la loi, norme suprême.
Soixante ans ont passé. C’est bien long au regard d’une durée moyenne de vie qui s’est allongée, y compris pour sa part professionnelle, au regard de la durée des régimes précédents – encore quelques années et le record de la IIIe République sera battu – d’une transformation profonde de la société française. Des systèmes de communication à la rapidité des transports, des habitudes de consommation à la sociologie de la population, des idéologies politiques aux formes contemporaines d’engagement, des attentes citoyennes aux résultats électoraux, qu’il a t-il de commun entre 1958, où l’actualité est dominée par la question algérienne, la décolonisation ou la guerre froide, et 2018, où les préoccupations, publiques ou privées, sont tout autres ?
Le travail parlementaire, dont l’objet est de transformer ces attentes sociales en décisions, de contrôler et d’encadrer l’action de l’exécutif, s’en ressent. Aucune des trois tendances voulues en 1958 ne perdure. Les institutions de la Ve République ont fait disparaître la préoccupation initiale du besoin de restaurer la stabilité de l’exécutif, notamment parce que l’élection du président de la République, puis la réforme du quinquennat et la chronologie des consultations électorales ont eu pour effet d’assurer des majorités cohérentes : elles ont dégagé les conditions d’une bipolarisation – avec de surcroît aujourd’hui, une majorité neuve dans l’espace politique et des oppositions politiques divergentes – et celles d’alternances déterminées, depuis 1981, par les consultations électorales et non par les renversements d’alliances. De ce fait, les procédures permettant d’obvier à l’absence de majorités ou de prévenir les crises apparaissent comme inutilement réductrices de l’action parlementaire.
C’est sans doute ce qui explique que, depuis la réforme constitutionnelle du 29 octobre 1974, il est rare qu’une révision de la Constitution n’ait pas eu pour objet principal ou pour effet secondaire mais affiché un renforcement des droits du Parlement, le maintien de mécanismes contraignants apparaissant inutile, la reconnaissance de pouvoirs nouveaux apparaissant, à l’inverse, souhaitable.
Comment, au-delà de la modernisation technique – on pense à la dématérialisation, à la bureautique, à la recherche documentaire – ce mouvement de sens constant a-t-il produit ses effets ?
Que reste-il du parlementarisme rationalisé ?
À en juger par la pratique, désormais limitée quantitativement, du recours à l’article 49 alinéa 3, dont la rareté d’usage engendre évidemment une critique plus marquée, on serait tenté de répondre : « rien », si ce n’est l’irrecevabilité des initiatives financières contraires à l’article 40, intact depuis 1958 et valorisé par l’exigence d’un contrôle au dépôt, interne aux assemblées. Pourtant, cette réponse apparente est insuffisante. La réponse à cette question est en réalité paradoxale : le Parlement a récupéré la plupart des pouvoirs perdus en 1958, en a réclamé et obtenu de nouveaux au fil des révisions constitutionnelles ou de réformes législatives dont la LOLF, a exercé des compétences qu’on croyait délaissées.
Et pourtant, la perte ou au moins le partage de l’autonomie décisionnelle réelle du Parlement est de plus en plus marquée.
On ne peut qu’évoquer quelques-unes des levées des verrous posés en 1958 : lorsque le Conseil constitutionnel juge, par la décision du 21 janvier 1964, que la lettre de l’article 42 prévoyant une séance par semaine de questions prohibe qu’y soient consacrées plusieurs séances, le constituant lève cet empêchement rédactionnel. Lorsque la Constitution limite à six le nombre de commissions permanentes, le Parlement porte ce plafond à huit pour dissocier les questions sociales des compétences culturelles et, à l’Assemblée créer une commission du développement durable. Lorsque par la décision du 24 juin 1959, le Conseil constitutionnel fait obstacle à tout retour de vote de résolutions, pour faire du canal de l’engagement de responsabilité la voie unique de la responsabilité politique, la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 introduit l’article 34-1 pour permettre le vote de résolutions. Retenons donc des décisions de 1959 le seul principe qui s’impose encore : le temps de parole du gouvernement ne peut être limité dans les textes.
Selon une technique différente, plus typique du mode d’engendrement classique du droit parlementaire, le travail des assemblées s’est formalisé à partir de pratiques, dans des textes successivement enrichis : l’exemple le plus significatif est celui des commissions d’enquête parlementaires, nées avec le régime parlementaire lui-même sous la Restauration. Affirmées au niveau législatif, dès la loi « Rochette » du 23 mars 1914, elles reposent sous la Ve République sur l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, qui a confirmé leurs pouvoirs et étendu leur durée. La révision du 23 juillet 2008 en consacre l’existence au niveau constitutionnel.
On doit ensuite évoquer des pouvoirs conquis : le partage de l’ordre du jour pour permettre, avec les révisions du 4 août 1995, puis, à nouveau, celle de 2008 un ordre du jour « fixé par chaque assemblée », en réalité partagé au profit principal du gouvernement, qui soit le fixe, « par priorité » et « dans l’ordre », soit contrôle les initiatives majoritaires, soit rejette celles de l’opposition, au besoin en ayant recours à l’article 40 de la Constitution. Mais en apparence, l’initiative parlementaire est ainsi affirmée.
Il en va de même du contrôle des opérations militaires extérieures ou de celui des finances de la Sécurité sociale : le recours aux débats possibles n’offrant pas un creuset adéquat, il a été nécessaire de prévoir des techniques et des contenus spécifiques, par affirmation constitutionnelle avec l’ajout d’une procédure nouvelle à l’article 35 de la Constitution dans le premier cas (2008), à l’article 47-1 dans le second (1996). Ces deux exemples illustrent le cas où la nécessité d’instaurer un débat, et un vote, ne trouve pas dans le recours aux solutions classiques un vecteur adapté à la matière en cause.
Quant au fond, un effort constant consiste à développer l’évaluation parlementaire, par exemple avec les rapports sur l’application de la loi votée prévus par l’article 145-7 du Règlement de l’Assemblée nationale, qui deviennent systématiques, pour nourrir, en retour, le débat législatif. Cette logique d’un contrôle constant et étendu plutôt que ponctuel et spécifique, trouve ses limites dans la priorité toujours donnée au flux législatif : c’est le gouvernement qui orchestre le rythme du travail parlementaire, en fonction de ses propres arbitrages plus que de l’attente du résultat de travaux parlementaires. Mais l’information et l’évaluation parlementaire ont incontestablement progressé. Ici encore, des structures et des procédures nouvelles sont apparues : les verrous ont progressivement sauté.
Sous l’effet de ces divers mouvements, le travail parlementaire s’est profondément modifié : continu comme l’est la session ordinaire, passée de six à neuf mois en 1995, sans porter atteinte au pouvoir de l’exécutif de convoquer des sessions extraordinaires, partagé dans ses sources entre l’initiative gouvernementale, toujours prépondérante, et l’initiative parlementaire, qui s’exerce par le droit d’amendement, par la possibilité d’inscrire à l’ordre du jour des propositions de loi ou des débats, d’obtenir de droit la création de commissions d’enquête, etc. il est sans doute devenu de plus en plus technique.
L’existence d’un contrôle juridictionnel nouveau en 1958, progressivement étendu, pose la limite juridique de ces divers mouvements.
La subordination du travail parlementaire au juge est assumée
Le Conseil constitutionnel a rendu plus de 75 décisions sur les règlements des assemblées. Il serait difficile de ne pas y voir la marque d’une limitation de l’autonomie parlementaire, sous le double effet de l’interposition de règles entre la Constitution et son application parlementaire et de la précision de leur application par le juge.
Si les règlements sont étroitement contrôlés, ce qui constitue la principale source d’encadrement du travail parlementaire, il ne faut pas ignorer le poids représenté par le contrôle a priori, lequel seul permet de soulever des manquements procéduraux.
Au titre du contrôle des règlements, les marques de la juridictionnalisation progressive sont nombreuses. C’est le Conseil constitutionnel qui, le 9 avril 2009 puis le 25 juin 2009, tire toutes les conséquences du fait que désormais, sauf textes budgétaires, le débat d’un projet de loi s’engage en principe sur le texte adopté par la commission, en exigeant que soit supprimée toute restriction à la présence du gouvernement en commission. C’est encore lui qui, par une autre décision du 25 juin 2009, rappelle que « le respect de l’article 40 de la Constitution exige qu’il soit procédé à un examen systématique de la recevabilité, au regard de cet article, des propositions et amendements formulés par les députés et cela antérieurement à l’annonce de leur dépôt et par suite avant qu’ils ne puissent être publiés, distribués et mis en discussion, afin que seul soit accepté le dépôt des propositions et amendements qui, à l’issue de cet examen, n’auront pas été déclarés irrecevables ; … il impose également que l’irrecevabilité financière des amendements et des modifications apportées par les commissions aux textes dont elles ont été saisies puisse être soulevée à tout moment ». C’est toujours lui qui, par une décision du 7 novembre 1990, juge que « porte atteinte au droit d’amendement, reconnu à chaque parlementaire par le premier alinéa de l’article 44 de la Constitution, l’interdiction faite à tout membre de l’assemblée saisie du texte de reprendre en séance plénière un amendement relatif à celui-ci au motif que cet amendement aurait été écarté par la commission saisie au fond ».
Les règlements doivent respecter la Constitution, les lois organiques et les lois ordinaires portant sur le fonctionnement des assemblées, donc l’ordonnance du 17 novembre 1958 et ses textes modificatifs « qu’autant qu’ils sont conformes à la Constitution », mais aussi un domaine propre circonscrit à l’organisation ou au fonctionnement de l’assemblée concernée, à la procédure législative ou au contrôle de l’action du gouvernement (Conseil constitutionnel, 11 décembre 2014). Leur contrôle subordonne donc l’autonomie du droit parlementaire, et le juge peut intervenir également en sa qualité de juge de la loi votée, seulement par le biais du contrôle a priori.
Le cas le plus emblématique est bien sûr celui du droit d’amendement. L’article 44 de la Constitution se limite à affirmer le droit, en définissant ses auteurs. Les restrictions constitutionnelles sont faibles : respect de l’article 40, possible respect du domaine de la loi, règles de navette. Pour résoudre un déséquilibre procédural, le Conseil constitutionnel dans une des plus célèbres décisions rendues en matière de droit parlementaire, le 23 janvier 1987, tenta d’introduire les « limites inhérentes à l’exercice du droit d’amendement » caractérisées par leur « ampleur ou leur importance ». Ces limites n’ont pas subsisté : la jurisprudence a progressivement abandonné cette limitation, il est vrai particulièrement difficile à définir, au profit d’une restriction du champ du débat au cadre du texte déposé ainsi qu’aux seules dispositions restant en discussion, de manière à éviter des amendements remettant en cause les dispositions définitivement adoptées ou introduisant des questions nouvelles après la première lecture. Le débat législatif fonctionne ainsi selon une logique d’ « entonnoir » qui contraint les acteurs, gouvernement comme parlementaires, à assurer sa plénitude dès la première lecture.
La jurisprudence s’est donc concentrée, depuis une décision du 13 décembre 1985, qui reprend une limite contenue dans les articles 98 alinéa 5 du Règlement de l’Assemblée nationale, 48 alinéa 3 de celui du Sénat, sur la nécessité d’un lien entre amendement et texte débattu, de manière à éviter les cavaliers, qui constituent une mauvaise technique législative, puisque le cavalier ne respecte pas le cadre du débat. Selon les méthodes classiques – consistant à graver dans les textes les pratiques établies ou la jurisprudence existante – le texte de la Constitution a tenté d’affirmer, en 2008, mais aussi de cristalliser l’état de la jurisprudence en exigeant seulement qu’un lien « même indirect » existe entre l’amendement et le texte débattu, formule reprise dans le règlement de l’Assemblée.
C’est l’exemple sans doute le plus célèbre, mais ce n’est pas le seul, qui tend à assurer la qualité des débats. La tendance la plus récente est à la souplesse : le Conseil apprécie globalement le respect des « exigences de clarté et de sincérité du débat parlementaire » (9 novembre 2010) ou va jusqu’à affirmer que le fait d’appeler à plusieurs reprises à voter le même dispositif ne méconnaît ni ces exigences ni l’article 27 de la Constitution (8 septembre 2017).
Il résulte pourtant de ce mouvement, comme de certaines décisions du Conseil d’État – par exemple à propos du droit d’obtenir certains documents entrant dans les travaux d’une commission d’enquête – 3 juillet 2006, ministère de l’Intérieur c/ Association Église universelle du royaume de Dieu, n° 28900, et, même date, Fédération Chrétienne des témoins de Jéhovah de France, n° 284296 – que l’autonomie du travail parlementaire s’est en définitive restreinte au fil du temps.
Paradoxalement, il apparaît, assez fréquemment, que plus les textes viennent affirmer un droit, plus ils aboutissent surtout à le réglementer.
Ainsi la loi organique s’interpose-t-elle désormais entre le droit d’amendement et la procédure jadis laissée au seul champ des règlements, ou la loi ordinaire entre la constitutionnalisation des commissions d’enquête et leurs règles d’organisation et de fonctionnement concret, par exemple les consultations des procès-verbaux, qui relevaient jadis des seuls règlements.
Parfois même, la restriction, alors quantitative, provient des instances parlementaires elles-mêmes, comme par exemple la limitation du nombre de questions écrites par député : de 3 700 questions écrites déposées en 1959, on est passé à 12 000 en 1994 et 20 066 en 2015. Pour remédier à cette inflation, une réforme du Règlement de l’Assemblée adoptée en novembre 2014 a modifié l’article 135 du Règlement : « la Conférence des présidents fixe, avant le début de chaque session ordinaire, le nombre maximal de questions écrites pouvant être posées par chaque député jusqu’au début de la session ordinaire suivante ».
Ainsi le travail parlementaire, sous les effets combinés de la hiérarchie des normes, de la jurisprudence qui la fait respecter, du Constituant qui l’affirme, de la régulation initiée par les instances parlementaires elles-mêmes ou par le gouvernement, se trouve t-il rationalisé alors que l’affirmation de procédures et de pouvoirs nouveaux est constante dans les textes.
Les procédures se sont adaptées à la banalisation de l’activité parlementaire
1958 rendait donc précieux ce qu’il limitait : l’acte de voter la loi et le contrôle parlementaire.
Dans ses décisions sur les règlements initiaux, en juin 1959, le Conseil constitutionnel, alors lui aussi marqué par une logique de rupture avec les pratiques précédentes, prohibait dans les règlements le vote de résolutions. En 1964, il empêchait qu’il y ait plusieurs séances de questions dans les hémicycles. Par ailleurs, le Parlement hésitait même à manier les pouvoirs qui lui sont dévolus, comme la création de commissions d’enquête, exceptionnelle au début de la Ve République, ou l’utilisation des pouvoirs conférés aux rapporteurs spéciaux de contrôler sur pièces et sur place le bon usage des deniers publics.
La situation est bien différente aujourd’hui : alors que les restrictions sont presque toutes levées, que les pouvoirs que l’on vient de citer résultent désormais de textes qui les affirment, le phénomène majoritaire a eu pour effet de faire perdre au Parlement, dans les faits, une partie des pouvoirs décisionnels qui étaient les siens. Le contenu de la loi, s’il est largement modifié au fil des débats – contrairement à une vision caricaturale qui voudrait voir dans les assemblées des « chambres d’enregistrement » – est sans doute plus que jamais déterminé par le gouvernement, lequel peut toujours s’opposer aux initiatives qu’il désapprouve, moduler celles dont il souhaite la modification, suggérer celles qu’il juge nécessaires. La portée du vote n’a pas changé, mais son objet n’ est plus le même.
La loi, si elle est toujours de portée générale, n’est pas toujours d’objet général : elle est devenue parcellaire, changeante, technique. Sans doute est-ce là ce qui explique, au moins partiellement, l’explosion du nombre d’amendements. De la révision de 2008, en prévoyant que la discussion s’engage désormais sur le texte adopté par les commissions, on pouvait attendre une baisse du nombre d’amendements, même si tel n’était pas l’objectif principal de cette révision. Or sous la XIVe législature, pour 150 projets de lois adoptés, hors conventions internationales, et 110 propositions, 115 200 amendements ont été déposés à l’Assemblée nationale et 18 821 adoptés. Certes, tous les amendements déposés ne sont pas débattus, certes la volonté de retarder les débats peut toujours exister, en dépit du temps législatif programmé, certes le Sénat connaît une tendance similaire mais de moindre ampleur – pour 67 lois adoptées hors conventions internationales pour la session 2016-2017, il n’y a eu « que » 3 411 amendements déposés et 984 adoptés – et la tentation est forte de tenter de limiter ce droit pour tenter de limiter l’inflation législative.
Or, cette limitation, si on veut restreindre les titulaires de ce droit, doit nécessairement emprunter la voie d’une révision constitutionnelle, même si le Conseil constitutionnel vient de reconnaître qu’un exercice exclusif du droit d’amendement en commission est possible par dérogation à la procédure législative ordinaire (décision du 16 janvier 2018). Faut-il limiter un droit parce que son usage paraît trop banal ?
Au final, n’est-ce pas plutôt la reconnaissance de droits de l’opposition qui, au terme de soixante ans de pratiques, fait encore défaut à la construction du travail parlementaire ?
Elle met du temps à s’imposer, par exemple, à l’Assemblée, par le biais du « droit de tirage » pour la création des commissions d’enquête, pleinement reconnu aux présidents des groupes d’opposition depuis la réforme du règlement de novembre 2014, ou plus généralement de la recherche d’une parité dans les activités de contrôle. L’ objet de ce travail consiste d’abord à assurer la confrontation d’idées, entre d’une part le soutien de la majorité au programme gouvernemental, et le fait qu’elle peut infléchir la construction légale et contribuer au contrôle, en défendant un point de vue distinct de celui qui résulte de la seule logique de l’exécutif, et d’autre part la faculté reconnue à l’opposition de proposer et défendre les alternatives qu’elle souhaite.
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Si l’évolution du travail parlementaire depuis l’origine de la Ve République a assuré le soutien de la majorité, en a renforcé les conditions d’exercice, par exemple par les études d’impact ou l’information budgétaire, lesquelles ne sont pas destinées à la critique mais bien à asseoir ce soutien, il faut sans doute mieux orienter le débat en reconnaissant désormais à l’opposition, ou aujourd’hui aux oppositions, des droits nouveaux. L’existence constitutionnelle de l’opposition n’apparaît, via les groupes parlementaires, qu’en 2008, ce qui, au final, est assez récent. Mais l’évolution que l’on vient de résumer a plutôt jusqu’ici renforcé les conditions du soutien majoritaire qu’elle n’a reconnu la place de l’opposition dans les procédures et dans les débats, ce qui pourtant correspond à une exigence démocratique fondamentale.
Jean-Pierre Camby
Professeur associé à l’Université de Versailles Saint-Quentin