Pour le politologue Stéphane Rozès, président de Cap (Conseils, analyses et perspectives) 2019 ressemble à 1995 par son inscription dans le même cycle anti-néolibéral, par ses ruptures politiques de même nature concernant le contrat initial du Président passé avec la nation et enfin, par la grève par procuration de l’Opinion envers les grévistes. Rencontre
Revue Politique et Parlementaire – Décembre 2019 est-il la reproduction de 1995 ? Ou s’agit-il d’une séquence qui dispose de sa logique propre ?
Stéphane Rozès – On constate aujourd’hui la même mécanique structurelle qu’en 1995 dans la relation entre le pouvoir politique, le mouvement social et l’Opinion.
La nature singulière du contrat entre le Président et la nation n’est cependant pas le même aujourd’hui qu’en 1995, ce qui explique les différences politiques conjoncturelles.
Ce qu’il y a de permanent découle de la singularité française : la forte autonomie du sommet de l’Etat à l’égard de la nation, qui à l’heure du néolibéralisme européen devient contradiction.
Cela met le Président et ses réformes en péril quand il bascule du côté du sommet de l’Etat, indexé sur Bercy, Bruxelles, Berlin et les marchés financiers, alors qu’il dépend censément de la nation.
Notre singularité vient de ce que la France s’est constituée au fil des siècles autour du monarque et de l’Etat fusionnés et de ce que l’Etat a ainsi précédé la nation.
Cette hétéronomie étatique a donné une très forte légitimité au souverain puis au Président élu par la nation.
La légitimité du souverain dépend de la nation et son outil symbolique et réel est l’Etat.
La nation, les Français, l’Opinion consentent dans une très large mesure aux politiques du Président pourvu qu’elles ne rentrent pas en contradiction avec notre Imaginaire et le contrat politique initial noué lors de la présidentielle.
Or justement, les moments 1995, « gilets jaunes » et 2019 marquent des séquences de rupture entre le Président et la nation.
Ces ruptures ont entraîné perturbations, paralysies, désordres, et « grèves par procuration » de l’Opinion à l’égard des grévistes selon la formule que j’avais utilisée en 1995.
La première rupture qui relie 1995 et 2019 vient de la déstabilisation de l’Imaginaire français. Pour assembler les diversités d’origines, territoriales et sociales qui nous sont consubstantielles, la nation doit pour les dénaturaliser, se projeter dans le temps au travers de l’idée de Progrès, dans l’espace, ce qui s’est fait dans la dernière période à travers l’Europe, et un projet politique au travers de disputes communes.
Le début des années 1990 ouvre un cycle long anti-néolibéral, les classes moyennes rejoignant les catégories populaires dans l’inquiétude ou la critique du cours des choses.
Ne pouvant plus se projeter dans un avenir meilleur, ayant le sentiment que ce sont les marchés financiers qui font le cours des choses et que l’Europe n’est plus la France en grand, le pays revient idéologiquement à ses fondamentaux protecteurs que sont la nation, la République et ses services publics.
Mais le sommet de l’Etat est enclavé dans une Europe procédurale au travers de ses applications des législations, règles et politiques de l’Union européenne.
La nation élit des Présidents pour se projeter alors que le sommet de l’Etat demande à la nation d’intérioriser les contraintes extérieures.
La rupture se fait quand à partir du milieu des années 1990, l’extérieur n’apparaît plus comme notre prolongement.
Telle est la source de notre dépression, de nos reculs économiques, sociaux et désordres politiques : le sommet de l’Etat pense et fait l’inverse de la façon d’être et de faire de la nation.
Du fait de notre Imaginaire, la réforme est pour la nation un moyen au service d’une vision, d’un projet. Pour le sommet de l’Etat, Bercy, Bruxelles et Berlin, la réforme, la discipline économique sont une fin en soi.
La seconde rupture qui trame la continuité 1995-2019 tient à l’oubli des Présidents des contrats initiaux qu’ils ont noués avec la nation lors des présidentielles précédant les mouvements sociaux.
Remarquons qu’avant le déploiement du néolibéralisme dans l’Union européenne, c’est-à-dire avant que les décisions économiques et sociales n’échappent à la souveraineté de la nation et des gouvernants, lorsque des Présidents opéraient un tête à queue avec leurs projets présidentiels c’est dans les sondages d’opinion ou les urnes et non dans la rue que les choses se soldaient. L’exemple le plus fameux est celui du tournant de la rigueur opéré en 1982-1983, consécutif à la décision du Président du Mitterrand de rester dans la SME, qui rompt ainsi avec l’orientation de « rupture avec le capitalisme » sans que cela ne mobilise la rue.
En 1995 vient de s’ouvrir le cycle néolibéral. Le Président Chirac qui avait été élu sur « la lutte contre la fracture sociale », opère un texte à queue six mois après son élection, lors d’une allocution télévisée, en revenant à une politique de désinflation compétitive pour que la France soit bien qualifiée pour l’Euro. Le lien sera rompu avec le pays mais s’exprimera au moment du Plan Juppé. Travaillant confidentiellement à l’époque comme sondeur auprès des Français et des leaders d’opinion pour Matignon et auprès des salariés pour la Cgt, j’ai pu observer les logiques à l’œuvre de part et d’autre.
Le Plan Juppé, soutenu par les leaders d’opinions (journalistes, chefs d’entreprises, syndicalistes et hauts fonctionnaires, chercheurs et intellectuels), voyait converger contre lui le refus des catégories sous statuts directement concernées, en capacité de bloquer le pays, et l’Opinion faisant grève par procuration, en soutenant les grévistes des entreprises ou de la fonction publique auparavant jugée corporatiste.
Précisons que les Français étaient majoritairement favorables à chacune des mesures du Plan Juppé, mais y étaient hostiles dans sa globalité. Au delà des revendications des grévistes, la procuration qui leur était donnée pour faire grève avait pour objectif d’envoyer un message de nature politique au Président.
Le plan était perçu dans sa philosophie même contraire au contrat initial de la nation avec Jacques Chirac.
D’ailleurs, lors de la dissolution qui s’en suivit, la mise en première ligne d’Alain Juppé devait signer la défaite présidentielle.
Du point de vue du pouvoir, c’est le logiciel juppéiste, comptable, financier de Bercy qui l’emporta. J’avais travaillé confidentiellement sur une première mouture du plan Juppé qui recueillait l’adhésion des leaders d’opinion, mais suscitait déjà dans sa globalité le scepticisme de l’Opinion. Jean-Claude Trichet incita le Président Chirac à le durcir de sorte que les marchés financiers soient certains qu’il faisait les efforts nécessaires pour être au rendez-vous de la mise en place de l’ Euro. Il s’ensuivit ce que l’on sait : retrait de la réforme, dissolution, défaite du Président Chirac et alternance …
En 2019, la réforme des retraites arrive dans une situation politique déjà dégradée entre le pays et le Président. Élu pour remettre en marche la nation à partir de ce qu’elle était, le système politique avec ses vieux clivages politiques, l’ancien monde étant responsable de notre malheur, le Président avait lucidement et courageusement dit devant le Congrès : « le premier mandat que m’ont confié Fes français est de restaurer la souveraineté de la nation », ce qui rendait alors audible son discours européen.
Hélas, quand à Aix La Chapelle, la chancelière allemande refusa de relancer l’Europe, nonobstant les efforts français, elle priva le macronisme du second étage de sa fusée. Le Président Macron opéra alors un tête à queue silencieux avec son projet initial. D’abord, devant des millions de Français, il esquiva sa réponse lorsqu’on lui demanda de dire là où il emmenait les Français. Il mit Benalla entre lui et le pays, et le seul langage qui prévalu alors fut celui de Bercy, celui-là même que le Président avait dénoncé à Bucarest : les « réformes imposées de l’extérieur », la « politique comptable » « du rabot » l’emportèrent sur le reste.
On a dit que le Président appliquait son programme. C’est oublier un fait essentiel. Le Président a été élu sur son projet et sa personne, le pays a consenti à lui donner une majorité sur ces deux dimensions. La nation a accepté un programme jugé injuste socialement pourvu que ce fut au nom de la restauration de la souveraineté de la nation. Ainsi s’explique le fait que le pays ne fit pas grève par procuration lors de la réforme de la SNCF ou du Code du travail.
Mais lorsque le projet présidentiel se rompt, alors l’injustice sociale n’est plus acceptable et la question de la souveraineté est posée. Ainsi se comprend, des profondeurs du pays et du temps, la remontée de la jacquerie des Gilets jaunes1. Chez nous, depuis l’ancien régime, elle lie intimement question fiscale et sociale d’une part et question des devoirs du seigneur, souverain, Président, et souveraineté d’autre part.
Elle bénéficia d’un fort soutien de l’Opinion, nonobstant les violences qui se manifestèrent à cette occasion. Le mouvement s’essouffla et le soutien s’épuisa, non lors de l’arrêt de la taxe carburant et du premier transfert de 10 milliards aux principaux intéressés, mais lorsque le Président se remit à hauteur d’hommes et de femmes.
Mais le Président ne renoua pas avec le pays, dans la mesure où il n’explicita jamais le fait de savoir si les efforts demandés visaient à renforcer le modèle français, à partir d’une vision et projection dans l’avenir ou s’ils conduisaient au délitement du modèle français par sa standardisation à des normes comptables et financières.
C’est dans ce contexte très instable que le Président décida de la réforme des retraites qui initialement devait par prudence être présentée après les municipales et qui finalement le fut avant.
2019 ressemble à 1995 par son inscription dans le même cycle anti-néolibéral, par ses ruptures politiques de même nature concernant le contrat initial du Président passé avec la nation et enfin, par la grève par procuration de l’Opinion envers les grévistes.
En 2019, l’Opinion estime nécessaire de réformer les retraites, mais les Français sont inquiets d’une baisse des pensions, par la mise en place d’une retraite par points sans garanties pour l’avenir, et sont majoritairement hostiles au recul de l’âge de départ, et au principe d’un âge pivot à 64 ans.
La retraite est vécue non comme une fin de vie, mais du fait de l’allongement de la durée de vie, elle apparaît comme le temps où enfin s’ouvre une opportunité de vie hors des contingences et précarités professionnelles. En outre, nombre de salariés sont au chômage au moment de la retraite.
Au total, les deux tiers des Français ont de la sympathie ou soutiennent les grévistes car au-delà de la nécessité et des principes d’une réforme systémique et universelle, se cache l’inquiétude d’une réforme paramétrique.
La première différence entre 1995 et 2019 est de nature politique et réside dans le fait que l’élection de Jacques Chirac s’inscrivait encore dans la prévalence du clivage Gauche / Droite de nature sociale. Jacques Chirac s’est contenté de le transgresser.
La victoire d’Emmanuel Macron s’inscrit dans un moment bonapartiste du pays. Le renoncement du Président Hollande à se représenter est la marque symbolique du délitement du système politique, de l’épuisement de la Gauche et de la Droite. Le pays signifie son besoin de retrouver du commun et un Président qui assume d’incarner verticalité et symbolique de la fonction présidentielle, contre les partis et corps intermédiaires, dans une relation directe entre le Président, inconnu trois ans auparavant, et la nation. Le Bonaparte s’esquive de ses responsabilités et charges à l’été 2018 pour s’adosser à Bercy, et c’est le pays qui réagira à cette esquive sans qu’aucun parti ou personnalité, hormis un peu le RN de Marine Le Pen, n’en profite pour construire une alternative.
La seconde différence est de nature sociale. En 1995, la réforme Juppé est soutenue par le Medef, mais également par les syndicats réformistes (Cfdt et Cgc) et la deuxième gauche.
En 2019, la réforme des retraites est critiquée par tous les syndicats ouvriers mais pour des raisons différentes. La Cfdt et l’Unsa sont favorables à sa dimension systémique – fin des 42 régimes spéciaux et retraite à points pour tous – mais hostiles à sa dimension paramétrique, budgétaire, incarnée par l’âge pivot à 64 ans avec bonus-malus, ouvrant la voie à la retraite par capitalisation.
Que l’âge pivot représente ou non une sortie tactique du Premier ministre Edouard Philippe afin de bien couvrir le centre droit pour le Président, quitte à revenir en arrière pour diviser le front syndical ; le risque pris dès le départ par le Président de se mettre à dos les syndicats réformistes et de coaliser contre lui les mécontentements, en dit long sur la pression exercée par Matignon et Bercy sur le Président élu par la nation. Jean-Paul Delevoye aura servi avec talent de go-between entre partenaires sociaux, alors que c’est le directeur de cabinet adjoint de Matignon Thomas Fatome, à l’approche budgétaire, qui est à la manœuvre depuis le début.
RPP – La crise des « gilets jaunes » a-t-elle un impact sur la mobilisation sociale actuelle ? Les appareils de mobilisation syndicaux ont-ils intériorisé le nouvel espace public, très désintermédié, en train de naître et dont les « gilets » constituent l’une des expressions ?
Stéphane Rozès – Oui, dans la mesure où les « gilets jaunes » sont l’expression et le rappel pour tous que, dans le moment bonapartiste sans Bonaparte actuel, la situation est très instable. La vie politique semble se résumer dans un face à face entre le Président Macron et la nation. Si Bercy s’interpose entre le Président et la nation, alors le Président est en danger.
En outre, plus encore qu’en 1995 où, à côté des syndicats, existaient des coordinations avec, en leur sein, les syndicalistes qui encadraient la combativité ouvrière, en 2019, la base est radicalisée et autonome.
Les confédérations s’évertuent de donner le change dans la théâtralité des relations sociales en chevauchant une base récalcitrante.
En outre, le pays commence à s’habituer à ce que la visibilité, violences comprises, à l’heure des chaînes d’informations continue et réseaux sociaux, soit la modalité première de la bataille qui fait que l’on obtient gain de cause.
De même, face à la menaces des policiers de rejoindre le mouvement contre la réforme des retraites, le fait que ces derniers aient tout de suite obtenu gain de cause accrédite cette idée que la nuisance réelle et potentielle rapporte plus que les anciens schémas, tels que l’élévation des degrés de conscience de classes ou de négociations entre partenaires sociaux. L’individualisation, à l’heure néolibérale, entraine une féodalisation des rapports sociaux.
RPP – Le gouvernement prend-il un risque en paraissant jouer l’Opinion contre les syndicats ? Et est-ce que ces derniers ne jouent pas aussi la pérennité d’une certaine culture de la contestation ?
Stéphane Rozès – L’histoire semble se répéter sous cet aspect, comme si la Présidence et le sommet de l’Etat n’avaient pas tiré de leçons de 1995 et des « gilets jaunes ».
Les désordres et dommages pour les usagers n’influent que très faiblement en matière d’opinion citoyenne contre les grévistes. Dans un pays comme le nôtre, les dysfonctionnements sont mis au débit des gouvernants. Le pari le plus sûr pour le gouvernement est davantage l’essoufflement du mouvement que le retournement de l’Opinion.
RPP – Macron est-il en train de devenir le champion du centre-droit ?
Stéphane Rozès – Le Président Macron voudrait être en même temps le champion du centre droit et du centre gauche, Bonaparte et Guizot …
Il estime effectivement, selon moi imprudemment, que dans le paysage politique actuel, la Gauche est éclatée, que face à Marine le Pen, elle se rangera contrainte derrière lui, et que le danger ne peut venir que d’un candidat, Xavier Bertrand, François Baroin… occupant un espace laissé vacant au centre droit. Cela explique qu’il ait laissé Edouard Philippe, adossé à Bercy, aller aussi loin dans la nature paramétrique de la réforme, quitte à braquer le pays.
Remarquons qu’aux municipales, les victoires LREM viendront essentiellement du centre droit.
Cette vision horizontale de la vie politique comme arithmétique méconnaît que la politique s’apparente plutôt à la physique, et que c’est le bas qui fait le haut, le territoire qui fait la carte et non l’inverse.
Napoléon disait : « je ne tiens mon pouvoir que de l’imagination des Français, quand j’en serai privé, je ne serai rien ».
Dans les moments bonapartistes, c’est de son rapport à la nation que dépend le pouvoir du Président et l’espace qu’il laisse aux autres. 1995-2019 nous renseigne à l’inverse que le Président est en péril lorsqu’il choisit Bercy contre son lien avec la nation.
Stéphane Rozès
Président de Cap (Conseils, analyses et perspectives)
Propos recueillis par Arnaud Benedetti
Crédit photo : Alexandros Michailidis, Shutterstock
- Stéphane Rozès « Les Gilets jaunes : une jacquerie française », Revue Politique et Parlementaire, n°1090, janvier 2019. ↩