Pour la Revue Politique et Parlementaire, Michel Monier explore la nécessité de lever le voile sur les illusions et les problèmes profonds de la société française, mettant en lumière les échecs des politiques publiques, l’archipélisation sociale, la dévalorisation des savoirs, les défis économiques, et la faillite des politiques de redistribution. Il appelle à un dévoilement en 2024 pour reconnaître la réalité et réparer l’ascenseur économique plutôt que l’ascenseur social.
J’emprunte dévoilement à Heidegger, sans l’avoir lu. J’emprunte là ce dévoilement qui oblige à regarder la vérité-vraie que voile, depuis des décennies, des politiques publiques, le courtermisme et les questions sociétales, tout cet arsenal cotonneux qui entretient nos rêves de progrès social, nous cache le mur dans lequel nous allons nous fracasser et que nous prenons pour ces heureux lendemains qui chantent.
Victor Hugo voyait la France disparaître en se sublimant, elle « se transfigurera et deviendra le monde humain » 1. Le Grand Homme ajoute là au roman national qui participe du voile qu’il faut lever. Hugo ne voyait pas le mur dont la première pierre était déjà posée avec l’opposition obtuse et violente entre conservateurs et progressistes, les uns comme les autres tout autant utopistes.
Nous faisons avec l’archipélisation 2, nous regardons la diagonale du vide 3, nous nous lamentons sur l’insuffisance de services publics.
La démocratie s’est habituée à respirer à coup de grèves et crises qui ne sont plus seulement celles des banlieues ; elle s’est habituée aux territoires perdus de la République 4 qu’elle entretient avec les milliards des politiques de la ville.
L’école, avec quasiment une génération bachelière, participe à la dévalorisation des savoirs, ajoute aux illusions perdues jusqu’à faire de la méritocratie la « bonne conscience des gagnants » 5.
La Justice, qui manque de moyens, semble avoir changé de balance en allégeant le plateau des coupables, trop souvent aux dépens des droits des victimes, faisant de la psychiatrie un auxiliaire de Justice. Dans ce mouvement, le tribunal populaire prospère promu par les rêveurs d’une VI ème république qui s’appliquent à zadéifier les Institutions.
L’emploi est fortement subventionné jusqu’à être déconnecté des réalités économiques … qui finissent par s’imposer.
La réindustrialisation, qui doit redonner souveraineté économique et créer des emplois qualifiés, se confronte à la concurrence intra-européenne.
L’idéal de la co-construction citoyenne participe à saper les institutions représentatives et les corps intermédiaires. L’enfer dit-on est pavé de bonnes intentions.
Le wokisme, qui se veut éveil, vient ajouter encore au voilement.
La France brûle et nous pensons qu’elle nous tient chaud. C’est une fin de l’histoire qui se présente si l’on refuse d’ouvrir les yeux, si l’on n’ose pas lever le voile.
Nous avons franchi, sans le voir, le fleuve Achéron et sommes rendus au vestibule de l’Enfer. Nous nous sommes donné une morale, celle de la redistribution. Les aides et subventions publiques, au point où elle sont (45% du PIB… auxquels s’ajoute la dette), sont notre eucharistie dont on ne voit pas qu’elle est célébration du sacrifice de l’économie qui ne produit pas assez.
Jamais les prélèvements obligatoires n’ont été d’un niveau aussi élevé et jamais ça n’a aussi mal fonctionné : c’est bien d’un sacrifice qu’il s’agit.
La richesse créée par habitant dégringole : si la France est au 6 ou 7 ème rang pour le PIB national elle n’est plus qu’au … 25ème rang quant au PIB/ habitant.
Les déclarations ministérielles, quelle que soit leur couleur, voilent le fait que nous nous appauvrissons, sûrement et pas lentement. Subventionner le pouvoir d’achat devient politique publique pâle substitut d’une politique économique de (re)développement de la production nationale.
La redistribution, cette nouvelle morale, permet la réduction des inégalités de revenu en ramenant le rapport entre les plus pauvres et les plus aisés de 1 pour 18 à 1 pour 3. Ce que cette performance de la redistribution ne dit pas c’est qu’elle ne crée pas de richesse mais en « consomme » sans remettre l’ascenseur social en marche.
Un ministre des comptes publics, aujourd’hui Premier ministre, lançait, il y a peu, un plan Marshall pour les classes moyennes. L’ambition est une caricature du voile, illustrative d’un néolibéralisme cotonneux et, en même temps, d’un socialisme mou 6 : ce plan est fait de baisses d’impôts et de dépenses publiques. La classe moyenne est aujourd’hui un statut, elle n’est plus un état transitoire.
On se trompe d’ascenseur en continuant à tenter de réparer, à grand frais, l’ascenseur social quand c’est l’ascenseur économique qu’il faut réparer. Faire que l’économie produise plus semble n’être pas dans le catéchisme.
2024 année du dévoilement ? C’est le vœux qu’il faut former : il faut croire avec Guizot 7 que « toutes les fois que la France s’est vue devancée dans la carrière de la civilisation, elle a repris une nouvelle vigueur, s’est élancée, et s’est retrouvée bientôt au niveau et en avant de tous ».
Michel Monier,
Membre du Think tank CRAPS – cercle de recherche et d’analyse de la protection sociale,
Ancien DGA de l’Unédic.
- Victor Hugo, texte de 1867, « Parce que la France (…) ne travaille pas pour elle seule, parce qu’elle est créatrice d’espérances universelles, parce que (…) là où les autres nations sont seulement des sœurs, elle est mère (…) les autres peuples lui font ses malheurs, elle leur fait leurs idées. » ↩
- Jérôme Fourquet, « L’archipel français : une nation multiple et divisée », Seuil, 2019. ↩
- Robert Chapuis, « Les ruraux français », Masson, 1986. ↩
- « Les Territoires perdus de la République – antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire », coll. Sous la direction de G. Bensoussan, Editions de Mille et une nuits, 2002 ↩
- David Guilbaud, « L’illusion méritocratique », Odile Jacob, 2018, cité in LeMonde.fr – 5 février 2019. ↩
- Tribune « Le modèle français : néolibéralisme cotonneux et socialisme mou ». https://www.revuepolitique.fr/ 12 décembre 2022 ↩
- In « Histoire générale de la civilisation en Europe », 1838. ↩