Dans cet article, Matthieu Creson, conférencier, enseignant et journaliste indépendant, s’interroge sur la possibilité qu’un Milei à la française n’émerge un jour prochain au sein de notre paysage politico-intellectuel.
Un récent article paru dans L’Est républicain1 revient sur les libertariens qui défraient actuellement la chronique dans le monde (Elon Musk, Javier Milei), lesquels voudraient, nous dit le quotidien régional, « détruire l’État ». Cette affirmation est-elle bien exacte ? Même si Milei se définit volontiers comme « anarcho-capitaliste », il n’est pas sûr du tout qu’il veuille la disparition pure et simple de l’État. À l’instar de la romancière et philosophe de l’individualisme libéral Ayn Rand, nombre de libertariens sont en fait des minarchistes, c’est-à-dire qu’ils plaident pour un « État minimum », réduit à l’exercice de ses seules missions légitimes, en d’autres termes ce qu’on appelle le régalien (armée, police, justice). De même que le christianisme voulait, selon la citation évangélique, « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », les partisans de l’État minimum entendent rendre aux individus ce qui leur est dévolu (liberté et responsabilité individuelles, droits légitimes de propriété) et à l’État ce qui ressortit à ses attributions. Or force est bien de constater que depuis plus d’un siècle, c’est exactement le contraire qui s’est produit dans une grande partie du monde occidental : l’État, surtout depuis l’émergence des États-providence dans les années 1930, n’a cessé d’élargir sa sphère d’intervention, rognant toujours davantage et de manière quasiment ininterrompue sur la liberté et l’autonomie des individus. Non seulement il nous faudrait donc mettre un terme à cette funeste tendance, il nous faudrait en outre remonter péniblement la pente que nous n’avons que trop dévalée en laissant l’État aller bien au-delà des limites de ce pour quoi il a été au départ fondé.
Un Elon Musk ou un Javier Milei pourrait-il un jour prochain, s’interroge l’auteur de l’article en question, advenir dans notre propre pays ? Selon Vadim Asadov, (que cite le même média), président du Parti libertarien, il y a un « moment propice », une fenêtre d’opportunité, pour mener en France des réformes comparables à celles que projette de faire outre-Atlantique le fondateur de SpaceX et Tesla – dans le cadre de la future mission gouvernementale baptisée « DOGE » (Department of Government Efficiency) – visant à démanteler la bureaucratie d’État, ou qui s’inspireraient des coupes budgétaires drastiques réalisées par le président argentin depuis le début de son mandat.
Il convient toutefois de rappeler, hélas ! que nombre de Français, y compris à droite, préfèrent toujours l’État à la liberté individuelle. La droite française, à quelques exceptions près (David Lisnard notamment), reste la droite étatiste qu’elle a toujours été, méfiante à l’égard du capitalisme de marché libre, hostile à l’individualisme et adepte d’un État fort et « stratège » en économie. L’étatisme est d’ailleurs tellement ancré dans les mentalités françaises qu’entreprendre de convertir une majorité de nos compatriotes aux bienfaits du libéralisme (pas seulement politique mais aussi économique) revient en fait à tenter de dissiper chez eux des préjugés quasi-indéracinables. Le grand historien de la Révolution française François Furet disait qu’il existe chez les socialistes comme un « surmoi bolchevique » capable de surgir, le cas échéant. De même pourrait-on soutenir qu’il existe chez un grand nombre de Français un « surmoi étatiste », susceptible de s’exprimer avec force dès lors qu’on leur rebat un peu trop les oreilles à propos des bienfaits du supposé « ultra-» ou « néo-» libéralisme – il n’y a en réalité que du libéralisme tout court, et, contrairement à ce qu’on nous serine toujours, il n’y a quasiment jamais eu de libéralisme en acte dans l’histoire de notre pays. Mais est-ce vraiment un hasard dans un pays où l’éducation est assurée par un quasi-monopole étatique, ayant inculqué depuis des générations aux futurs citoyens l’idée que le capitalisme de laissez-faire tend à aggraver les inégalités, lesquelles doivent dès lors être vigoureusement corrigées grâce à l’État-providence ? Est-ce vraiment un hasard lorsqu’on sait que dans les programmes scolaires ou les manuels d’économie donnés aux élèves, le rôle de l’entrepreneur comme principal moteur de la croissance est souvent minimisé voire tout bonnement passé sous silence2 ? En outre, lorsqu’on pense que même un entrepreneur comme Xavier Niel a écrit dans son dernier livre (Une Sacrée envie de foutre le bordel) qu’étant « né dans une ville de banlieue », il a « vu l’importance des services publics », et que donc il n’est « pas favorable à moins d’État » (propos cité dans l’article de L’Est Républicain), on se dit que le combat en faveur de davantage de liberté individuelle est hélas loin, très loin d’être gagné en France.
Même si la France d’aujourd’hui n’est bien sûr pas dans un état aussi catastrophique que l’Argentine telle que Milei l’a trouvée en arrivant au pouvoir, c’est bien d’une forme de « méthode Milei » (abaissement substantiel et rapide des dépenses publiques, déréglementation, réduction du poids de l’État) qu’il faudrait nous inspirer dans l’espoir de pouvoir remettre le pays sur les rails, et vite. À cet égard, le consensus mou des extrémistes du centre n’aboutira à aucune des réformes structurelles dont le pays a le plus grand besoin – à commencer par une réforme fiscale de grande ampleur, visant à supprimer la progressivité de l’impôt sur le revenu, les droits de succession et l’impôt sur la fortune, lequel subsiste en France au travers de l’impôt sur la fortune immobilière (IFI). Mais les Français, souvent pétris de préjugés socialo-collectivistes depuis qu’ils ont été formés sur les bancs de l’école et de l’université, et préférant dans bien des cas l’étatisme au libéralisme, le collectivisme à l’individualisme, la social-démocratie au vrai libéralisme3, sont-ils capables de s’apercevoir que c’est pourtant là à terme la seule planche de salut pour notre pays ? Il faut tout de même rappeler (et c’est là tout le paradoxe) que ce sont les Français, avec François Quesnay et les physiocrates, qui ont inventé le libéralisme économique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, au même titre que les Écossais. Il est donc à cet égard tout à fait étonnant de voir que tant de ressortissants de notre pays méconnaissent voire haïssent notre propre tradition intellectuelle libérale. En un mot, tant qu’une majorité de Français ne comprendra pas que ce sont les solutions libérales qui marchent, non les solutions étatistes ou collectivistes, le pays continuera à végéter avec une croissance molle, un taux de chômage plus élevé qu’il ne devrait l’être, accusant des déficits toujours plus insupportables cependant que la dette publique continuera de s’envoler.
Matthieu Creson
Conférencier, enseignant et journaliste indépendant
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