Depuis plusieurs décennies, le processus né du Traité de Rome en 1957 s’est en quelque sorte emballé en se désaxant littéralement de deux rivets fondamentaux de la culture politique occidentale : la démocratie, son régime, et la souveraineté populaire, son moteur. Maastricht en 1992 a cranté un degré supplémentaire de dé-démocratisation et de dé-nationalisation des fonctions politiques en enclenchant un transfert de compétences toujours plus élargies au profit d’une architecture institutionnelle illisible pour le plus grand nombre, intrusive pour les corps politiques nationaux mais également pour les individus, hautement rétive à l’expression d’un contrôle démocratique. L’élargissement né de l’après-guerre froide a de facto complexifié le fonctionnement institutionnel d’une UE dont certains des promoteurs se satisfaisaient d’autant plus qu’il leur permettait, tout acquis à leurs certitudes de bâtir le « bien commun », de s’affranchir de peuples qui décidément ne comprenaient pas toujours le « sens de l’histoire ». En France, un ancien Président cru même bon, non sans que d’aucuns y voient une forme de scélératesse, se délier du vote très majoritaire des Français contre un traité que Paris avait rejeté par la porte mais que l’on ramena de Lisbonne par la fenêtre ! Depuis, tout semble devenu possible pour une colonne technocratique qui ne cache même plus ses ambitions que le regretté et visionnaire Philippe Séguin avait débusqué un soir du printemps 1992 dans un exercice de rare éloquence autant que de prescience lors d’un débat parlementaire qui s’inscrit comme une borne de notre histoire politique récente.Une certaine idée de la liberté des peuples est tombée avec Maastricht, celle de maîtriser leur destin dans un cadre démocratique.
Trois faits récents viennent illustrer cette dépossession. S’en alarmer ne constitue pas un manque de foi dans l’Europe, mais une inquiétude quant à sa marche. En matière de liberté, d’indépendance et de protection, ces faits attestent d’un dérèglement. Quand un Commissaire européen, Monsieur Breton, menace de manière péremptoire de suspendre les réseaux sociaux qui ne respecteraient pas à la lettre le digital services act se pose inévitablement la question, non pas de la régulation des plateformes, mais d’abord de la légitimité de l’UE à opérer un dispositif qui touche aux fondements de la liberté d’expression et à sa pluralité. A partir de quels critères déterminerons-nous ce qui relève de la haine en ligne, ce qui n’en relève pas et comment éviter que la régulation recherchée ne se transforme en censure d’opinions, qui sans cotiser à l’arsenal de la haine, ne feraient qu’exprimer une conviction hétérodoxe et alternative ? C’est une boîte de Pandore insondable que s’apprête ainsi à ouvrir l’UE, sans s’interroger sur les conséquences de ses mesures, de leur faisabilité mais aussi de leur compatibilité avec une société qui prétend à l’ouverture, au pluralisme et à la démocratie. Cette gouvernance unilatérale porte en germe toutes les suspicions dont elle entend s’immuniser d’un revers argumentaire au nom d’une dénonciation des complotismes et autres populismes qu’elle ne fait que nourrir par sa pratique institutionnelle et une communication discutable.
Monsieur Breton s’arroge des pouvoirs auxquels les démocrates ne peuvent et ne devraient pas consentir.
Ses déclarations ne sont pas acceptables. Pas plus que n’est acceptable en l’état la nomination par la Commission d’une fonctionnaire américaine, Fiona Scott Morton, au poste de « chief économist » de la Direction de la concurrence. Ce choix interroge. Son symbole entretiendra nécessairement au pire l’idée d’une vassalisation européenne, d’un risque de pénétration « au mieux » par des intérêts extérieurs. Dans tous les cas c’est la capacité des Européens à se doter d’une administration susceptible de garantir l’indépendance du vieux continent qui est questionnée. Comme est questionnée, last but not least, la détermination de l’Europe à préserver les éléments de sa souveraineté. L’adoption par le Parlement européen de la loi « restauration de la nature » contraindra immanquablement avec une mise en friche de 10 % de nos surfaces agricoles une production indispensable à notre souveraineté alimentaire en assurant un avantage compétitif à des pays qui s’affranchissent de facto des normes environnementales que nous nous imposons à nous-mêmes.
Cette étrange séquence ramasse bien des maux inhérents à la philosophie bruxelloise : la crispation autoritaire dès lors qu’il s’agit de promouvoir un paradigme normatif, l’ambivalence et la collusion quand il convient de défendre les intérêts de l’Europe, la fuite en avant lorsqu’il nous faut penser notre avenir et arbitrer entre notre intérêt collectif et des présupposés idéologiques. La dialectique bruxelloise, dirigiste sans être démocratique, volontariste mais de manière idéologique et à contre-courant de l’objectif de protection qu’elle entend promouvoir, autoritaire avec ses peuples mais faible avec ses concurrents, contraignante à l’intérieur mais alignée sur des standards que le reste du monde ne s’applique pas, ne peut que renforcer la défiance en l’Europe dont elle incarne bien plus un contre-modèle qu’une promesse réaliste et un horizon souhaitable. A force d’être utopique, elle en devient dystopique. Il est temps avant qu’il ne soit trop tard d’en réviser de fond en comble le logiciel.
Arnaud Benedetti
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne












