Voici quatre décennies Michel Rocard, alors Premier ministre, avait réussi à recoudre un tissu calédonien qui durant plusieurs années s’était déchiré tragiquement. Deux hommes, adversaires d’hier, étaient parvenus également à faire ce chemin qui de la désunion parfois violente mène si ce n’est à la réconciliation, à tout le moins au compromis. Ce compromis honorable, le Kanak Jean-Marie Tjibaou et le Caldoche Jack Lafleur l’établirent parce qu’à côté d’eux un homme d’Etat, Michel Rocard, les y convia par une méthode de dialogue et de recherche de l’équilibre susceptible de redonner de l’espoir à l’avenir.
Cet espoir fut le carburant qui durant plus de trente ans permit de trouver un chemin de paix en laissant ouvert toutes les hypothèses institutionnelles.
Il ne fallait rien brusquer mais tout préserver, parier sur le temps long, et surtout ériger la puissance publique en gardienne de l’impartialité.
La réforme constitutionnelle défendue par le ministre de l’Intérieur aura mis le feu aux poudres. Non pas que cette dernière, le dégel du corps électoral, ne soit pas justifiée (elle l’était car comment priver d’un droit aussi élémentaire que le droit de voter à des élections provinciales des citoyens français installés depuis de nombreuses années sur le territoire et contribuant à la vie économique de l’île ?) mais elle intervenait manifestement dans un mauvais timing, sans accord entre elles des principales parties prenantes, et après que le troisième référendum de 2021 eut été boycotté par les indépendantistes. L’enchaînement de ces trois paramètres ne pouvait que déboucher dans une société fragilisée par ses inégalités sur des incompréhensions, des tensions et des colères. A défaut d’avoir tenu compte du réel, l’exécutif a préféré aller vite, oubliant ce qu’avait été l’esprit de Matignon en 1988, à savoir le fruit d’une patiente et besogneuse maturation, dont la clef de voûte arbitrale était de ne rien céder plus aux uns qu’aux autres. Tout s’est à nouveau grippé à partir du moment où Paris a suscité le sentiment qu’il concédait justement plus aux uns, les Caldoches, qu’aux autres, les Kanaks. Dès lors tout a vacillé, déréglant l’horlogerie de précision impulsée en 1988.
En accélérant la révision constitutionnelle ils ont allumé la mèche du désordre.
Méconnaissance des enseignements de l’histoire tout autant qu’indifférence à l’épiderme culturel de la société Kanak auront contribué au court-circuit d’une cohabitation chèrement acquise après la dramatique séquence des années 1984/1988… Bien évidemment l’histoire n’est pas écrite et la discorde sur le caillou n’est pas irréversible. Encore faut-il remettre autour de la table loyalistes et indépendantistes, ce qui n’est pas acquis à ce stade ; encore faut-il se ressaisir de l’armature du temps pour construire un projet qui assure une solution viable et pérenne ; encore faut-il ne pas être dupe des influences extérieures qui dans le contexte géopolitique de notre époque n’hésiteront pas à jouer leurs partitions propres au regard de leurs intérêts. Car en politique la République est tout autant une question de valeurs que de méthode, la seconde conditionnant les premières. A avoir oublié celle-ci, on a affaibli celles-là et ce faisant la place légitime de la France en Nouvelle-Calédonie et dans cette partie du monde.
Rédacteur en chef de la Revue Politique et Parlementaire
Professeur associé à l’Université Paris Sorbonne