En introduction je reprends l’ouverture de mon essai ‘Tract pour une économie cohésive’ (2007) NOTE 1 qui décrit un thème de forte résonance actuelle des relations entre dépenses militaires et enjeux civils.
« Le 11 septembre 2001, le nuage de poussière des tours jumelles s’engouffra dans les rues aux raides intersections du sud de Manhattan. Tous les commentaires se figèrent dans un regard vertical braqué sur cette incroyable présence absence de ces deux constructions symboliques. Un rapprochement aurait pu susciter les médias internationaux. Celui d’un souvenir particulier, le 13 août 1942, date gravée du plus vaste programme scientifique jamais planifié et du nom de code de Manhattan Project. Celui-ci désigna le lancement de l’épopée du nucléaire et installa l’ordre mondial qui caractérisa la seconde moitié du Xx -ème siècle. Ainsi s’affirma une perception mondialisée fondée sur la dissuasion. En parallèle émergea le numérique qui allait générer ensuite une nouvelle conception de cette mondialisation fondée sur l’utopie de la communication. Par sa rencontre avec l’électronique, le capitalisme, déjà au stade financier devint ‘financiel’ (association de financier et de virtuel). L’espace lui-même allait s’en trouver modifié jusqu’à atteindre la taille d’une puce…La globalisation était en marche et avec elle la grande tentation d’uniformisation caractéristique du début du XX1ème siècle (on rejoint ainsi les exigences normatives de la tech américaine actuelle).
Dans cette ville savante dans l’État du Nouveau Mexique, situé à plus de 2000 m d’altitude sur une montagne tabulaire, dans le massif de Jemez qu’une faune abondante habitait encore après l’exil des indiens chasseurs qui n’y avaient laissé que leurs ‘champs sacrés ’entre canyons et pinèdes odorantes… une foule de chercheurs les plus éminents dans de multiples disciplines travaillaient dans une ambiance de ruche. Peut-on imaginer le nombre d’inventions et de brevets qui en émergèrent ainsi de Los Alamos ? »
Ce fut un démonstrateur des relations stratégiques de long terme entre la science et le complexe militaro-industriel. Ainsi apparut un marqueur fort du fonctionnement de l’économie américaine.
L’actualité de la « tech » s’inscrit encore dans cette logique.
Il faut en retirer la leçon que l’économie de guerre peut-être le tremplin des grands projets pour structurer ensuite une économie de paix prospère et reposant sur un contrat social d’unité nationale.
N’est-ce pas ce type de fonctionnement qui a marqué aussi la restauration de Notre Dame de Paris confiée à un général ? Pour n’être pas directement militaire, elle renvoie à mon expression d’une attente publique d’un ‘général sans képi, voire avec’.
Mais revenons à notre économie de guerre actuelle, sans prendre position sur la réalité de l’application de ce terme au contexte. Restons sur cette base de l’efficience de la coordination entre recherches militaire et civile. Les moyens naissent du risque et du besoin de protection. En ce sens la dissuasion apparaît encore comme l’arme, quasi-sémantique, la plus efficace.
Pour entrer plus avant dans les méandres de cette économie de guerre, il faut se référer à un article, peu promu dans l’université française, d’Oskar Morgenstern le co auteur avec John Von Neumann (l’un des savants les plus importants de Los Alamos) de la théorie des jeux( 2) « La compressibilité des systèmes économiques et le problème des constantes économiques » (Princeton 1965)
Je poursuis ainsi une recherche programmatique pour une transcription politique en 2027 des compossibles de la situation actuelle.
La compressibilité des systèmes versus l’adaptabilité créative
Oskar Morgenstern, économiste et pionnier de la théorie des jeux, explore dans cet article la notion de compressibilité des systèmes économiques et la question des constantes économiques. Il distingue les fonctions essentielles d’un système de ses fonctions secondaires, et s’interroge sur la capacité d’un système à survivre en se recentrant sur son noyau (kernel). C’est par essence la question que pose l’économie de guerre qu’il faut plus entendre comme cette question de la capacité d’adaptation (versus un indice de fragilité) que la guerre en tant que telle.
La compressibilité des systèmes économiques
Un brin de théorie. Morgenstern propose que les systèmes économiques, comme les organisations, sont composés d’un noyau vital et de couches externes qui peuvent être comprimées en cas de crise. Il distingue deux formes de connectivité :
- Chaîne : chaque niveau est interdépendant du précédent.
- Étoile : toutes les fonctions externes sont reliées directement au noyau.
Ces modèles permettent de comprendre pourquoi certaines économies sont plus résilientes que d’autres face aux chocs. Il applique cette idée à divers domaines (militaire, communication, organisation sociale) pour montrer que la suppression des fonctions non essentielles peut préserver l’ensemble.
La question des constantes économiques
Morgenstern cherche à identifier des constantes en économie comparables aux lois physiques. Il note que certaines contraintes biologiques et technologiques imposent des limites aux systèmes économiques :
- La production alimentaire est restreinte par la biologie.
- Certaines industries doivent utiliser leur propre production pour croître (ex: l’acier).
- Les besoins humains universels (calories, logement, transport) définissent un socle de consommation incompressible.
L’auteur applique ensuite ce cadre à des scénarios de résilience post-conflit, montrant comment la reconstruction doit se concentrer sur le noyau économique plutôt que sur une reprise uniforme de toutes les activités.
L’article met en avant la gestion de crise comme moment de restructuration des références collectives. Une compression économique ne se réduit pas à une question technique : elle engage un processus narratif et politique sur la priorité des secteurs à préserver.
- Le choix des industries stratégiques n’est jamais neutre : il dépend du rapport de force entre groupes sociaux.
- La redéfinition du « noyau » économique crée une nouvelle idéologie du « nécessaire« . A ce titre les débats sur la décroissance ont toute leur importance
- La crise permet aux élites de reconfigurer les références économiques légitimes.
En ce sens, la compressibilité économique n’est pas seulement une théorie technique mais une dynamique de pouvoir.
Mise en perspective avec l’actualité : Défense européenne et réorientation économique
Le discours de Macron sur Poutine et la filière de défense
Dans son récent discours, Emmanuel Macron a appelé à une remilitarisation de l’Europe et à une relance de la filière défense. Ce positionnement entre en résonance avec la notion de compression économique :
- Redéfinition du « noyau » économique : L’industrie de défense redevient un secteur stratégique priorité.
- Ajustement symbolique : La construction européenne se recompose autour de la souveraineté militaire et énergétique.
- Effet sur l’imaginaire collectif : L’Europe ne peut plus se permettre d’être un acteur passif, elle doit renforcer son autonomie face aux puissances concurrentes.
La question de la résilience économique et politique
Le concept de compressibilité s’applique directement à la manière dont l’Europe gère sa transition vers un modèle plus souverain :
- Réduction des dépendances externes (compression active) : L’Union européenne cherche à limiter ses importations stratégiques (armement, semi-conducteurs, énergie).
- Protection des industries essentielles (kernel économique) : L’effort de réindustrialisation vise à garantir une base de production autonome.
- Transformation de la perception publique : La sécurité et la souveraineté deviennent des leviers de mobilisation politique.
Nous sommes au cœur d’une émergence de forces simultanées du plus grand réel (les dépenses de défense) et d’un structurant symbolique pour le pays comme pour l’Europe.
Analyse de la compressibilité de la société française dans un cadre de crise et d’élection présidentielle 2027
- compression économique et sociale
L’idée de compressibilité, telle que développée par Oskar Morgenstern, peut être appliquée à la société française dans un contexte où les crises multiples – géopolitiques, économiques, énergétiques, technologiques – redéfinissent progressivement les limites du débat public et des stratégies de gouvernance.
Les crises récentes ont mis en lumière :
- Une réduction forcée des ressources et des structures (fermeture d’usines, contraction des services publics, tensions sur les chaînes d’approvisionnement).
- Un repositionnement de ce qui est perçu comme essentiel (renforcement des fonctions régaliennes, recentrage sur des infrastructures critiques comme l’énergie, la défense, et l’industrie stratégique)
- Un sentiment de désagrégation d’un patrimoine de confiance : l’éducation, la santé et le bouclier assurantiel
Cette compression est à la fois subie et instrumentalisée :
- Subie, car elle répond à des contraintes extérieures et à des chocs exogènes (inflation, conflits, tensions énergétiques).
- Instrumentalisée, car elle permet de légitimer un repositionnement politique et idéologique autour d’une souveraineté plus affirmée et d’une reconfiguration du contrat social.
- signifiants structurants et tensions symboliques
Nous pouvons observer la coagulation de plusieurs signifiants, révélateurs de la manière dont cette compression est vécue subjectivement et politiquement.
L’Imaginaire : fractures et reconstructions
- Signifiants de rupture : effondrement, fin d’un cycle, déclassement, submersion. Ces termes traduisent une perception angoissée de la contraction des structures économiques et sociales, alimentée par une défiance accrue envers les élites.
- Signifiants de refondation : redressement, souveraineté, reconquête, planification. Ils émergent comme réponses discursives, structurant un récit de résilience et d’adaptation à une nouvelle ère.
- Signifiants de l’altérité : ennemis, coupables, traîtres. La compression sociale génère une désignation de responsables, tantôt économiques (mondialisation, élites déconnectées), tantôt politiques (classe dirigeante, influence étrangère), tantôt sociaux (précarité, fractures culturelles).
Le Réel : points de rupture et compression structurelle
- La compression ne se limite pas à un aspect économique, elle est aussi perceptive et comportementale. On assiste à une radicalisation des perceptions : ce qui était autrefois perçu comme une gestion conjoncturelle devient une rupture systémique.
- La résilience des structures dépend de leur capacité d’adaptation. Les institutions qui maintiennent leur légitimité sont celles qui peuvent reconfigurer leurs missions essentielles sans perdre totalement leur fonction d’origine (ex. : armée, police, énergie).
- L’effondrement ne se produit pas de manière homogène mais par paliers, en fonction des domaines compressibles et des noyaux essentiels de la société.
Le Symbolique : recomposition des discours et stratégies politiques
- La compression est accompagnée d’une reconfiguration narrative : la nécessité du sacrifice devient un argument central de la légitimation des choix politiques.
- Le rôle du leadership politique dans la définition de ce qui est “essentiel” devient primordial. La structuration d’un récit autour de la nécessité d’un redressement national alimente des figures d’autorité capables d’incarner une forme de résilience face à la crise.
- Fenêtre d’Overton appliquée à la situation française
La fenêtre d’Overton, qui définit le champ des discours acceptables dans l’espace public, est en pleine mutation sous l’effet de la compression économique et sociale.
Dans cette dynamique, elle évolue rapidement. Ce qui était encore impensable hier – comme le retour à une économie de guerre, l’effacement des critères budgétaires européens, une rupture plus franche avec la mondialisation – devient progressivement envisageable.
Cette fenêtre d’Overton en mutation alimente un changement de paradigme électoral pour 2027, où les figures capables d’incarner cette recomposition (volontarisme, protection, reconstruction) disposeront d’un avantage symbolique majeur (cf mon article ‘Villepin s’évade’ pour la RPP. On voit combien au-delà de la personne son actualité traduit des tendances de fond de l’opinio).
On comprend mieux, je l’espère, au travers de cet éclairage l’enjeu majeur que constitue la période entre opportunité et risque maximal d’affaiblissement pour la France autant que pour l’Europe.
En ce sens 2027 est déjà là comme une injonction à la responsabilité et à la créativité. Le manifeste de la Hope langue s’inscrit dans ce débat.
Les politiques sont ils dotés de dispositifs d’appréhension des tendances profondes de l’opinion. Jacques Pilhan avait, dans les années Mitterrand puis Chirac, avec la méthode projective permis un tel saut qualitatif. Je l’hybride aujourd’hui avec les apports de ‘l’intelligence artificielle pour actualiser ces méthodes d’investigation.
Sonder le réel, décrypter le symbolique sont des tâches de plus en plus nécessaires dans ces périodes d’incertitude et de manipulation technologique de l’opinion. Quant à l’imaginaire, peut-on se résoudre à ce qu’il soit les déferlements d’images et de fake news sur les réseaux sociaux ?
A ce titre revaloriser la place de l’inconscient est encore la meilleure protection pour se défendre contre une nouvelle forme de castration primaire et freudienne, être dépourvu des nécessités de son individuation.
Pierre Larrouy
NOTES
1 : Pierre Larrouy, Tract pour une économie cohésive, Florent Massot, 2007
2 : John Von Neumann-Oskar Morgenstern ‘Theory of games…’, Willey and sons 1944