Après la publication du rapport sur l’entrisme des Frères musulmans, quelles solutions peut proposer l’Etat pour l’empêcher de progresser ? L’anthropologue Florence Bergeaud-Blackler, spécialiste reconnue du sujet, nous livre son analyse.
Revue politique et parlementaire – Vous travaillez depuis longtemps sur l’entrisme des Frères musulmans (1). Le rapport remis au ministre de l’Intérieur par ses services de renseignement vous a-t-il appris quelque chose ?
Florence Bergeaud Blackler – En effet, cela fait une trentaine d’années que je m’intéresse aux normativités islamiques en France et en Europe, ainsi qu’à la façon dont ces normes islamiques s’adaptent à un nouveau contexte démocratique, libéral, sans tradition musulmane. C’est un thème classique en anthropologie. J’ai croisé très tôt sur ma route les Frères musulmans alors que je faisais ce que l’on appelle dans ma discipline de « l’observation participante » qui consiste à étudier un milieu durablement. J’ai été marquée par cette expérience d’un univers rigoriste et prosélyte, totalement ignoré de la plupart de mes collègues, et refoulé ou dénié par d’autres pourtant bien informés de la situation. Il ne fallait pas en parler au risque de faire le jeu des racistes, etc…
Pendant des années j’ai travaillé à contre-courant, et finalement publié un livre grand public en 2023 Le Frérisme et ses réseaux, qui s’appuie sur 400 références. Je voulais provoquer une prise de conscience, j’ai surtout reçu beaucoup d’insultes, de menaces, mais peu de véritables critiques. Alors quand ce rapport Courtade-Gouyette est paru, il ne m’a pas surpris car il s’appuyait notamment, mais pas seulement, sur mes analyses et les confirmaient, sans aucun doute possible.
RPP – En quoi ce rapport est-il utile ?
Florence Bergeaud-Blackler – Il est indispensable que le grand public, nos décideurs, nos responsables politiques, nos médias soient informés, au-delà de son idéologie expansive « le frérisme », de la structuration et du fonctionnement de cette confrérie, et ce rapport officiel le fait plutôt bien. Il faut bien comprendre que la loi ne peut pas grand-chose contre le frérisme est un mouvement subversif qui agit dans le cadre de la loi, sans la transgresser, ce qui le distingue du jihadisme, même s’ils partagent le même but. Le frérisme travaille à modifier nos lois, nos valeurs, nos principes, notre paysage culturel, notre appréhension du monde.
Contrairement au wokisme il ne le fait pas sans intention, il le fait avec l’objectif clair de rendre nos démocraties « charia-compatibles ». Ils ne sont pas pressés. Ils travaillent à l’horizon de 2 ou 3 générations. Une fois cet objectif réalisé, pensent-ils, la société se rendra naturellement à l’islam. C’est leur projet, ce qui ne veut pas dire qu’ils vont y parvenir, mais cela indique simplement les raisons de leurs actions. Si on veut combattre cette tentation théocratique, il faut connaitre ses buts, ses stratégies, ses méthodes et son calendrier de très long terme.
RPP – Au-delà du constat, la difficulté semble être de trouver une solution pour endiguer ce phénomène. Retailleau lui-même dit qu’il n’est pas possible de dissoudre cette organisation… Pourquoi ?
Florence Bergeaud-Blackler- On peut bien sûr dissoudre des associations dont on a la preuve qu’elles dépendent de la confrérie. Mais par définition, comme la confrérie est secrète, il sera difficile de le prouver devant nos juges et tribunaux qui ne savent pas décoder le double discours des Frères musulmans. En outre, les fréristes ont de très bons avocats, de puissants relais médiatiques, et des influenceurs très efficaces sur les réseaux sociaux, payés par des pays comme le Qatar ou la Turquie par exemple, toujours prêts à dénoncer comme raciste ou islamophobe ceux qui combattent les Frères musulmans, ce qui est évidemment faux et calomnieux. Je ne suis pas contre l’interdiction par principe, mais ce n’est pas encore le moment, du moins tant que les Frères nous connaissent mieux que nous ne les connaissons. La priorité c’est la formation à la connaissance et à la compréhension de la confrérie et des risques qu’elle fait peser sur la cohésion nationale.
RPP – Jusqu’à présent, la plupart des responsables politiques ont mis en avant le respect de la laïcité pour contenir cet entrisme. Manifestement, ça ne suffit pas. Pourquoi ?
Florence Bergeaud-Blackler – Je pense en effet que l’on ne combat pas un mouvement théocratique qui met en danger notre démocratie, même avec la loi de séparation de 1905 inscrite dans notre Constitution. Cette loi est utile mais insuffisante. Elle interdit le prosélytisme des fonctionnaires, le financement direct les cultes, mais elle n’empêche ni le financement des aumôneries, ni le voile des enfants de 5 ans dans les écoles privées, et n’empêche pas non plus le Bureau central des cultes de choisir des interlocuteurs proches des Frères musulmans, voire de payer des études qui dissimulent ou minimisent le problème. Du reste, la loi de 1905 sert d’alibi aux Frères – et à certains sociologues d’ailleurs – pour clamer au monde que l’État français est structurellement islamophobe en raison de sa laïcité.
RPP – Quelle est alors la solution à mettre en œuvre selon vous ?
Florence Bergeaud-Blackler – La formation, l’information, la diffusion en toute transparence des très nombreuses informations que nous possédons depuis un demi-siècle sur cette confrérie qui s’attaque à la société française par le biais des musulmans sur lesquels elle exerce une pression insidieuse.
Tant que les médias et les responsables politiques analyseront la sortie de ce rapport très important comme un simple règlement de compte sur fond électoral entre le Président et le ministre de l’Intérieur, on passera à côté de son contenu et nous irons dans le mur, en courant. Le combat contre les Frères musulmans mérite mieux que des réactions politiciennes et irresponsables qui contribuent au contraire à les conforter.
Florence Bergeaud-Blackler
Docteur en Anthropologie, chargée de recherches au CNRS, présidente du CERIF
Propos recueillis par Carole Barjon
(1) Dernier ouvrage paru Le frérisme et ses réseaux, Odile Jacob, 2023.