Alors que la France commémore le 80e anniversaire du Débarquement allié, elle se retrouve à un tournant décisif, marqué par des élections européennes qui sanctionnent sévèrement le pouvoir en place et préfigurent des législatives cruciales pour l’avenir du pays.
Le « cher et vieux pays » se souvient aujourd’hui du martyr des pendus des balcons de Tulle et des suppliciés dans les flammes d’Oradour-sur- Glane, au terme des commémorations émouvantes du 80e anniversaire du Débarquement allié sur les côtes de Normandie. En raison de la guerre en Ukraine, les autorités actuelles de la France, qui a pour pratique diplomatique traditionnelle de reconnaître avant tout les États et non les régimes, n’ont pas estimé légitime d’associer aux cérémonies des représentants d’ associations de combattants russes ex Soviétiques. De ce fait, la mémoire des 26 millions de morts à l’est du vieux Continent, dont le lourd et terrible sacrifice (tribut humain le plus élevé de la Seconde Guerre mondiale dans l’espace vital qui s’étend de l’Atlantique à l’Oural !) aussi a rendu possible la victoire des démocraties sur la barbarie nazie, a été quelque peu occultée. L’Histoire jugera le prix qu’il faut payer pour la paix en Europe, les peuples continueront à honorer en temps et en heure les multiples vies fauchées pour leur salut et leur conscience souveraine dictera ce qu’il faudra conserver de la séquence mémorielle de ce début de mois de juin 2024…
Là n’est pas la grande affaire du moment au lendemain d’élections européennes qui marquent un tournant majeur dans ce que la postérité retiendra des deux quinquennats Macron. Comme souvent dans la saga nationale, on pourra faire du résultat de ces élections les lectures les plus contrastées en fonction de ses convictions profondes, rien ne pourra cependant atténuer la sanction qu’il reflète ni la profondeur du clivage et du malaise qu’il souligne. Pour autant prévisible et annoncée sans grande marge d’erreur par les instituts de sondage, à l’exception de la quatrième position atteinte par LFI, et à mettre en perspective avec un taux d’abstention de 48,6% toujours préoccupant, cette sanction nette et sans appel sonne le glas de toutes les illusions entretenues par la majorité relative et précaire au service de l’Exécutif dans le déni d’une exaspération grandissante de l’opinion publique depuis sa reconduction par défaut en avril 2022. 7 années depuis 2017 ont dissipé à travers une succession de crises en définitive mal gérées le crédit accordé à la chimère d’un dépassement des fondamentaux de la vie politique française depuis 1958. Dans la cour du Louvre au son de l’hymne européen et dans l’euphorie des premiers pas d’une République que l’on entendait remettre en marche, la « magie » d’un « En même temps » fusionnel où on viendrait harmonieusement coaliser des visions et projets opposés par essence a pu en tromper plus d’un, force est de constater qu’elle a cessé d’opérer si tenté qu’elle ait jamais existé et que ses inventeurs y aient réellement cru au plus profond de leur intime conviction. Le faux diagnostic originel de l’Exécutif sur les maux et besoins réels du pays a fini par entraîner la collectivité nationale dans l’impasse actuelle, une situation désastreuse sur de trop nombreux plans qui obère dangereusement les efforts de redressement nécessaires pour espérer s’en extraire sans trop de dommages…
A peine annoncée la victoire indéniable du RN dans cette élection à la proportionnelle et à un seul tour, la tactique de l’escamoter en prenant de court l’ensemble du corps politique par l’ annonce brève de la dissolution de l’Assemblee nationale dans une tonalité crépusculaire et solitaire relève-t-elle du courage d’un accent gaullien inhabituel ou de l’irresponsabilité d’un pari de la dernière chance ? Peu nombreux seront ceux qui pourront affirmer quoi que ce soit dans l’exégèse de cette décision présidentielle d’organiser à la va-vite des élections législatives en faisant l’abstraction d’une analyse raisonnable du scrutin et dans un contexte aussi périlleux. On peut certes arguer qu’un pari est toujours une forme de courage, in fine on le gagne ou on le perd au risque de s’en mordre les doigts et souvent malheureusement au détriment de tiers. La précipitation est assez souvent liée à une forme de panique. On peut se réjouir aussi que le peuple souverain privé de voie référendaire soit enfin appelé à trancher dans une situation devenue intenable, après avoir vu souvent ses aspirations bousculées ou ignorées au fil des 7 ans écoulés. Quoi qu’il en coûte pour paraphraser une formule éculée de la macronie et de ses soutiens, le 7 juillet 2024 au soir, la France revêtira un tout autre aspect que celui d’une fourmilière qui vient de recevoir un coup de pied, alternance quelle qu’elle soit ou aggravation et accélération d’un effondrement entamé depuis un trop long moment. La question est de savoir si les électeurs seront cohérents ou non avec la sanction qu’ils ont choisi d’infliger au pouvoir à travers ces élections européennes, à l’issue d’une campagne singulière, particulièrement indigente en ce qui concerne l’argumentaire de la tête de liste de la majorité relative, polluée à la gauche de l’échiquier par l’instrumentalisation outrancière du conflit à Gaza et ponctuée des vicissitudes d’une actualité illustrant les défaillances d’un pouvoir sans prise tangible sur des événements éminemment déstabilisateurs.
Le kaléidoscope d’images du délitement du pays au fil des dernières semaines est sans doute pour une bonne part dans la lourde défaite du camp présidentiel. Exfiltration de nuit par la mer d’un groupe d’adultes et d’enfants dont les domiciles brûlaient de la presqu’île de Kaméré à Nouméa, illustration de l’échec d’une politique maladroite et clivante en Nouvelle-Calédonie et quelque part de la déshérence de nos outre-mer dans un environnement international où la voix de la France est de plus en plus faible ; insupportable état de délabrement de Mayotte frappée du choléra ; grenades jetées en pleine rue à Aubervilliers révélatrices de la violence meurtrière des trafiquants de drogue et de leur emprise tentaculaire partout sur le territoire national ; drame d’Incarville qui aurait entraîné dans n’importe quelle autre démocratie digne de ce nom en Europe la démission des ministres en charge des fonctions régaliennes défiées pareillement avec une telle ignominie ; jeunesse sacrifiée à coups de couteaux à longueur de semaines et litanie sans fin de marches blanches de Crépol à Grande-Synthe ; insupportable meurtre d’une vieille dame de 90 ans par un individu d’origine pakistanaise sous OQTF non exécutée, etc, etc… Pour ne retenir arbitrairement parmi tant d’autres que ces événements tragiques révélateurs de l’état déplorable de notre pays aujourd’hui, le constat est terrifiant. Aucun passage de flamme olympique et Dieu sait quel autre dérivatif pour nous faire oublier une tragédie qui abîme la France à bas bruit et au fil du temps, ne sauraient nous faire admettre, tolérer, accepter en s’y résignant sans hurler intérieurement de tristesse et de colère cet inexorable recul de l’autorité et le règne d’une insecurité de plus en plus corrosive pour notre démocratie…
C’est tout cela qui explique largement la sanction mais pas seulement car vient s’y greffer une insécurité d’ordre pécuniaire qui appauvrit, à l’exception d’une infime portion de privilégiés -« ceux d’en haut » déconnectés du quotidien de « galères » de « ceux qui ne sont rien ou si peu »-, une grande majorité de la population gagnée par la crainte d’un déclassement individuel et d’une faillite généralisée dans un pays asphyxié par une dette publique abyssale et guetté par le décrochage de pans entiers d’une économie que l’on aura trop tardé à revivifier en redonnant une place plus significative à l’industrie.
Les élections législatives dans le bref délai voulu par l’Exécutif vont être le révélateur ou non du sursaut du peuple de France et des dynamiques qui se sont révélées à travers les évolutions des dernières semaines. Soit les électeurs retomberont dans le piège d’un duel qui n’a plus guère de sens aujourd’hui entre l’incarnation par le RN de la supposée menace d’une prise de pouvoir illicite au son de bruits de bottes fictif et la coalition attrape-tout ou sauve-qui-peut d’un camp présidentiel « bien-pensant » et européiste, garant à coup sûr de la poursuite du naufrage actuel, soit ils se poseront les vraies questions et réfléchiront sur les possibilités d’enrayer l’effondrement à travers des actes et non plus un verbiage sans effets ni prise sur la réalité du désordre dans lequel la gouvernance actuelle les a enlisés. En bref une tout autre politique que celle conduite jusqu’à présent…
Les dés sont jetés, les masques tombent, les divisions qui minaient la fiction d’une seconde mandature promettant un rebond indéfiniment ajourné, l’arrogance et l’inconscience du déni, vont s’exacerber avec la gageure de tenir des élections cruciales dans une précipitation qui s’avèrera fatale si l’intention initiale relevait du calcul hasardeux d’un ultime pari pour duper une opinion publique exaspérée et non pas de la tentative de sortir de l’impasse. Les tensions d’une scène politique polarisée à l’excès, la violence de rues observée au soir de l’annonce des résultats d’une consultation inscrite dans un calendrier européen mais dont les enjeux étaient en lien avec une situation nationale délétère, n’augurent rien de bon si on persiste dans l’usage de la ficelle peu glorieuse de la diabolisation des uns par rapport aux autres au détriment d’un réel échange sur les constats, bilans, besoins et débats autour des programmes et des visions d’avenir urgents pour la France. La responsabilité de la bascule éventuelle dans le chaos irrémédiable réside désormais du côté du pouvoir et dans sa capacité à maîtriser les courants qu’il aura libéré en appelant aux urnes le pays.
L’heure est grave mais il faut avoir confiance dans le bon sens inné et la résilience des Françaises et des Français tout au long des 7 années ecoulées, émaillées de crises à répétition, pour ne pas sombrer dans l’inconnu et pour déterminer ce qui permettra de sortir le « cher et vieux pays » du marasme actuel en faisant les bons choix les 30 juin et 7 juillet prochains, avec au cœur la lumière du soleil observée sur les plages du Débarquement le 6 juin 2024. En se souvenant aussi que la France s’est toujours relevée des ruines les plus sévères quand elle a fait un effort sur elle-même pour se débarrasser de ce qui l’entravait…
Eric Cerf-Mayer