La crise des gilets jaunes, qui a fortement marqué la fin de l’année 2018 a aussi permis en creux de rappeler que les corps intermédiaires sont indispensables dans une démocratie mature, par ailleurs attachée à son modèle social.
Le feuilleton de la réforme des retraites en aura été la malheureuse et éclatante démonstration : notre démocratie sociale est sérieusement abimée.
Comme l’observe Jean-Pierre Yonnet (fondateur du cabinet d’études en socio-économie du travail Orseu) : « les ordonnances de 2017 ont déversé sur la nouvelle instance unique, le CSE [1], toutes les compétences des trois instances antérieures sans se préoccuper de son fonctionnement et de ses moyens.
On a donc transformé des droits réels en droits théoriques ».
De fait, le dialogue social est exigeant mais n’est jamais une perte de temps : c’est vrai en entreprise (ou dans le secteur public) mais aussi aux niveaux national et interprofessionnel, car il faut bien des cadres collectifs pour négocier sur le terrain, même dans l’esprit de ces récentes ordonnances Travail de 2017, dont l’évaluation malheureusement interrompue, a confirmé les lacunes.
Par contraste, le succès parfois oublié des conférences sociales, en particulier celles de 2012 et 2013, mesurable notamment au nombre d’accords majeurs qui en ont découlé (contrat de génération, emplois d’avenir, UNEDIC, égalité professionnelle, pacte de responsabilité…) ne s’explique pas autrement.
Une double condition est exigée pour parvenir à obtenir des résultats.
La première est la constance : autrement dit, quand le pouvoir se révèle plutôt partisan du courant alternatif que du courant continu, autrement dit quand il souffle le chaud et le froid sur les partenaires sociaux et les règles du jeu qui leur sont proposées, il en résulte mécaniquement une perte de temps mais surtout de confiance : or, depuis 2017, ces hauts et ces bas n’ont quasiment jamais cessé de caractériser notre scène sociale.
La seconde condition est la mise en place et le respect d’une méthode. Dans ces affaires, il faut du temps, déjà pour « discuter de la discussion », i.e. se mettre d’accord sur les objectifs, le cadre, le déroulement d’une négociation sensible, a fortiori si le schéma d’une conférence sociale « multi-sujets », donc ambitieux, est retenu.
En France, le suffrage universel permet d’élire les représentants du peuple qui légifèrent souverainement. Notre constitution dispose ainsi que « tout travailleur participe par l’intermédiaire de ses délégués à la détermination collective de ses conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises. »
Ce texte enrichi en France, notamment par la loi Larcher, et en Europe par « le Socle européen des droits sociaux », pose les fondements d’une démocratie sociale authentique.
Certes, démocratie politique et démocratie sociale ont des légitimités différentes : leurs démarches sont distinctes et leurs aspirations souvent contradictoires, mais elles concourent l’une comme l’autre à l’intérêt général.
Ainsi, toutes les organisations syndicales françaises se sont récemment fait les porte-parole d’une opposition majoritaire dans le pays à la réforme des retraites présentée par le gouvernement, singulièrement au relèvement à 64 ans de l’âge légal.
Comme l’écrit Alain Supiot dans Le Monde du 16 mars 2023 : « malgré tous leurs défauts, les syndicats ont de la réalité des conditions de vie et de travail de l’ensemble de la population, une connaissance dont aucun parti ni commentateur politique ne peut se prévaloir».
De fait, bien qu’atteints également par une crise de représentativité (qui vaut tout autant pour l’ensemble des corps intermédiaires, dont le patronat), les syndicats restent autrement plus puissants que les partis politiques, avec cinq à dix fois plus d’adhérents si l’on compare les principales organisations avec leurs homologues.
Le fait que la CFDT ait par ailleurs pris le leadership national du mouvement montre que la ligne réformiste reste vivace et peut permettre de rechercher des compromis utiles, dès lors que l’on en affiche une volonté suffisamment constante. La formation d’une intersyndicale solide contre la réforme des retraites, d’essence presque mythique tant elle semblait précédemment hors d’atteinte, a singulièrement redoré le blason de ces organisations, dont il est trop tôt pour savoir si les deux nouvelles dirigeantes maintiendront le cap : pour l’heure en tout cas, peu de signaux contraires sont enregistrés.
Cette situation explique les vicissitudes du dialogue social autant qu’elle en résulte.
Assez prometteur quand l’Etat s’engage résolument dans la voie de la co-construction (exemple précité des conférences sociales lors du quinquennat Hollande), il devient rapidement atone dans le cas contraire, avec de nombreux rendez-vous manqués au niveau interprofessionnel, sans compter des heurts frontaux sur des sujets de principes (avenir de l’assurance-chômage, réformes du RSA, de l’ASS, de l’AME…).
Perte de temps pour les uns, point de passage indispensable pour les autres, ce véritable totem politique, loin de s’affadir, constitue plus que jamais une clé de différenciation entre les candidats au pouvoir, les Français considérant sans doute ce « débat sur le débat » avec une certaine incrédulité.
Dans la sphère sociale au sens large, le propos peut bien sûr être étendu aux relations entre l’Etat et les collectivités territoriales, notamment les départements, qui gèrent le RSA et l’APA, entre autres mais aussi les régions, dans le domaine emploi/formation.
Autrement dit, s’il ne peut être question de déléguer tous les choix cruciaux aux acteurs sociaux ou territoriaux, les décisions ne peuvent pas prospérer contre eux ou, pire, en les contournant systématiquement, sauf à provoquer des tensions inutiles et, surtout, à voir les mesures prises ne pas être appliquées dans la durée. Car le dialogue social, c’est aussi une affaire d’efficacité des politiques publiques, surtout quand l’ambition est de réformer.
En somme, le pouvoir doit savoir ce qu’il veut…
Ancien conseiller social à l’Elysée sous la présidence de François Hollande