Depuis le pogrom du Hamas le 7 octobre 2023, l’antisémitisme connaît une résurgence inquiétante. Confusion entre critique d’Israël et haine des juifs, slogans appelant à l’efficacement de l’Etat hébreu : ces dérives réactivent une rumeur séculaire. L’histoire nous rappelle que ce fléau reste un signal d’alerte pour nos démocraties.
L’antisémitisme, une histoire ancienne, un problème permanent et qui conjugue les lubies et les ressentiments de l’air du temps et du brouillage de l’histoire. En vue de discerner les sources de ce fléau de civilisation, on a coutume de se référer au publiciste qui a forgé ce terme à la fin du XIXe siècle en Allemagne, en 1879, Wilhelm Marr, à la vérité le refus des juifs, la haine des juifs, l’exclusion des juifs, l’antijudaïsme, la judéophobie, toute cette sémantique de mise à l’écart d’un peuple vieux de quelques millénaires est ce que le philosophe Adorno a décrit comme « une rumeur qui court toujours ». Pourquoi rumeur ? Tout simplement parce qu’il n’y a aucune explication rationnelle à cet antisémitisme ubiquitaire et qui défie le temps, qui se diffuse tel un virus résistant au progrès, à l’éducation, à l’histoire. Tel un poison abstrait et protéiforme, ces « haines abstraites », comme a pu dire Raymond Aron, la projection de la frustration des individus implorant à travers l’antisémitisme un « grand mythe explicatif » selon Sartre, voire en identifiant l’antisémitisme comme n’étant au fond que de l’antichristianisme d’après Freud. Après tout, Jésus était juif. En somme, on voudrait croire et faire accroire que 15 millions de juifs, je ne sais pas si le peuple juif a dépassé ce nombre au cours des siècles bien que la Shoah en ait décimé 6 millions, viendrait gêner actuellement les 8 milliards d’individus de la planète dont 2 milliards de musulmans pour leurs singularités religieuses, culturelles, socio-économiques et politiques. Et même nationalistes, pourquoi en serait-on épargné ? Vous l’avez compris, le juif sert de prétexte à tout ce qui dysfonctionne, tout ce qui scintille et ce qui obscurcit. Seulement, s’il n’y a aucune raison à l’antisémitisme, il est une dette interminable et causale qu’on examinera plus avant et de tragiques conséquences, les juifs ont subi dans leur chair, dans leurs traditions, dans leur religion, dans leurs perspectives d’avenir et dans leur vie quotidienne les affres et les brimades, les crimes génocidaires aussi, résultant des forfaits de la civilisation et des révoltes populaires. C’est pourquoi, ce n’est pas une coïncidence fortuite, si le crime contre l’humanité, un crime de civilisation, a été évoqué à l’origine après l’extermination des juifs d’Europe, lors du procès de Nuremberg. Cette tragédie récurrente qu’est l’antisémitisme, par sa durée et ses métamorphoses, interpelle l’histoire et la mémoire, nous rappelant sans relâche à un devoir de responsabilité pour garder un cap de civilisation face à toutes les tentatives d’ensauvagement des sociétés.
L’ANTISÉMITISME DANS LE TEMPS
L’historien Pascal Ory date l’antisémitisme du christianisme (peuple déicide…) comme une source originelle et religieuse. Il y a lieu de penser, à l’instar d’autres observateurs avisés, que sa généalogie est plus ancienne et plus variée. On en trouve des traces dans l’Antiquité grecque, puis romaine, voire dans d’autres civilisations, faisant reproche au peuple juif (nommé selon les époques : judéen, hébreu,…) d’avoir des rites contraires aux autres peuples. La persistance sans fin de la haine du juif s’apparente à une histoire aussi interminable – par sa durée – que terminable dans ses diverses expressions : antijudaïque et antibiblique, biologique et racisée, anticapitaliste, avant-gardiste, colonialiste… et même génocidaire par son accointance au sionisme et à Israël. Une variante idéologique s’est faite jour après le 7 octobre 2023, la haine du juif se calquant sur l’ex-hortation du Palestinien comme figure rédemptrice de l’humanité. Les cortèges scandant « from the river to the sea » (un État palestinien du Jourdain à la Méditerranée) expriment le souhait d’effacement d’Israël pour faire émerger une Palestine rédemptrice d’un nouvel ordre mondial.
DISTINGUER ENTRE ISRAËL COMME ÉTAT ET LE PEUPLE JUIF
Dans la mesure où l’antisémitisme et l’antisionisme font cause commune et sont entremêlés dans les manifestations, les politiques et les sociétés, une distinction s’impose entre Israël comme un État qui date de 1948 et le peuple juif dont l’histoire est plurimillénaire. Bizarrement, un responsable socialiste de l’importance d’Olivier Faure a pu confondre dans un post récent le peuple juif et ses rites religieux et l’État d’Israel en attribuant à ce dernier la source religieuse du nouvel an juif (Roch Hachana) qui tombe le jour de la reconnaissance par la France d’un État palestinien ! Au-delà de cette échelle de temps et à l’instar de ce que l’on observe ailleurs dans le monde, les peuples ne sont pas calqués sur une étendue spécifique de territoires, la libre circulation des personnes accroît le poids démographique des diasporas en diversifiant les appartenances citoyennes. Concernant le peuple juif, on évalue à environ 15 millions le curseur démographique, la moitié vivant en Israël et l’autre moitié au sein des diasporas planétaires. Les juifs diasporiques sont des citoyens et des nationaux de di- vers États, soumis à la loi commune et aux traditions des pays de résidence. Entre ces juifs d’ailleurs et les juifs du dedans d’Israël, les relations sont mêlées, bien souvent solidaires, parfois passionnelles, mais sans interférences sur la conduite politique des États concernés : « la politique israélienne est de la seule responsabilité d’Israël », tranchait doctement David Ben Gourion, le père fondateur de l’État hébreu. Symétriquement, les juifs américains ou français sont régis par les lois américaines et françaises et n’ont pas voix au chapitre politique d’Israël. Concernés : oui ; acteurs : non. Cette distinction est biaisée avec les binationaux, une situation observée dans de nombreux pays, mais ces citoyens diasporiques représentent un faible pourcentage de la population et leur influence politique se situe à la marge.
Le peuple juif est un peuple de passeurs : des temps, des idées et des valeurs, mais aussi des mobilités qui scandent la condition humaine : « Étant eux-mêmes autres qu’eux-mêmes, ils sont pour ceux qui ne sont qu’eux-mêmes et peuvent si facilement s’encroûter, s’isoler dans leur quant-à-soi une invitation au dépassement, ils représentent un principe fécond d’ouverture et de mouvement » 1.
En somme en étant « eux-mêmes autres qu’eux-mêmes », du dedans et d’ailleurs, dans cette mobilité vitale qui incite au dépassement, les juifs impriment une altérité radicale à l’inertie de la Cité close. La dette à leur égard peut paraître hors d’atteinte, notamment intemporelle et territoriale, par ce qu’ils incarnent : « la mobilisation de l’immobile ». De ce cosmopolitisme qui ensemence les sociétés et les cultures, de cette diversité à distinguer entre Israël et diasporas juives, il y a un franchissement éthique qui fait dire au grand philosophe israélien Amos Oz que nous vivons un moment freudien de civilisation.
LA PLACE DU CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN
Le conflit israélo-palestinien à mauvaise presse, surtout pour Israël, et en corollaire is-à-vis des juifs pour leur soutien « sans faille » à l’État hébreu. Depuis l’aube des années 2000, il y a une transposition de ce conflit dans les banlieues des grandes métropoles européennes, où vivent notamment des populations issues de l’immigration en provenance des pays du Maghreb, d’Afrique et d’autres contrées arabo-musulmanes. Depuis le 7 octobre 2023 et le pogrom du Hamas, nous assistons à une hystérisation antisémite sous pavillon palestinien, provoquant l’émigration de Français juifs vers Israël. Jour après jour, manifestation après manifestation, un antisémitisme croisé à l’antisionisme est venu polluer l’atmosphère citoyenne pour mettre au ban Israël comme État et les populations juives désignées comme complices du « génocide » et de l’ « apartheid », deux substantifs spécifiques de la logorrhée progressiste et islamo-gauchiste pour ostraciser moralement l’État hébreu et en faire payer le prix moral aux juifs.
Si ce conflit israélo-palestinien n’a jamais cessé depuis 1948, date de la proclamation de l’indépendance d’Israël et du refus palestinien d’un plan de partage onusien de la Palestine, nous observons qu’il est également tributaire d’évolutions géopolitiques et religieuses : l’islamisation du monde arabo-musulman et des Palestiniens ; l’entrisme moyen-oriental iranien dont on peut espérer son affaiblissement sinon sa disparition depuis les bombardements israéliens et la guerre qui s’en est suivie avec le régime des Mollahs ; la récupération électorale et idéologique de la « cause » palestinienne par les foules progressistes et leurs partis affiliés au sein des pays démocratiques ; le nationalisme galopant de la politique israélienne et une colonisation expansionniste ; un antisémitisme et un antisionisme mêlés dans un substrat indistinctement haineux des juifs, quel que soit leur assise territoriale.
Pour ce qui concerne la France, quelques témoignages peuvent éclairer notre débat. En prolongement de la guerre des Six jours (juin 1967), on se souvient de l’exclamation gaulliste sur ce « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » qui pointait la responsabilité des juifs pour une guerre conduite par l’État d’Israël. Raymond Aron devait rétorquer au « soupçon » gaulliste en déclarant que cela ouvrait une nouvelle période de l’histoire juive et de l’antisémitisme. Certes, le général de Gaulle n’était pas antisémite, mais désormais la politique arabe de la France prendrait un tropisme pro-arabe et rien n’a changé depuis. Plus gaulliste que son mentor et à l’instar du sentiment dominant de la diplomatie française, Dominique de Villepin abondait dans cette rhétorique en qualifiant Israël de « pays ségrégationniste, militariste, spirale de l’Afrique du Sud de l’apartheid ». Bref, le monde irait mieux si Israël assimilé au terme « assassin » n’existait pas ! Plus républicain que Marianne elle-même, Robert Badinter réagissait à ce glissement sémantique en s’indignant face à la vindicte antisémite et antisioniste des cortèges pro-palestiniens : « le masque arraché, ce qui s’exprimait à nouveau dans ces manifestations, c’est au-delà de l’antisionisme, l’antisémitisme, la haine du juif » 2. Le chantre de l’abolition républicaine de la peine de mort ne pouvait se résoudre après avoir survécu à l’antisémitisme de la France de Vichy, à une rue résonnant à nouveau du tragique refrain : « mort aux juifs » et « Israël assassin ». Un siècle plus tôt, en 1920, Franz Kafka pouvait dire : « N’est-il pas naturel qu’on parte d’un endroit où l’on nous hait tant (nul besoin pour cela de sionisme et de racisme) ».
La politique israélienne peut à juste titre faire l’objet de critiques pour ses dérives nationalistes et coloniales. Encore que le nationalisme est un phénomène quasiment ubiquitaire (en Europe, aux États-Unis, en Asie, en Afrique,…) et qu’il semble résulter de facteurs culturels, sociaux, économiques et politiques. Concernant la colonisation exponentielle entreprise sans relâche par la politique israélienne, elle constitue une erreur stratégique autant qu’une faute morale parce qu’elle obère toute perspective de sortie du conflit israélo-palestinien sur la base d’une solution équitable à deux États. À ce sujet la reconnaissance par la France d’un État palestinien est politiquement acceptable, dès lors qu’elle est assortie de l’exclusion du Hamas de toute gouvernance, de la libération des otages israéliens et d’une reconnaissance partagée entre Israël et les pays arabes voisins.
LE POGROM DU 7 OCTOBRE 2023
Le pogrom du Hamas va entrainer une radicalisation du discours antisémite et antisioniste, la mise à l’écart indistincte du signifiant juif et du fait sioniste. Alors qu’on a fait reproche aux juifs diasporiques d’avoir un lien trop engagé avec Israël, on les accule cette fois à ne pas se distinguer de l’État hébreu et de partager en commun le statut de paria. Cette absolutisation de l’opprobre se tresse d’un révisionnisme historique en criminalisant le peuple victime de la Shoah de pratiquer à son tour un génocide vis-à-vis des Palestiniens. Pour ce faire, l’interdit du « plus jamais ça » est levé et les jeunes générations des cortèges progressistes vont célébrer la rédemption palestinienne de l’humanité. Ce trafic de l’histoire et de la mémoire s’opère en France sous la double coordination de ce qu’il reste en France d’une extrême droite maurrassienne et doriotiste et d’une extrême gauche revigorée par LFI. Sous la houlette d’une resucée idéologique lamberto-trotskyste, un courant historiquement et ontologiquement antisémite de la gauche, un antisionisme se gargarisant d’ingrédients antisémites va croiser un anti-occidentalisme et les militances minoritaires intersectionnelles pour paver les métropoles européennes des couleurs palestiniennes. Ce meltingpot du ressentiment qui va de Greta Thunberg à Rima Hassan, de Jean Luc Mélenchon à Jeremy Corbyn, du Qatar à l’Iran, d’institutions et d’ONG internationales, porte la responsabilité de la cristallisation des mécontentements populaires en haine des Juifs et promeut la destruction d’Israël. Ce que l’écrivain, Kamel Daoud, prix Goncourt, résume lucidement : « l’antisémitisme (est) l’élément déclencheur du ralliement des foules islamistes » 3. En revanche, pas un mot de compassion, ni de soutien de cette extrême gauche pour libérer Boualem Sansal des geôles algériennes.
ANTISÉMITISME ANTISIONISME : DES FLÉAUX DE CIVILISATION
S’attaquer aux juifs est toujours un signal précurseur d’autres catastrophes. Les meurtres de juifs en France (Ilan Halimi, Mireille Knoll, les enfants d’Otsar Hatorah à Toulouse…) ont anticipé les assassinats d’enseignants, de prêtres et de policiers. Une leçon de l’histoire selon Hannah Arendt pour qui « la mise hors la loi du peuple juif a été suivie de près de la plupart des nations européennes ». L’antisémitisme agit en éclaireur d’une barbarie à venir, il n’est pas corrélé à l’attitude citoyenne des juifs car il se produit en période d’assimilation comme dans les moments du ghetto, du mellah et du Shtetl où les juifs se retrouvent dans des communautés contraintes par des limitations de liberté (dhimmitude dans les pays arabes, croisades, camps de concentration).
Qu’en est-il du sionisme devenu la bête noire de la nébuleuse islamo-progressiste et dont on cherche à se débarrasser en activant un antisionisme planétaire aussi ravageur que meurtrier et qui s’articule sur un antisémitisme d’atmosphère comme l’automne précède l’hiver. Cette concomitance, exacerbée depuis le 7 octobre 2023, est d’une constance séculaire et relève d’une xénophobie ordinaire. Le philosophe Vladimir Jankélévitch en a détricoté les prolégomènes : « L’antisionisme donne la permission et même le droit et même le devoir d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite » 4. À l’unisson de ce positionnement clairvoyant, le pasteur Martin Luther King pouvait dire : « L’antisémitisme, la haine du peuple juif, a été et reste une tâche sur l’âme de l’humanité. Nous sommes pleinement d’accord sur ce point. Alors sache aussi cela : antisioniste signifie de manière inhérente antisémite. Et il en sera toujours ainsi ».
QUOI CONCLURE
Face à ces fléaux de l’humanité, à ces rebus de civilisation, à cette viralité pandémique et mutante, les argumentations et autres explications n’ont pas manqué sans convaincre la conscience humaine. La haine des juifs et son corollaire le rejet d’Israël demeurent énigmatiques du point de vue de la rationalité comme de l’entendement civilisé. On peut toutefois formuler l’hypothèse qui chemine dans la propagation de cette « rumeur sans fin » : la haine des juifs, croisée depuis plus de trois-quarts de siècle à l’antisionisme, viendrait de la dette contractée par l’humanité et les civilisations à l’égard du peuple juif et de ses textes sacrés et profanes. Cette dette s’avère imprescriptible, indélébile, inaltérable, impossible à rembourser du fait de sa pesanteur historique et civilisationnelle. Sinon sous la forme de cette rumeur nauséabonde et criminelle habillée et habitée de masques sémantiques : antisémitisme, antisionisme, antijudaïsme, judéophobie, haine des juifs. Cette hypothèse est étayée par les considérations de quelques-uns des grands esprits qui ont fécondé la pensée et le génie humains : pour Chateaubriand, le peuple juif est un « abrégé symbolique de la pensée humaine » ; Nietzsche assure dans Le Gai Savoir que « les juifs sont les inventeurs du christianisme » ; Pascal fait savoir
que « leur histoire enferme dans sa durée celle de toutes les histoires » ; Milan Kundera faisant remarquer : « Étrangers partout. Et partout chez eux ». En vérité, l’humanité a contracté une dette interminable pour la perspective historique et culturelle du peuple juif et dont elle cherche à s’affranchir dans l’indifférence et la pusillanimité. Ainsi, génération après génération, conflit après conflit, avec une vigueur et des expressions toujours violentes, nous assistons à une reproduction de l’ignoble, comme s’il s’agissait de toujours forger une nouvelle question juive. Et depuis 1948, une nouvelle question d’Israël. Se sentir en dette induit toujours du ressentiment, surtout quand on n’arrive pas à s’exonérer de cette dette, qui va trouver sa cristallisation dans la répétition haineuse : « Dès qu’on peut espérer de se venger, on recommence de haïr » (Stendhal)5.
Émile H. MALET
Journaliste et essayiste Directeur de la revue Passages, de l’association ADAPes, de Le Pont des Idées Animateur et concepteur de l’émission « Ces idées qui gouvernent le monde » (LCP) Auteur de La Haine des Juifs, éditions Campagne Première


















