Précisons d’abord un point de vocabulaire. Nous traitons ici de la défense de l’Europe et non de la défense européenne. En effet, après soixante ans d’existence, les Communautés, puis l’Union européenne n’ont jamais réussi à construire une défense européenne et ce n’est pas aujourd’hui, avec une Europe à 28 ou à 27 en grande difficulté, que ce vieux et beau rêve pourrait voir le jour. Les conditions en sont moins que jamais réunies.
Situation actuelle
En vertu des traités, qu’on le veuille ou non, qu’on le conteste ou non, la défense de l’Europe est aujourd’hui assurée par l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) et son commandement intégré qui réunit les principaux pays de l’Union européenne.
La garantie accordée par l’article 5 du traité de Washington a permis de traverser quarante ans de guerre froide avec une certitude raisonnable que ce dispositif fonctionnerait dans la mesure où la menace soviétique constituait le principal risque, à la fois pour les pays européens et pour les États-Unis. Ces derniers ne pouvaient se permettre de laisser l’URSS envahir l’Europe occidentale sans réagir, au risque de menacer les intérêts vitaux américains ; c’était donc l’assurance d’un certain équilibre des forces, en particulier nucléaires, et le confort d’une dissuasion incontournable au service de la sécurité de l’Europe.
La situation a évolué.
Des crises peuvent désormais naître et se développer en Europe orientale, dans les Balkans ou au Proche et Moyen-Orient, à l’occasion desquelles l’évaluation des intérêts américains pourrait varier au gré de l’appréciation du président en exercice.
Sans prêter une importance excessive aux propos critiques du Président Trump sur l’Otan et le faible engagement des Européens, il n’est plus envisageable de dépendre uniquement d’un engagement américain immédiat. Surtout en cas de simultanéité entre une crise européenne et une autre dans la zone asiatique. L’affaire yougoslave des années 1990 a d’ailleurs montré que l’engagement de l’Otan n’avait pas été immédiat.
À cela s’ajoute le souhait très vif de la Convention pour l’indépendance de l’Europe (CIE) de trouver les voies et moyens d’une défense autonome de l’Europe à un horizon acceptable, sachant qu’en la matière il faut raisonner en terme de décennie plutôt que d’années.
Les outils d’une défense
Des pays comme la France ou le Royaume-Uni, dans une moindre mesure l’Allemagne, l’Italie ou l’Espagne, ont peu ou prou les moyens d’une défense nationale limitée dans le temps, contre un adversaire de faible niveau.
Aucun d’eux ne possède les outils à la mesure d’un conflit de moyenne ou haute intensité impliquant les pays d’Europe occidentale et centrale, c’est-à-dire :
- le renseignement humain, électronique et spatial global, tout temps et permanent,
- les forces de combat suffisantes dans la durée, avec les relèves indispensables,
- la logistique concernant les munitions de tous types, les pièces de rechange pour véhicules terrestres, hélicoptères et avions,
- le transport aérien.
À défaut d’une défense européenne qui s’avère impossible à mettre sur pied, encore faut-il que les pays disposés à participer à la défense de l’Europe puissent et veuillent s’organiser afin de se doter des principales capacités énumérées ci-dessus.
À ce stade, on peut parler d’interdépendance dans la mesure où aucun pays pris isolément ne peut posséder la panoplie complète et suffisante de ces capacités. La décision récente du ministre français de la Défense d’acheter un fusil allemand pour remplacer le Famas illustre une voie menant à la spécialisation de chaque pays dans tel ou tel domaine industriel, avec toutes les frustrations et les pertes de souveraineté attenantes qu’il faudra faire accepter, en particulier par les nations-pivot de l’UE.
Mais les capacités matérielles et humaines déjà évoquées ne suffiront pas à assurer une défense de l’Europe. Si nous voulons, dans les dix ans à venir, assurer cette mission sans plus dépendre de l’Otan et de ses structures militaires intégrées, encore faut-il disposer d’un organisme politique et militaire de coordination.
Décision politique et commandement militaire
L’un des apports majeurs de l’Otan a été de mettre sur pied ces organismes de décision politique et de commandement militaire indispensables à une coalition moderne. Ce fut même une première mondiale que de disposer de ces deux structures dès le temps de paix, facilitée, il est vrai, par la domination incontestable des États-Unis.
Remontons le temps. Durant la Grande Guerre, la coordination des alliés français et britanniques a constitué un calvaire pour les états-majors des commandants en chef jusqu’en 1918, et encore n’étaient-ils que deux principaux alliés, le front italien échappant à l’influence anglaise. Il est hallucinant de penser qu’il ait fallu attendre mars 1918 et l’avancée des armées allemandes jusqu’à soixante kilomètres de Paris pour parvenir à un accord politique confiant au maréchal Foch, non pas le véritable commandement en chef allié, mais la coordination des armées alliées.
On peut admettre que le Conseil européen tel qu’il existe, limité aux chefs d’État et de gouvernement impliqués dans la défense de l’Europe, constituerait l’organe de décision politique des conflits et des crises. Son rodage devrait être facile en raison de l’expérience acquise.
Il en va tout autrement d’un indispensable état-major général de coordination et de commandement des forces dont le rôle serait de traduire en termes militaires et opérationnels les directives du politique, d’orienter les organismes de renseignement et de piloter la logistique qui se complique à mesure de l’augmentation du nombre de pays engagés, du volume des forces et de la sophistication des matériels et des munitions.
Le plus précieux acquis de l’Otan est sans doute d’avoir instauré dès le temps de paix des procédures dont la somme constitue une véritable culture militaire commune à tous les alliés. Les échanges d’officiers dans les écoles et les états-majors depuis plus de soixante ans ont aussi contribué à rendre possible la conduite d’un combat commun. Les non-initiés n’imaginent pas la complexité de la coordination dans les trois dimensions des armes et services des forces armées, a fortiori lorsqu’elles sont de nationalités différentes.
Si la défense de l’Europe par les Européens devait enfin voir le jour et s’émanciper de l’Otan encore faudrait-il conserver cet acquis et l’entretenir au fil des évolutions des armements, des matériels et des moyens de communication.
L’expérience montre qu’en la matière, l’existence d’un pays pilote incontesté facilite grandement les choses.
La possession de l’arme nucléaire par la France pourrait-elle créer cette légitimité ? On peut en douter si elle ne s’accompagne pas d’une égale prépondérance dans tout ou partie des armements classiques. En effet, la dissuasion nucléaire étant essentiellement nationale, les autres pays pourront toujours mettre en doute sa mise en œuvre à leur profit.
En admettant que toutes les conditions précitées soient réunies, se poserait encore la question du renseignement qui touche de près à la souveraineté des États. S’il est très difficile de partager le renseignement entre les services de différents pays, l’urgence et le risque ont montré, à l’occasion des attentats terroristes, que ce n’était pas impossible. Toutefois, à défaut de créer une agence européenne du renseignement permanente, il serait sans doute possible de monter une cellule de renseignement ad hoc pour chaque crise naissante ou prévisible. Cet organisme regrouperait des analystes capables d’exploiter le renseignement au profit du conseil politique restreint et de l’état-major européen.
Défense et souverainetés nationales
Les différents moyens et procédures esquissés précédemment montrent bien la difficulté de conjuguer souverainetés nationales, engagement politique et efficacité militaire.
Une chose est de placer le curseur entre ces contraintes de manière théorique et par temps calme, une autre d’être assuré de l’engagement de chaque pays membre d’une Organisation de défense de l’Europe dans tous les cas de crise potentielle.
Il n’existe jamais de garantie absolue de l’engagement militaire d’un pays à l’occasion d’une crise ou d’un conflit. Encore moins s’agissant des pays européens qui accepteraient de coopérer pour la défense de l’Europe dans l’éventualité encore très hypothétique d’une dislocation de l’Otan.
La garantie la plus sérieuse ne pourrait reposer que sur la signature d’un nouveau traité contraignant, regroupant ceux des pays volontaires pour assurer la défense de l’Europe hors Otan.
Actuellement, aucun pays n’accepterait de s’engager avec la France dans cette voie. Les laborieuses discussions autour de la défunte UEO ont bien montré que pour négocier, il faut être plusieurs. Seul un retrait annoncé des Américains, c’est-à-dire une dislocation de l’Otan, créerait une situation d’angoisse collective propice à une telle évolution. Nous en sommes encore loin, très loin. Les propos désobligeants, et fondés, du Président Trump sur la faible participation des pays membres aux dépenses de défense de l’Alliance ne signifient en rien un retrait américain. Le secrétaire d’État comme le secrétaire à la Défense n’ont pas hésité à rectifier les propos présidentiels, dès les premières semaines d’entrée en fonction de la nouvelle administration américaine.
Pour toutes ces raisons, la mise sur pied d’une défense indépendante de l’Europe des nations ou d’une confédération européenne telle que souhaitée par la CIE relève de la quadrature du cercle, sauf à imaginer un dispositif original qui devrait tenir compte des volontés politiques nationales, de l’efficacité militaire et d’une divergence progressive des intérêts majeurs des États-Unis par rapport à ceux des autres pays membres de l’Alliance atlantique dont, autrement, on ne perçoit pas le crépuscule.
Perspectives d’avenir
Il est toujours possible d’échafauder une construction intellectuelle hors des réalités politiques, géographiques et stratégiques pour résoudre l’équation complexe qui se présente à nous. Mais quel serait l’intérêt d’un tel exercice « hors sol » et surtout en dehors de toute vraisemblance ?
La seule variable qui nous reste à explorer pour imaginer une défense de l’Europe totalement ou partiellement indépendante de l’Alliance atlantique consiste à élargir le cadre de la réflexion à l’ensemble de l’Europe, au-delà des frontières de l’actuelle UE et à réévaluer de ce fait la convergence ou la divergence de nos intérêts majeurs comparés à ceux des États-Unis et de la Russie.
Les foyers de crise actuels en Europe orientale, en Iran et au Proche-Orient, sans oublier les braises qui rougeoient encore dans les Balkans, ouvrent à cet égard des perspectives. Faisant abstraction des incohérences qui ont prospéré pendant quelques années sur les errements de la diplomatie française, force est de constater que nos intérêts en Syrie, en Palestine ou en Iran se sont objectivement rapprochés de ceux de la Russie. Moscou, par exemple, est devenu de facto le principal défenseur des chrétiens d’Orient et perçu localement comme tel. Cette convergence d’intérêts a été en partie occultée par la situation en Ukraine où l’action russe fait resurgir les craintes compréhensibles de la Pologne, des pays baltes et même de la Bulgarie ou de la Roumanie.
Sans pouvoir évaluer avec précision ce que seront dans les années à venir les politiques russe et américaine dans ces zones, on peut objectivement constater que des évolutions sont possibles dans l’évaluation des positions des uns et des autres. La prise de conscience d’intérêts communs à la grande Europe au détriment du lien transatlantique peut s’envisager graduellement, en particulier dans l’éventualité d’un engagement américain croissant en Asie, face à la montée en puissance militaire de la Chine et dès lors que le petit monstre de Corée du Nord aura été neutralisé.
Ce scénario paraît plus plausible qu’un basculement d’alliances brutal dont aucun partenaire européen n’accepterait l’idée. Il n’est en effet plus guère envisageable de promouvoir à terme une simple entente franco-russe comme à la fin du XIXe siècle. Quel que soit l’avenir de l’UE, la vie en commun avec nos voisins européens, dont on a célébré les noces de diamant à Rome, laissera heureusement des traces et des solidarités qu’il serait illusoire et contre-productif de rejeter.
Dans ce paysage qui se dessine, le principal, sinon le seul élément déterminant permettant d’envisager une Organisation de défense de l’Europe, de la grande Europe, repose sur un rapprochement de tout ou partie des pays d’Europe de l’Ouest avec la Russie, sans présager des conséquences que cela aura sur nos relations transatlantiques qui conserveront un fort intérêt, ne serait-ce qu’économique.
Au-delà, tout dépend aussi d’un engagement croissant et massif des États-Unis dans la zone Pacifique, entraînant par la force des choses un moindre intérêt pour les questions européennes et, si possible, une dédiabolisation de la Russie. Ce scénario sera toutefois freiné par la volonté jusqu’à présent affichée par Washington de demeurer un acteur global capable de s’engager sur plusieurs fronts.
Une telle évolution ne peut être que progressive, mais pour voir le jour, elle devra être sous-tendue par une politique à long terme, comparable à celles menées par le ministre Delcassé ou par le général de Gaulle, visant, non pas un renversement des alliances, mais du moins un rééquilibrage de grande ampleur.
Georges d’Harcourt
Colonel honoraire, ancien élu