Le président Xi Jinping ne publie pas de Petit livre rouge. Il se contente de jolis cahiers blancs, traduits en neuf langues qui expliquent à ses concitoyens et au reste du monde sa version du bonheur en Chine, présent et à venir.
Il existe deux volumes relatifs à La gouvernance de la Chine, le second ayant été lancé en grande pompe à Londres en Avril dernier. S’y ajoute un Livre Blanc diffusé fin Juin, relatif au rôle que la Chine entend jouer dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), dans laquelle elle eut tant de mal à entrer, seulement en 2001, mais dont elle aborde désormais les principes avec sérénité et dont elle entend même élargir les ambitions de coopération.
Que raconte ces essais littéraires ?
D’abord, ils sont inattendus. Il est rarissime, exceptionnel, pour ne pas dire incongru, qu’un chef d’Etat (ou du moins une structure gouvernementale) dévoile à ce point ses intentions, ses projets de long terme, ses différentes pistes d’évolution pour soi même et son peuple.
Cela est avant tout destiné à prouver au monde et à soi même la solidité de l’entreprise, ainsi que son aspect pacifique.
Il faut souligner cette nouveauté : la croissance de la Chine et les multiples démarches qui l’environnent, dans des directions très variées, et dont la plupart des Occidentaux n’a pas vraiment conscience, sont envisagées et pratiquées dans un esprit de Paix, objectivement bienfaisant et au destin mondial.
C’est très confucéen, très loin des rodomontades batailleuses émanant des Etats Unis, le principal destinataire de ces messages : selon Confucius, le pouvoir n’est pas destiné à oppresser, mais à faire progresser matériellement et surtout spirituellement les peuples dont il a la charge : car le pouvoir est « fardeau » : de bons sens, de compassion et de pacification : le chef d’Etat doit être un « chef de famille » pour son peuple : bienveillant, mais sévère quand il le faut. Il doit aussi respecter les dieux et les ancêtres, établir les structures assurant l’avenir, notamment par l’instruction et le respect des « rîtes ».
Les deux livres de gouvernance renouent avec cette tradition : Après les tumultes et saccages perpétrés depuis des décennies, le pouvoir en Chine réhabilite le passé, la tradition, les évolutions opérées par les différentes dynasties, ce qu’elles ont apporté, ce qui les perpétue dans le présent, et sans gommer le séisme maoiste.
Le second aspect de la gouvernance complète solidement et de manière moderne la vision ancestrale : un gouvernement peut être autoritaire et très centralisé sans être oppressif et dévastateur, qu’il s’agisse d’un gouvernement de Parti unique (Chine Populaire) ou d’un Clan partisan ou familial (Singapour ou Corée), la pratique d’un centralisme politique peut parfaitement s’accompagner et même être soutenue par un code de droits, adapté aux désirs citoyens et d’un libéralisme économique favorable au progrès qu’il soit d’initiative privée ou publique. Ce libéralisme économique s’internationalisera quasi automatiquement grâce aux interdépendances économiques et financières qui sont le tissu du progrès moderne.
Au surplus et dans une stratégie d’information internationale, le Président Xi, désormais élu pratiquement à vie, se démarque par cette continuité toute chinoise, des frénésies électorales de l’Occident, notamment celles qui occupent un peu trop son rival direct : les Etats Unis américains et leur président. Le Tome 2 met en avant la stabilité politique, garante par sa solidité d’une croissance cohérente et bénéfique, qui ne sera pas interrompue par les lubies électorales et les changements de majorités qui détricotent tous les quatre, cinq ou six ans toutes les intentions économiques, même les meilleures. Le socle de la réussite économique de la République Populaire est donc en béton.
En fait, il s’agit, dans une autre version, du système « control and confort », pratiqué avec succès par d’autres Etats du pourtour Pacifique : Il est demandé aux citoyens – dès l’enfance – d’avoir un comportement conforme, raisonnable et suffisamment coopératif, en échange de quoi le progrès individuel et collectif, la prospérité et le confort économique leur seront assurés. La version chinoise semble consister dans la grande idée du Crédit social, développé dans les banlieues urbaines et les villages les plus éloignés du pouvoir. Car dans cette immensité, le pouvoir central est à peu près absent. Les citoyens sont appréciés localement en fonction de leur participation au bonheur de la collectivité, par leur travail, leur disponibilité, leur empathie : cela par les membres de la collectivité à laquelle ils appartiennent. Ce qui n’est pas tellement nouveau et rappelle d’inquiétantes périodes d’autocritique généralisée. Les mieux notés obtiennent des bonus en produits gratuits, billets de transports, excursions, etc… en principe il n’y a aucune sanction, si ce n’est la désapprobation collective et l’injonction à s’améliorer…
Quelles sont les axes les plus visibles exposés dans ces Cahiers blancs ?
1° La gestion des espaces et des populations : l’immensité territoriale est, dans le contexte moderne, une découverte. A partir des années 90 le regard s’est porté sur la conquête – ou la reconquête – de l’intérieur du territoire. Le développement économique s’est d’abord concentré à l’Est, le long du littoral, provoquant un profond déséquilibre entre sa prospérité et la grande pauvreté des provinces intérieures, les vidant de leur population jeune et active. Le rééquilibrage économique et démographique était urgent. Le développement rapide d’une ville comme Ghengdu, capitale du pauvre Sechuan – qu’aimait tant notre fils du consul, Lucien Bodard – inverse la tendance et y stabilise les jeunes générations, située au surplus sur la route du Tibet résolument intégré au patrimoine chinois. L’exemple est également valable pour Wuweï tout au nord au Gansu, ou encore à Xi’an sur le fleuve Jaune. Il y a aussi la création de Cités ideales, telle Xiong’an, au nord ouest de Beijin.
La politique de l’enfant unique, qui fut une terrifiante bonne idée en son temps, pour résoudre le problème de la croissance trop rapide d’une population trop nombreuse et éloigner les perspectives de famine, s’avère catastrophique 50 ans plus tard, avec une charge énorme en personnes âgées et l’insuffisance dramatique de population jeune, féminine (puisqu’on éliminait surtout les filles) et le manque de main d’oeuvre à venir. Il faut donc redéployer une stratégie démographique différente, tournée vers des familles prospères à deux ou trois enfants et un repeuplement de l’intérieur, en le basant sur le principe de l’égalité homme/femme, mais le chemin à faire est encore bien long et les habitudes du passé difficiles à combattre…
Le grand projet d’expansion OBOR y est d’ailleurs lié, tourné vers un éventail élargi de possibilités individuelles… Tout cela prendra du temps, d’où l’impératif de la stabilité politique et sociale.
2° L’immense littoral de l’Est devient – fort tardivement – un pion essentiel de développement et d’ambition. La Chine de Monsieur Xi se découvre soudainement « à fort potentiel maritime ». Cela engendre, d’une part une politique maritime internationale assez agressive destinée à protéger et agrandir sa mer de Chine intérieure, ce qui est très mal vécu par le Japon et la Corée du Sud directement visés et a déjà provoqué de multiples incidents. Par ailleurs le gouvernement a adopté la « politique des ports moyens » dispersés le long de la côte, – comme la pratiquent les Etats Unis depuis la fin du 19ème siècle. Cela évite la trop grande concentration des moyens dans un seul point et permet une politique de distribution commerciale et alimentaire bien plus efficace vers l’intérieur et permet d’exporter dans le monde entier du Nord au Sud, sans rupture avec les lieux de production. Rude concurrence à venir pour les « princes « du commerce international maritime tels Singapour, Busan ou Yokohama.
3° L’ouverture au capitalisme libéral pratiquée par Dieng Xiaoping a fait très rapidement de la Chine l’atelier du monde, ce qui a permis d’engranger des milliards de billions de dollars. Il s’agit désormais de se tourner vers le marché intérieur, d’en exploiter l’infini potentiel et d’en assurer la pérennité. Là est le pari de ce début de siècle : la plus grande crainte est de ne plus pouvoir assurer la subsistance de la population, par manque de ressource agricole et saturation de l’expansion urbaine. D’où le retournement récent de la stratégie : certes, continuer à inonder le monde des productions chinoises, mais – en même temps – donner la priorité aux différents potentiels internes.
Afin de faire face aux nécessités démographiques, la Chine fait l’acquisition de terres agricoles dans le monde entier, et assure au surplus leur exploitation et l’exportation de leur produits vers ses ports.
Car il ne s’agit pas que les peuples se révoltent. Xi reprend à son compte la phrase la plus importante prononcée par Mao Zedong en Mai 68 : L’essor du monde paysan est d’une extrême importance. Surtout à une époque où désormais la planète consomme plus qu’elle ne peut « naturellement » fournir.
Par ailleurs les différents savoirs, techniques et activités, après avoir été appris de l’Occident, puis copiés et reproduits, sont désormais autonomes, originaux et avant gardistes, qu’il s’agisse de tous les produits électroniques, de la construction automobile, aéronautique, ferroviaire ou même spatiale, tous les artefacts indispensables à la vie moderne. C’est la raison pour laquelle le récent livre blanc relatif à l’Organisation mondiale du commerce est si important : il dessine les stratégies futures, les possibilités innovantes et manufacturières, les alliances productives et les ouvertures en matière d’investissements.
L’ouverture du marché et la baisse des taxes sont aux antipodes des outrances de blocage trumpien.
4° Et, peut être le plus important : la conquête du monde par la Chine du souriant Monsieur Xi sera aussi celle des esprits : c’est déjà amplement commencé par le nombre et la qualité des Universités, des Centres de recherche et des milliers de contrats de coopération conclus depuis plus de quarante ans. Désormais plusieurs Universités chinoises sont dans le TOP 15 des meilleurs du monde, égalant ainsi les Occidentaux. Mais il y a mieux : une stratégie d’imprégnation généralisée de la planète, par l’art, l’histoire, les programmes de télévision, les films, les produits de tous ordres diffusés par les ondes. La Chine inonde – en douceur – le monde de sa propre culture : les milliers de documentaires diffusés chaque jour sur les chaines et sîtes, les brochures, livres et affiches, les troupes de danse, de prestigieux musiciens et orchestres, l’opéra, l’accueil de toutes sortes de compétitions sportives, à commences par les J.O., les domaines de la création de mode, d’objets usuels, l’offre de voyages touristiques etc…
Les documentaires – en particulier – couvrent quatre domaines principaux : la découverte touristique de la splendide Chine si variée, l’histoire ancienne et les fouilles archéologiques, l’histoire récente avec sa violence, sa tragédie permanente et ses immenses sacrifices, la vie quotidienne actuelle des paysans pauvres, des ouvriers disciplinés et de la moyenne bourgeoisie naissante. Le spectacle des départs en vacances dans les gares des grandes villes pour le Nouvel An Lunaire a sidéré les braves Occidentaux (mais finalement ce n’est pas pire que les 700 kms de bouchon routier en France début août ; simplement une autre version d’une société débordée par ses propres incohérences, acceptées dans le silence et la résignation).
Les premiers à s’inquiéter de cette « pénétration » dans leur quotidien ont été les Australiens, qui depuis quelques années se sentent de plus en plus « sinisés », notamment par la quantité d’étudiants chinois dans leurs universités. Cela s’est étalé discrètement sur environ vingt-cinq ans, dans une grande urbanité, avec des moyens financiers importants. Le tourisme mondialisé est également un outil performant : les groupes compacts de Chinois aisés, dûment encadrés et très disciplinés qui s’extasient volontiers sur tout et n’importe quoi, dépensent beaucoup d’argent, représentent une tendance qui n’ira qu’en augmentation vu l’évolution probable de la classe moyenne chinoise. Enfin, il n’est pas besoin de revenir sur les gigantesques potentiels industriels et commerciaux, déployés avec art dans des directions très variées, dont les Etats Unis d’Amérique sont indéniablement dépendants. Les différents déficits de commerce extérieur de l’Occident sont à eux seuls une implacable démonstration.
5° Enfin, on ne saurait oublier la Défense et surtout le rôle diplomatique majeur de la République de Chine : la capacité de Défense de la République populaire est considérée comme la seconde mondiale, après celle des USA. Mais elle est peut être, depuis peu, la première : l’évaluation est délicate. Les chiffres indiquent, depuis les réformes de 2002 et surtout août 2016, un budget augmenté de 200 %, la capacité d’aligner 318 millions d’hommes (ou 385 ?) , cinq Régions militaires opérationnelles, environ 15 000 entreprises travaillant tout ou partie pour la défense. La modernisation est devenue permanente : après avoir longtemps liée à la grande sœur soviétique pour son équipement, l’ouverture des marchés a permis des achats diversifiés, la possibilité de copier les matériels importés, puis d’avoir ses propres manufactures. L’achat massif d’avions de chasse, la conception de missiles, l’informatisation des systèmes par des moyens autonomes, le développement de la Marine (longtemps parente pauvre) afin de sécuriser la mer littorale, sont autant de nouveautés. Par ailleurs, il faut le souligner, les troupes chinoises sont massivement intervenues dans plusieurs conflits africains, sans oublier l’important soutien logistique accordé à la Corée du Nord.
La Diplomatie connaît également une évolution considérable, La Chine Populaire dût attendre 1971 pour devenir membre de l’ONU, mais dans le contexte de Guerre Froide, presque toujours à la remorque de l’URSS. Toutefois, la visite à Pékin du président Nixon en 1972, les efforts d’ouverture du ministre Zhou En Lai, la disparition de Mao en 76 puis, plus tard, la chute du Mur, la dislocation de l’URSS, l’évolution générale des équilibres, et la volonté d’ouverture de Deng Xiao Ping (malgré les affaires du Tibet et du Vietnam) changèrent progressivement la donne. La sidérante croissance économique, les exportations massives dans le monde entier et le potentiel financier qu’elles suscitent, permettent d’installer les relations internationales sur un velours d’urbanité et de conciliants échanges. Les ambitions de déploiement vers l’Ouest du continent eurasiatique, la modification prévisible des grands axes commerciaux, l’ascendant que la République Populaire a pris dans le bassin Pacifique, engendrent une diplomatie d’apaisement mais également ambitieuse. Il est indéniable que la Chine de M. Xi a joué un rôle de premier plan dans l’apaisement des relations entre les deux Corées, dans le conflit pseudo nucléaire avec les Etats Unis.
Par ailleurs Xi a trouvé en Vladimir Poutine, non plus un mentor mais un égal et un allié poursuivant des ambitions à peu près identiques, notamment celle de restaurer la grandeur et le prestige d’une patrie méprisée par des Occidentaux ivres de réussite.
Sans être pythonisse, on peut être certain que la Chine joue la carte du long terme au service de l’ articulation d’un projet cohérent de mainmise sur l’équilibre mondial.
Ces esquisses amènent plusieurs réflexions : en premier lieu, ce qui est frappant est l’imbrication, l’interpénétration des projets internes et externes, de la réussite sociale liée au commerce extérieur et du déploiement économique interne lié à l’utilisation de procédés de stratégie internationale. C’est Un Grand Tout, dans une optique très cosmique. Encore faut-il, dans cette optique, arriver à contourner la profonde fragmentation sociale et la corruption endémique. Ce qui n’est pas acquis. Le second aspect est cette perspective du temps long, laquelle se démarque et contrarie complètement les fracassantes immédiatetés nord américaines . D’un côté America First, de l’autre China Eterna.
Le premier Empereur Qing, l’unificateur et l’inventeur de la Chine, rêva en son temps d’un monde idéal. Mao Zedong imagina et promit une Chine parfaite et collectiviste, le Président Xi aspire à une Chine exemplaire, puissante et prospère. Ses petits livres blancs fixent deux bornes de bilans : 2021 (très proche), qui sera le Centenaire du Parti communiste chinois (PCC), date à laquelle la tentaculaire Nouvelle route de la soie et ses nombreuses ramifications seront assez avancées pour en juger. Puis 2049 verra le Centenaire de la République Populaire de Chine, l’occasion de rendre sublime une étincelante réussite, ou affronter une échec cuisant. Nul ne sait.
Françoise Thibaut
Professeur des Universités
Membre correspondant de l’Institut de France (ASMP)