Plus de 400 millions de citoyens étaient appelés aux urnes, du 23 au 26 mai, dans les 28 pays de l’Union, dont la Grande-Bretagne, pourtant engagée dans un processus de sortie ! Ce scrutin pour élire le Parlement européen était évidemment très important car l’Union a un pouvoir de plus en plus fort sur les politiques suivies dans chaque pays et parce que le Parlement lui-même a vu son rôle se renforcer dans le processus de décision : il co-décide dans beaucoup de domaines avec les chefs d’État et de gouvernement, et il a maintenant un pouvoir sur la nomination du président de la Commission.
L’opinion européenne a connu une montée d’euroscepticisme jusqu’en 2011. Mais depuis, l’acceptation du fait européen s’est renforcée. Si seulement 47 % des citoyens européens jugeaient que l’appartenance de leur pays à l’Union était une bonne chose au printemps 2011, c’était le cas de 62 % en septembre 20181. Malgré toutes les critiques qui sont émises contre le déficit démocratique de l’Union et la technocratie de la Commission, l’opinion n’est pas massivement anti-européenne. Le feuilleton du Brexit a d’ailleurs montré combien il est difficile de sortir de l’Union. Cela dit, la position des individus sur l’Europe n’a pas beaucoup d’influence sur leur comportement participationniste ou abstentionniste lors des élections européennes puisque tous les camps cherchent à s’exprimer dans cette compétition électorale, qu’ils soient favorables ou défavorables à la cause européenne.
Mais cette élection des députés européens, organisée tous les cinq ans depuis 1979, n’a jamais beaucoup mobilisé les corps électoraux des différents pays. Lors du premier scrutin, le taux d’abstention dans les neuf pays alors membres de la Communauté économique européenne (selon le nom de l’Union jusqu’en 1993) était de 38 %. C’était encore honorable même si ce taux était plus important que celui enregistré lors des élections pour des législatives ou une présidentielle. Les politistes ont très vite expliqué que ces élections pouvaient être qualifiées de scrutins de « second ordre » : leur enjeu n’est pas de choisir les gouvernants du pays mais seulement des députés à un parlement lointain doté d’un pouvoir limité.
Dans un tel contexte, il est compréhensible que l’abstention soit forte et que les débats de la campagne concernent des thématiques plus nationales qu’européennes puisqu’elles sont les plus mobilisatrices.
Depuis 1979, le pourcentage d’abstention ne faisait que croître jusqu’en 2009 et 2014 où il a atteint un pic de 57,4 %. On s’était s’habitué à ce phénomène croissant et beaucoup s’attendaient à ce qu’il continue. Dans une note de 2014 de l’institut Jacques Delors, il était écrit que la forte abstention était un « phénomène normal pour une élection se déroulant au niveau « fédéral », c’est-à-dire moins proche des citoyens que les niveaux national et local ».
Des signes d’intérêt plus forts pour le vote européen transparaissaient pourtant dans les eurobaromètres récents (graphique 1). Alors que de 2004 à 2013 on voyait monter le pourcentage d’Européens qui ne pensaient pas que « leur voix compte dans l’Union européenne » jusqu’à atteindre les deux tiers des réponses, une baisse sensible existe depuis pour descendre à 47 % à l’automne 2018. Au contraire, 49 % estimaient que leur voix comptait2.
La forte décrue de l’abstention, observée en 2019 (- 8,4 points), a donc sonné comme une divine surprise. Il conviendra de chercher à l’expliquer plus avant. Auparavant, penchons-nous sur les données de l’abstention européenne en longue période, pour pointer la grande diversité des situations nationales et l’effet de l’organisation d’une autre élection à la même date.
Graphique 1
Source : Rapport Eurobaromètre 90. Automne 2018.
Une grande diversité de situations nationales
À l’intérieur de l’Union, les écarts d’abstention sont énormes (tableau 1 pour les anciens pays membres, tableau 2 pour ceux qui ont adhéré en 2004 ou après). Ces écarts s’expliquent en partie par des différences institutionnelles puisque le vote est obligatoire dans quelques pays. C’est le cas en Belgique et au Luxembourg où les citoyens se conforment très souvent à cette obligation, pourtant sans véritable sanction. C’est aussi le cas en Grèce et à Chypre, où l’obligation est peu respectée. Le vote obligatoire n’a donc pas d’effet automatique ; son efficacité dépend beaucoup de l’existence d’une culture du devoir électoral dans le pays. Celle-ci existe en Belgique et au Luxembourg, mais pas en Grèce et à Chypre. Le vote obligatoire a aussi été instauré en 2016 en Bulgarie3, ce qui n’a pas empêché l’abstention de presque deux tiers des citoyens bulgares. Notons enfin que le vote était obligatoire en Italie jusqu’en 1993 et que cela semblait efficace puisque, sur le tableau 1, on observe des taux très bas d’abstention italienne jusqu’à cette date. Dans les anciens pays de l’Union – ceux qui y ont adhéré avant 2004 –, le taux d’abstention allait de 8,6 % à 67,7 % en 1979 (tableau 1)4. Aujourd’hui les écarts s’étagent de 11,5 % à 68,6 %. Il n’y a donc pas réellement de baisse des différences nationales, signe que l’Europe constitue un ensemble de sociétés coordonnées, mais dont les valeurs et les cultures ne se rapprochent pas vraiment5. Presque tous les pays ont connu une montée de l’abstention jusqu’en 2014 et une décrue en 2019 mais on n’observe pas de convergence vers un modèle commun de niveau d’abstention.
Tableau 1 – L’abstention aux élections européennes de 1979 à 2019 dans les quinze premiers pays adhérents (en %)
Source : site du Parlement européen. Les pays sont classés du moins au plus abstentionniste en 2019. Le grisé indique les pays dans lesquels une autre élection se déroulait le même jour, au moins dans une partie des circonscriptions.
Les pays pour lequel figure un astérisque connaissent aujourd’hui une procédure de vote obligatoire. De 1979 à 1999, le pourcentage moyen UE 15 correspond à la moyenne pour tous les pays membres de l’UE.
À partir de 2004, les chiffres moyens ne correspondent qu’à la moyenne des quinze pays membres les plus anciens. La moyenne pour l’ensemble de l’UE figure sur le tableau 2.
Dans les nouveaux pays (tableau 2), les écarts d’abstention entre 2014 et 2019 se sont un peu réduits : de 17,6 % à 83 % en 2004, ils s’échelonnent de 27,3 % à 77,3 % en 2019. L’abstention a augmenté à Malte où elle était très basse et s’est un peu réduite en République tchèque et en Slovaquie où elle était maximale.
Tableau 2 – L’abstention aux élections européennes de 1979 à 2019 dans les treize nouveaux pays (en %)
Source : site du Parlement européen. Les pays sont classés du moins au plus abstentionniste en 2019. Le grisé indique les pays dans lesquels une autre élection se déroulait le même jour, au moins dans une partie des circonscriptions.
Les pays pour lequel figure un astérisque connaissent aujourd’hui une procédure de vote obligatoire.
Dans ces pays ayant adhéré récemment après leur sortie du bloc soviétique (pour onze d’entre eux), le taux d’abstention est plus élevé que dans les anciens États. En 2014, l’abstention était en moyenne de 53 % pour les membres « historiques », elle tombe à 43 % pour ces mêmes pays en 2019. Pour les nouveaux entrants elle était en 2014 en moyenne à 72 % et tombe à 60 % en 2019. La baisse se vérifie dans toutes les parties de l’Europe, elle est en moyenne un peu plus importante pour les membres récents.
Mais l’explication des écarts selon les deux groupes de pays doit en fait peu à la date d’entrée dans l’Union. Elle s’explique essentiellement par la culture politique des deux parties de l’Europe, comme on peut le déduire des tableaux 3 et 4 qui comparent pour les deux groupes de pays les taux d’absentions aux européennes et aux législatives. Dans beaucoup de pays de l’Est de l’Europe, l’abstention est aussi très forte lors des élections législatives. L’abstention aux européennes ne traduit pas qu’un manque de mobilisation pour les enjeux européens.
Elle est le signe d’une culture politique dans laquelle la politisation est plutôt faible et où l’importance de l’expression électorale du citoyen n’est pas bien établie.
Bien sûr, le classement des pays selon leur participation aux élections législatives et européennes n’est pas complètement stable dans le temps puisque de nombreux phénomènes politiques, liés aux différentes scènes politiques nationales, influent sur le vote aux élections européennes. On repère cependant quelques éléments de pérennité dans le classement des pays, soit général à tous les scrutins (ainsi Belgique, Luxembourg, Malte sont en permanence faiblement abstentionnistes), soit propre au scrutin européen (ce qui se traduit par un important différentiel présenté dans la dernière colonne des tableaux 3 et 4). Ainsi, au Royaume Uni, le vote législatif est plutôt fort mais le vote européen toujours faible, traduisant pour ce pays un euroscepticisme très ancien. Il en est un peu de même aux Pays-Bas et en Suède où la fierté pour le système politique national conduit à une forte participation législative mais où le sentiment européen est plus faible.
Tableau 3 – Différentiel d’abstention entre élections européennes et dernières législatives (ex-Europe des quinze)
Source : Parlement européen pour les élections européennes, Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA) pour les élections législatives.
Au total, l’abstention est plus forte dans les pays de l’Est de l’Europe aussi bien aux élections européennes que législatives, mais le différentiel de participation est du même ordre (environ 18 points).
Tableau 4 – Différentiel d’abstention entre élections européennes et dernières législatives (nouveaux pays)
Source : Parlement européen pour les élections européennes, Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA) pour les élections législatives.
L’organisation d’élections concomitantes : quels effets ?
Un élément susceptible de faire varier l’abstention d’une élection à l’autre est l’organisation le même jour d’une autre élection, censée plus mobilisatrice que les européennes. Il y avait en 2019 sept pays avec des élections concomitantes (voir encadré). En général l’électeur qui vient participer à un scrutin s’exprime aussi à l’autre, même s’il est moins motivé par le second. Il est clair que le second tour de l’élection présidentielle en Lituanie favorise la participation aux européennes (sans présidentielle, l’abstention en 2009 s’élevait à 79 %, avec ce second scrutin, elle est limitée autour de 50 % selon les années). L’organisation d’un référendum en Roumanie en 2019 semble avoir fait baisser l’abstention au scrutin européen. De même, en Espagne, l’organisation le même jour d’élections locales assez disputées (comme en 1999) a eu un impact très net. Mais l’effet n’est pas automatique car d’autres facteurs interviennent. Ainsi, la non présence d’un autre scrutin au Danemark cette année n’a pas empêché une chute de l’abstention de 10 points, en lien avec une mobilisation nettement plus forte sur les enjeux européens6.
Classement des pays selon leur niveau de participation en 2014 et 2019
Ce que nous venons d’analyser avec des tableaux peut aussi se lire sur le graphique 2. Le niveau de la participation en 2019 est très lié à celui de 2014, montrant que les déterminants nationaux du vote sont très importants. Pour autant, la progression du vote européen est forte sur la moitié des pays et ne baisse légèrement que dans huit : Belgique, Luxembourg, Malte, Grèce, Italie, Irlande, Portugal, Bulgarie. Dans certains pays européens, la décrue de l’abstention est particulièrement importante : Pologne (- 22 points), Espagne (- 20), Roumanie (- 15), Hongrie et Autriche (- 14), Allemagne (- 13), Danemark, République tchèque et Slovaquie (- 10), France (- 7), Lituanie (- 6), soit six pays de l’est de l’Europe et cinq de l’ouest. Dans d’autres, la progression de la participation est plus modeste ou celle-ci se révèle quasi stable. Les cas de baisse de la participation sont très peu nombreux et de faible ampleur : Bulgarie (- 5 points), Italie et Irlande (- 3), Portugal et Malte (- 2). On peut donc dire qu’on observe bien une tendance assez générale, qu’on ne peut expliquer seulement par des conjonctures nationales particulières.
Graphique 2
Comment expliquer la baisse de l’abstention en 2019
Mon hypothèse est double. On a assisté ces dernières années à une contestation et un affaiblissement général des grands partis de gouvernement. Cet affaiblissement a pu générer pendant un temps une montée de l’abstention, les déçus ne sachant pas toujours très bien vers quel parti se diriger. Mais on assiste aujourd’hui assez souvent à l’émergence d’une nouvelle offre politique (parfois populistes de droite ou de gauche, parfois centristes), avec des partis suffisamment attractifs pour mobiliser non seulement des votants réguliers d’autres partis, mais aussi des abstentionnistes déçus du spectre politique. Le vote sanction ne s’exprime plus seulement par de l’abstention mais par le choix d’un autre camp. Le système partisan devient donc plus attractif, au moins provisoirement.
Cette première explication pourrait avoir de l’impact dans toutes les élections. Pour expliquer plus spécifiquement la montée de la participation aux élections européennes, il faut ajouter une deuxième hypothèse. On avait déjà observé en 2014 que la campagne était un peu moins exclusivement orientée sur les enjeux nationaux. Depuis, les débats autour de l’Europe se sont renforcés. Le référendum sur le Brexit a mobilisé les Britanniques mais il a aussi nourri les inquiétudes et les débats dans l’ensemble de l’Union. Et pendant cette campagne, les lignes de fracture entre les courants eurosceptiques et les courants favorables à la construction européenne étaient claires et a priori mobilisatrices pour l’électorat. L’arrivée importante de réfugiés en 2015 a donné lieu à de vifs débats sur la réforme de la zone Schengen, ce qui a pu aussi mobiliser les électeurs anti-européens qui craignent une Europe trop ouverte sur l’extérieur.
Par ailleurs, les débats de ces derniers mois sur l’urgence climatique favorisent la prise de conscience de la dimension européenne des problèmes7.
C’est au moins à cet échelon – sinon au niveau mondial – que des politiques d’inversion des tendances doivent pouvoir se mettre en place. Les prises de conscience de l’importance de cet enjeu, sur lequel l’Europe s’est déjà montrée plutôt active, a probablement généré aussi de la mobilisation électorale dans de nombreux pays, dont les partis écologistes ont tout particulièrement bénéficié.
Le surcroît de participation de 2019 par rapport à 2014 profite probablement à tous les camps mais dans des proportions très différentes. On peut penser que ceux qui en profitent le plus sont les forces politiques qui ont fortement progressé, à savoir les eurosceptiques, les Verts et les libéraux. On peut penser que ces listes ont mieux mobilisé, elles attirent des électeurs en provenance d’autres partis mais aussi en provenance de l’abstention.
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L’abstention a de multiples déterminants sociaux et politiques. Être pour ou contre l’Europe n’affecte pas vraiment la probabilité de s’exprimer dans le scrutin.
On s’abstient surtout davantage en fonction de son niveau de politisation et selon son insertion dans la société.
Moins on est intégré, plus on a le sentiment que ce scrutin ne changera rien à sa situation. Et on ne ressent pas l’utilité de se déplacer aux urnes. Pourtant, les élections européennes de 2019 marquent une inversion de tendance, en lien avec la prise de conscience de l’importance de certains enjeux européens, voire mondiaux. Il n’est pas possible de dire aujourd’hui si cette prise de conscience sera durable ou pas. Car cela dépend au moins en partie de la mobilisation des acteurs sociaux et politiques sur les enjeux majeurs du devenir de notre continent.
Pierre Bréchon
Professeur émérite de science politique à Sciences po Grenoble
Chercheur à Pacte (CNRS)
Il vient de diriger, avec Frédéric Gonthier et Sandrine Astor, La France des valeurs. Quarante ans d’évolutions, Presses universitaires de Grenoble, 2019.
- Source : Baromètre du Parlement européen, septembre 2018. ↩
- Au printemps 2019, 62 % disaient que leur voix compte au niveau national. Il y a donc bien un écart dans l’intérêt du citoyen entre élections nationales et européennes (baromètre du Parlement européen). ↩
- Le Parlement a pris cette décision pour lutter contre la forte abstention à toutes les élections et pour limiter l’effet de l’achat de votes qui semble fréquent. Mais il n’a pas prévu de sanctions pour les contrevenants et la loi semble avoir été sans effet jusqu’à maintenant : aux européennes, l’abstention a augmenté de presque 5 points par rapport à 2014, alors qu’elle baisse dans beaucoup de pays. ↩
- Le Royaume-Uni se caractérise en permanence par une forte abstention aux européennes, alors que la participation est plutôt importante lors des législatives. Ce qui montre que les Britanniques n’ont jamais fait preuve de beaucoup d’intérêt pour l’Union européennes. Les Portugais et les Finlandais sont aussi très abstentionnistes aux scrutins européens depuis les années 1990. ↩
- On a montré dans Pierre Bréchon, Frédéric Gonthier (direction), Les valeurs des Européens. Évolutions et clivages, Armand Colin, 2014, que tous les pays évoluaient vers des valeurs d’autonomie des individus, mais à des rythmes très différents les uns des autres. Les niveaux d’individualisation et de religiosité restent très différents entre Europe du Nord et du Sud, de l’Ouest et de l’Est. ↩
- Mais le Danemark était déjà fin mai en pleine campagne législative. L’élection du nouveau Parlement national a eu lieu le mercredi 5 juin. L’abstention y a été de 15,4 %, très stable par rapport à 2015. ↩
- Dans le baromètre du Parlement européen de février-mars 2019, les cinq thèmes qui semblaient le plus préoccuper les Européens étaient la croissance, le chômage des jeunes, l’immigration, le changement climatique, le terrorisme. Mais le changement climatique était ce qui motivait le plus ceux qui pensaient aller voter. ↩