Dans le travail très érudit qu’elle vient de publier, Les Jeux de la haine et du hasard, Vigny et le politique (Sorbonne Université Presses, 2024), Sophie Vanden Abeele- Marchal, maître de conférences en littérature à Sorbonne Université nous dévoile la pensée politique d’Alfred de Vigny. Éric Anceau l’a interrogée pour la Revue Politique et Parlementaire.
Revue Politique et Parlementaire – Vigny est malheureusement aujourd’hui un peu oublié. Pouvez-vous nous le présenter brièvement ?
Sophie Vanden Abeele-Marchal – Alfred de Vigny est né en Touraine, à Loches, en 1797. Il est le seul survivant de sept enfants. Sa jeunesse a tout de celle que, depuis Musset, on imagine vécue par les « enfants du siècle ». Les campagnes militaires du XVIIIe siècle ont estropié et vieilli son père, également emprisonné sous la Terreur qui a liquidé la modeste fortune familiale. Sa mère, plus jeune et très passionnée, a éduqué son fils à la pensée des Lumières : il se présentera toujours comme « le dernier chêne d’une forêt détruite à la hache ».
À la manière d’Alexis de Tocqueville, avec qui il partage un itinéraire idéologique qui conduit de l’ultracisme au libéralisme, la conviction d’appartenir à une tradition devenue obsolète oriente sa pensée et son œuvre, originales au sein de la première génération romantique où il figure aux côtés d’Alphonse de Lamartine et de Victor Hugo. Dans le « siècle révolutionnaire et révolutionné », comme l’appelle George Sand, les repères ont changé : il va en faire les frais et ne cessera pas d’analyser ce changement de paradigme essentiel pour penser le temps qui « vole dans le siècle ».
Sous la Restauration, il entre à dix-sept ans, dans l’armée ; mais la gloire rêvée en écoutant les exploits aristocratiques familiaux puis, au collège, les Bulletins de la Grande armée a changé de nature ; et les armes se taisent en Europe – il prônera d’ailleurs la paix universelle dans Servitude et grandeur militaires. Le jeune officier, qui se fait réformer en 1827, met alors « une plume de fer sur le cimier doré du gentilhomme » et entre dans la carrière des lettres : à partir de 1823, il publie les poèmes qui seront réunis sous le titre de Poèmes antiques et modernes, parmi lesquels les célèbres « Moïse » et « Le Cor ». Ils lui valent l’unanimité de la presse, jusque dans les pages saint- simoniennes qui cherchent à l’attirer, et la célébrité des salons où alors on lit et commente les vers.
L’un des premiers, il adapte à l’histoire française le modèle du roman historique anglais de Walter Scott : Cinq- Mars en 1826 est un immense succès.
Il se tourne vers le théâtre, dont les romantiques, avec lui, vont faire « une tribune » et « une chaire », selon les termes de Hugo : il adapte trois pièces de Shakespeare et fait jouer son More de Venise en 1829 ; il connaît la gloire avec le drame de Chatterton dont le succès de scandale lui vaut deux interpellations à la Chambre, en 1835. Il entre à l’Académie française dix ans plus tard. Son dernier recueil de poèmes, LesDestinées, est publié un an après sa mort en 1863 : des vers comme ceux de « La mort du loup », publié en pré-originale dans la Revue des deux mondes dès 1844, y prolongent sa renommée.
RPP – Qu’est-ce qui vous a amené à écrire cet ouvrage ?
Sophie Vanden Abeele-Marchal – C’est une interrogation persistante sur la nature de la pensée politique de Vigny. Tous les critiques qui ont essayé de la définir se sont contredits – « socialiste d’espèce rare » pour certains ; « incomplètement conservateur, incomplètement dissident » pour d’autres. Ceux qui ne parvenaient pas à définir un positionnement stable mais étaient convaincus du progressisme humanitaire, proprement romantique, de sa pensée, ont préféré parler du « problème des idées politiques de Vigny » – c’est par exemple le cas de Paul Bénichou qui lui consacre des pages parmi les plus justes qui aient été écrites sur le sujet, dans son indépassable ouvrage, Les Mages romantiques (Gallimard, 1988).
On s’est interrogé sur l’itinéraire idéologique de Balzac, de Lamartine ou de Hugo, plongés avec lui dans le bouillonnement idéologique de la première moitié d’un siècle où l’œuvre littéraire, valorisée, était pensée en termes politiques car l’écrivain était devenu une figure d’autorité doté d’une parole de vérité – le romantisme de la première génération est indissociable du débat et de l’action politiques. Le parcours de ses compagnons a pu être compris.
Pas celui de Vigny, qui a de surcroît échoué successivement à se faire élire député en 1848 et nommer sénateur au début du Second Empire.
RPP – On a effectivement l’image d’un poète, dramaturge et romancier quelque peu hautain, voire enfermé dans une « tour d’ivoire » mais, en fait, toute l’œuvre de Vigny s’articule d’une certaine façon autour du politique…
Sophie Vanden Abeele-Marchal – Il y a une « légende Vigny » qui a été façonnée par des critiques malveillants au premier rang desquels figurent Sainte-Beuve – l’inventeur en 1837 de cette formule de la « tour d’ivoire » – et surtout Henri Guillemin qui détestait littéralement Vigny et l’a placé, avec Benjamin Constant, George Sand ou Hugo, au Panthéon de ses haines littéraires. Son livre, Monsieur de Vigny, homme d’ordre et poète (1955), l’a d’ailleurs obligé à répondre à François Mauriac, indigné d’y lire des pages au vitriol où l’œuvre du poète, présenté comme un mauvais chrétien, sensuel et réactionnaire, était décrite comme « une espèce de terrain vague, sans herbe et sans eau » tandis que son auteur s’enlisait dans la paresse en accueillant Napoléon III « avec des regards brillants de tendresse » et un « ruissellement de bonne volonté sans mesure » au point de se faire espion de sa police, en bon bourgeois [sic] reconnaissant du retour de l’ordre et apeuré par les théories socialistes. Pour partiale, polémique et aberrante
qu’elle fût, cette image a collé à Vigny – on la rencontre encore dans certains manuels.
Pour autant, l’auteur de Stello a été l’un des représentants les plus sourcilleux de ceux que Paul Bénichou appelle « les mages romantiques », ces jeunes écrivains penseurs de la modernité qui, tutoyant l’utopie, se virent investis d’une mission toute libérale faisant d’eux des « médiateurs entre le Réel et l’Idéal et par là guides d’une humanité en progrès ». Soucieux toute sa vie de parler à ses contemporains, de « résumer en poèmes tout ce qui remu(ait) la société » selon sa propre formule, il a posé et illustré, de manière très moderne, les termes de la différence entre la politique, espace pratique et contingent de pouvoir et de passion où se jouent, au plan de l’histoire, « les jeux de la haine et du hasard » d’une part et d’autre part le politique, champ de réflexion où, par la puissance de la pensée, arrimée à la raison et à la justice, s’élabore l’idéal démocratique – tel, en somme, que l’a défini Pierre Rosanvallon dans sa leçon inaugurale au Collège de France.
Mêlant sa voix aux critiques contemporaines de plus en plus virulentes contre les mensonges des hommes d’État et les manœuvres politiciennes du parlementarisme bourgeois de la monarchie de Juillet, Vigny a ainsi construit une figure de poète-penseur, « tête pensante qui parle aux nations », située dans un entre-deux complexe, par essence critique et réfractaire à tout dogmatisme : à la fois acteur et spectateur, toujours là, bien dans son temps mais toujours au-dessus des débats pour les analyser, les synthétiser, « dire le mot qu’il faut quand il le faut ».
RPP – Tour à tour légitimiste dans ses jeunes années, « républicain du lendemain » en 1848, rallié à Napoléon III en 1852, Vigny propose néanmoins une forme de cohérence politique en dépit de ce parcours tortueux…
Sophie Vanden Abeele-Marchal – Il faut bien comprendre la posture qu’adopte Vigny, originale et unique parmi ses contemporains qui bannit tout prosélytisme partisan et toute forme d’allégeance à quelque pouvoir que ce soit.
À partir de l’idée saint-simonienne de la nécessité du dépassement des partis, il conçoit une sorte de distance engagée – qui va alimenter les ambiguïtés
Il se présente « indépendant et séparé », libre et citoyen, du côté du peuple, toujours, selon lui, « en avance sur la société politique » – il l’appelle « la majorité neutre et sceptique » dont il imagine au lendemain de la révolution confisquée qu’est celle de 1830, d’écrire l’histoire. La possibilité de la Réforme, nourrie de l’éblouissement de l’été 1789, compliquée par le choc de 93, impose à ses yeux une liberté totale, corollaire d’une haine des partis et de toute forme de dogmatisme capable d’inspirer les violences les plus aveugles, et les despotismes, tous insupportables qu’ils soient ceux d’un seul ou ceux d’un groupe.
Cette pensée libérale, née dans une tradition aristocratique, passée par l’ultracisme
et devenue républicaine, ne parviendra jamais à se satisfaire de la « légèreté inévitable et violente des assemblées » dont il montre « la pensée flasque, vacillante, égarée, corrompue, effarée et sautillante, colérique, engourdie, évaporée, émerillonnée, et toujours, et sempiternellement commune et vulgaire ». Il y a une véritable communauté de parcours et de pensée avec Lamartine et surtout Tocqueville qu’il fréquente à l’Académie, dont il lit et annote précisément la Démocratie en Amérique ; dont il aime ce qu’il appelle sa capacité « à présenter de grands modèles ».
S’il repousse « la race des Bourbons » qui a « enchaîné » ses meilleurs serviteurs avec indifférence et avidité, il n’en conspue pas moins la branche cadette des Orléans, « famille secondaire » qui a nourri les appétits des « affranchis » bourgeois. 1848 est pour lui un moment extraordinaire comme il l’est aux yeux de tous les réformistes même si l’événement les surprend tous : il le vit comme l’avènement tant attendu d’une forme de lyrisme démocratique inédit et porteur de toutes les promesses – celui que va célébrer la première historienne française, ou peu s’en faut, son amie Marie d’Agoult, sous le nom de Daniel Stern, dans son Histoire de la révolution de 1848. Les journées de Juin l’épouvantent évidemment, mais il ne se départit pas de cet enthousiasme utopique qu’il cherche à voir incarné depuis les années 1830. Quant à Napoléon III, il ne le voit qu’avec méfiance : dès 1849, avertit-il, il lui semble avoir tout de l’aigle… S’il est des invités de la première « série de Compiègne », c’est pour sa qualité d’académicien. Par la suite, il se tiendra à distance, sollicitant des ministères quelques aides pour l’amélioration du village dont il s’occupe près de sa propriété du Maine-Giraud en Charente (bibliothèque, école…).
RPP – Contrairement à d’autres écrivains engagés de son temps – on pense évidemment à Lamartine, Tocqueville, Hugo – il ne parvient pas à faire carrière en politique et même à y entrer réellement. Comment l’expliquer ? Est-ce parce que, comme le soulignait Sainte-Beuve, « il planait au-dessus du monde réel » ?
Sophie Vanden Abeele-Marchal – D’une certaine manière, même s’il faut toujours nuancer les jugements de Sainte-Beuve. Il est vrai que Lamartine lui rend hommage en des termes très significatifs lorsqu’il évoque « un de ces hommes sans tache » – d’autres diront qu’il ne « mettait pas de cocarde à sa muse » ; et ajoute : « je l’aimai de l’amitié qu’on a pour un beau ciel. Il y a de l’éther bleu-vague et sans fond dans son talent ».
C’est dire que Vigny est un des hommes de cet Idéal du XIXe siècle qui, à ses yeux, ne souffre d’aucune compromission.
Aussi, pour pouvoir penser le politique, est-il impossible d’entrer en politique – c’est le sujet du magistral roman Stello. La tentation de faire une carrière politique n’a pas quitté Vigny pourtant ; mais lors- qu’il s’y est décidé, il n’a jamais compris quels étaient les pratiques et les « jeux » politiques modernes. Lorsqu’il s’est présenté aux élections en 1848, il n’a pas fait campagne, convaincu que son œuvre parlait pour lui. En 1849, il attendit que les électeurs l’appellent…
RPP – Plus largement, en quoi, son œuvre peut-elle encore nous parler, d’un point de vue politique, en 2025 ?
Sophie Vanden Abeele-Marchal – Reprenant une phrase célèbre de Napoléon, Vigny se revendique « aussi éloigné du talon rouge que du bonnet rouge » : il nous impose, face aux extrêmes, une réflexion globale sur les vrais enjeux contemporains, qui sont d’abord ceux de la société et non du capital qui nourrit toujours l’oligarchisme ; il nous convainc de la nécessité d’une réforme profonde de nos modèles d’organisation fondée sur un retour à l’idéal démocratique, certes toujours si difficile à définir mais qui ne peut l’être sans une distance résolument non partisane.
À ses yeux, je le répète, rien ne peut venir des partis constitués et des pouvoirs en place, jaloux les uns des autres ; tout en revanche de la sagesse des penseurs auxquels il faut donner le temps et l’espace de la parole – il faut rendre à leur verbe sa force et son audience, contre les mensonges politiciens et les polémiques outrancières, intéressées et vides. Bref, Vigny nous rend aux exigences de cet idéalisme des « Droits de l’homme et du citoyen » qui, depuis août 1789, nous oblige tous.
Sophie Vanden Abeele-Marchal
Maître de conférences en littérature française du XIXe siècle, Sorbonne Université
Propos recueillis par Éric Anceau