L’engagement de responsabilité gouvernementale, en application du troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution (« 49.3 »), est un procédé expédient pour faire adopter un projet ou proposition de loi devant l’Assemblé nationale. Il a été employé une petite centaine de fois sous la Ve République. 89 fois exactement au moment où j’écris ces lignes (13 octobre 2022), dont 28 sous le gouvernement de Michel Rocard (1988-1991). La 89e remonte à février 2020, lorsqu’Édouard Philippe, alors Premier ministre, voulut faire passer l’instauration d’un régime de retraites « par points ».
En quoi consiste le « 49.3 » ? Après délibération du Conseil des ministres, le Premier ministre engage la responsabilité du gouvernement sur un texte. Celui-ci est considéré comme adopté, sauf vote d’une motion de censure. Une telle motion doit être déposée dans les vingt-quatre heures. Elle n’est recevable que si elle est signée par un dixième au moins des députés. Le vote de la motion ne peut avoir lieu que quarante-huit heures après son dépôt. Seuls sont recensés les votes favorables à la motion de censure, laquelle ne peut être adoptée qu’à la majorité des membres composant l’Assemblée.
Autrement dit, si, dans les vingt-quatre heures de l’engagement de responsabilité, aucune motion de censure, signée par le dixième au moins des députés, n’est déposée ou si, dans les quarante-huit heures du dépôt de la motion, celle-ci ne recueille pas les suffrages de la majorité des députés composant l’Assemblée nationale, le texte est considéré comme adopté. Adopté seulement, il est vrai, à ce stade de la procédure législative, car, sauf si on se trouve en dernière lecture, le texte est ensuite transmis au Sénat ou examiné en commission mixte paritaire. Mais adopté sans avoir été voté par les députés lors de la lecture au cours de laquelle le Premier ministre a engagé la responsabilité du gouvernement.
Adopté sans vote. Telle est la caractéristique qui fait bondir nos réflexes démocratiques.
Telle est la raison pour laquelle le 49.3 – quoique clairement inscrit dans la Constitution et maintes fois mis en œuvre avec la bénédiction du Conseil constitutionnel – a acquis si mauvaise presse. Au point d’être franchement diabolisé à diverses occasions (notamment lors de l’examen de la loi pour l’égalité des chances du 21 avril 2006 qui créait le contrat de première embauche). Au point de convaincre le constituant (loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 sur la modernisation des institutions de la République) de limiter son usage aux lois de finances et de financement de la sécurité sociale, ainsi qu’à un seul autre texte (projet ou proposition de loi) par session.
Ce cantonnement paraît rétrospectivement bien imprudent pour deux raisons.
Tout d’abord, le cantonnement de l’emploi du 49.3 par le constituant de 2008 était inspiré par l’idée que la discipline majoritaire (considérée comme acquise avec le fait majoritaire et la tenue des législatives aussitôt après l’élection présidentielle) rendait désormais inutile la brutalité de l’engagement de responsabilité. C’était oublier que, pour qu’il y ait discipline majoritaire, il faut qu’il y ait majorité absolue ou, tout au moins, majorité relative forte. Etait-ce un fait acquis ? La XVIe législature dément cette hypothèse optimiste.
C’était oublier aussi que le 49.3 servait non seulement à discipliner une majorité capricieuse, mais encore et surtout à contrer l’obstruction.
Insistons, pour la clarté du débat, sur cette dualité d’usages du 49.3.
Le 49.3 a été conçu et utilisé, aux débuts de la Ve République, pour vaincre les réticences d’une majorité insuffisante, composite ou capricieuse.
Par cette procédure, le gouvernement enferme sa majorité dans le choix binaire suivant : si mon texte te contrarie plus que mon renversement, alors renverse moi (et c’en est fini de mon texte et de mon gouvernement) ; si, au contraire, mon maintien en fonctions t’importe plus que la remise en cause de mon texte, alors abstiens toi de voter une motion de censure (en conséquence de quoi je reste en place et mon texte est considéré comme adopté).
Alternative brutale, mais qui peut se révéler salubre du point de vue de la continuité et de la cohérence d’une politique. Encore faut-il que le texte sur lequel le Premier ministre engage la responsabilité du gouvernement soit vraiment important pour la mise en œuvre de son programme. Que ce soit un texte auquel l’exécutif soit véritablement prêt à lier son sort. Sinon, ce serait une commodité peu conforme aux exigences de la démocratie représentative et ce, pour une raison bien simple : tel projet considéré comme adopté grâce au 49.3, autrement dit adopté sans vote, n’aurait pas été adopté, du moins en cet état, s’il avait été effectivement soumis au vote.
Ce premier usage du 49.3 (vaincre les réticences d’une majorité rétive) a décliné à mesure que se consolidait le fait majoritaire, ne retrouvant un regain de faveur qu’avec le gouvernement Rocard (1988-1991) qui l’a appliqué, face à une majorité fragile et instable, comme on a dit, à non moins de 28 reprises.
Mais, comme souvent, la réalité politique s’est chargée de trouver un débouché inédit à une institution qui n’avait pas été conçue à cette fin. Et pour de bonnes raisons démocratiques : contrer l’obstruction. Voilà à quoi sert depuis trente ans le 49.3.
L’obstruction, au niveau d’intensité atteint depuis une trentaine d’années pour toute une série de textes controversés, est un instrument de sabotage de la démocratie représentative. Elle empêche la discussion parlementaire de se dérouler utilement. Elle inhibe toute possibilité de convergence partielle entre courants majoritaires et oppositions. Elle transforme le débat démocratique en brouhaha, quand ce n’est pas en empoignade. Elle oblitère les questions de fond. Elle est la tétanie du pouvoir législatif.
La loi du 8 août 2016 relative au travail, dite El Khomri (4 983 amendements déposés lors du seul passage du texte en commission des lois), en est un exemple édifiant : seule l’utilisation du 49.3 permit d’aboutir au bout de plusieurs mois de débats.
Le projet de loi sur les retraites de 2020, déposé le 3 février de la même année, en fournit une autre triste illustration. Le contexte de cette affaire mérite d’être examiné de près, car il illustre parfaitement la problématique de l’usage du 49.3 et nous éclaire sur ce qui pourra se passer sous la présente législature.
Les 19 000 amendements déposés par la France insoumise en commission spéciale, début 2020, embolisèrent les travaux de celle-ci au point d’obliger l’Assemblée à revenir au texte gouvernemental en séance publique. En séance publique, les députés d’extrême gauche déposèrent des centaines d’amendements et de sous-amendements pour le seul premier article, sans préjudice de l’imagination déployée pour les 64 suivants. Beaucoup de ces amendements étaient purement formels (par exemple remplacer les mots « pas de » par le mot « aucune »). Les Insoumis multiplièrent en outre rappels au règlement, demandes de suspension de séance et incidents divers, accaparant la parole et faisant entendre dans l’hémicycle la clameur de la rue. Il fallut huit jours pour adopter le premier article et, sur les quelque 34 000 amendements déposés, seuls 1 800 avaient été examinés le 24 février. La présidence de séance se trouva démunie pour s’opposer au déluge d’amendements : intimidée par les accusations de verrouillage politique et appréhendant les griefs de procédure qui seraient soulevés devant le Conseil constitutionnel, elle renonça à écarter du débat les amendements ayant un objet identique. A ce rythme, cent cinquante jours de séance ininterrompus auraient été nécessaires pour achever la première lecture à l’Assemblée nationale. Autant dire que l’obstruction interdit bel et bien, en l’espèce, le vote de la loi. Une minorité de parlementaires s’arrogea ainsi un droit de veto que la Constitution ne leur conférait évidemment pas.
On fit cependant valoir que le gouvernement disposait d’autres instruments que le 49.3, des instruments plus respectueux de la démocratie représentative, pour sortir de l’enlisement : le « temps législatif programmé » et le vote bloqué. C’était faux.
La conférence des présidents ne pouvait mettre en œuvre la procédure du « temps législatif programmé » (TLP) qui, depuis 2009, permet de limiter le temps de parole de chaque groupe (les amendements émanant d’un groupe ayant épuisé son temps de parole étant mis aux voix sans débat). EIle ne le pouvait pas car le règlement de l’Assemblée nationale permet à un président de groupe de s’opposer au TLP lorsque la discussion en première lecture intervient moins de six semaines après le dépôt du texte. Or ce délai de six semaines ne pouvait être respecté ici pour des raisons de calendrier impérieuses : le Palais Bourbon devait fermer deux fois ses portes au cours de l’année 2020 (élections municipales et travaux urgents sur la toiture) ; il fallait compter un mois pour que le Conseil constitutionnel examine la loi ordinaire sur les retraites ; la loi de financement de la sécurité sociale pour 2021 devait prendre en compte le dispositif qui devait donc avoir été promulgué avant l’ouverture de la session 2020-2021 ; les nombreuses ordonnances et décrets d’application devaient être pris tout au long de l’année 2021 (pour une entrée en vigueur de l’ensemble le 1er janvier 2022). Ce compte à rebours montrait l’urgence de l’adoption en première lecture de la loi ordinaire sur les retraites. Pour sa part, le volet organique de la réforme des retraites, s’il se heurtait à une nouvelle obstruction des députés d’extrême gauche, ne pouvait faire l’objet d’un 49.3 au cours de la session (le gouvernement ayant grillé son unique cartouche avec la loi ordinaire). Son adoption devait donc être reportée après la rentrée, ce qui n’aurait pas manqué de poser des problèmes d’articulation avec les lois financières pour 2021 et risquait de décaler un calendrier déjà tendu.
Quant au troisième alinéa de l’article 44 de la Constitution (aux termes duquel : « Si le Gouvernement le demande, l’Assemblée saisie se prononce par un seul vote sur tout ou partie du texte en discussion en ne retenant que les amendements proposés ou acceptés par le Gouvernement »), fournissait-il, comme on l’a prétendu ici et là, le bon remède à l’obstruction ? La réponse est également négative. Même avec le vote bloqué, les amendements sont défendus et débattus, y compris ceux qu’écarte le gouvernement. On ne peut activer le « 44.3 » avant l’examen des amendements et exclure du débat ceux qu’écarte le gouvernement. Si c’était le cas, le 44.3 serait en effet la bonne arme contre l’obstruction et cela se saurait. Le vote bloqué n’a pas pour objet de gagner du temps sur la discussion parlementaire, mais, comme l’ancienne « question de confiance », d’éviter que le projet de loi ne soit dénaturé. Il ne permet pas de faire obstacle à la discussion des amendements, y compris de ceux qui n’ont pas été retenus par le gouvernement. La maigre économie de temps est liée à la seule réduction du nombre de scrutins.
On avait le droit de penser le mal qu’on voulait du régime universel de retraites par points que voulait instaurer le gouvernement en 2020 (par exemple, comme l’auteur de ces lignes, que la réforme entreprise poursuivait un objectif non pertinent ; que ses effets n’avaient pas été suffisamment anticipés ; qu’elle allait léser injustement certaines catégories ; et surtout qu’elle allait produire une usine à gaz illisible et coûteuse). Il n’en restait pas moins que la réforme des retraites figurait en bonne place dans la plateforme présidentielle. Elle avait reçu l’onction du suffrage universel. C’était donc à contrer ce dernier que tendaient les actions minoritaires violentes conduites en dehors du Parlement (interruption prolongée des services publics) comme en son sein (obstruction). Dans les deux cas, la tyrannie de la minorité visait à paralyser les règles du jeu démocratiques.
Certes, les circonstances qui viennent d’être rappelées, particulières à la réforme des retraites de 2020, ne se reproduiront pas à l’identique sous la XVIe législature. Mais elles se représenteront inévitablement en bonne partie. Par ailleurs, le parti obstructionniste est beaucoup plus fort après les législatives de juin 2022 qu’après celles de juin 2017. Avec 150 députés Nupes (nous ne savons rien de la pratique qui sera celle de RN en la matière), la question de l’obstruction va devenir centrale.
Conclusion : comme en février 2020, le 49.3 servira à sortir de l’ornière… lorsque son emploi sera encore permis par le troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution dans la rédaction affaiblie que lui a donnée la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, dont il apparaît qu’elle a injurié l’avenir.
S’agissant de débloquer un projet de loi, le 49.3 est une piteux expédient, mais, faute de disposer d’un arsenal anti-obstructionniste efficace, c’est aussi un moindre mal. Tant que l’obstruction sévira, refuser le 49.3 au nom de la démocratie, c’est faire le jeu de ceux qui n’ont cure de la règle du jeu démocratique.
Pour ou contre le 49.3 pour surmonter l’obstruction : belle illustration de la différence entre éthique de la conviction et éthique de la responsabilité.
Jean-Eric Schoettl