Au petit matin du 24 février 2022, les opinions publiques européennes ont connu un moment de sidération en apprenant que la Russie avait attaqué l’Ukraine. Même si des signaux récurrents laissaient présager un tel conflit, la surprise a été forte, au moins autant que l’inquiétude suscitée. Mais la surprise a été encore plus forte en découvrant que l’une des plus puissantes armées du monde connaissait des difficultés majeures d’approvisionnement dans la conquête des territoires ukrainiens. Cet article met en lumière les revers logistiques que les forces armées russes ont rencontrés, sans pouvoir vraiment les surmonter, ce qui offre un éclairage original, et encore mal appréhendé, sur le conflit en cours.
Alors que les chaînes d’information continue permettent de vivre quasiment en direct l’invasion russe en Ukraine depuis fin février 2022, en alternant le « chaud » et le « froid » sur l’évolution d’un conflit situé au cœur de l’Europe, il apparaît clairement que les deux camps ne semblent pas prêts à abandonner du terrain de sitôt. Ceci laisse présager des combats s’inscrivant dans la durée, peut-être de longs mois, voire des années. Grâce à un fort soutien occidental, tant moral qu’économique et militaire, avec la fourniture d’un large éventail d’armes et de systèmes d’appui au combat, notamment des roquettes, des radars et des drones armés1, l’Ukraine a monté régulièrement des contre-offensives dans différentes régions de son territoire, tout au long du printemps 2022. En d’autres termes, le pays résiste.
La principale faiblesse de l’Ukraine est incontestablement un écart significatif de puissance de feu avec les forces armées russes, ce qui permet à ces dernières des avancées progressives, à un rythme très lent.
Mais si le conflit est en passe de s’enliser, c’est sans doute parce que la Russie souffre aussi de graves lacunes logistiques. Certes, de nombreux combattants n’ont sans doute pas la volonté de se battre, parfois jusqu’à littéralement « démissionner »2. En outre, ils ont été dispersés (dilués) sur un nombre trop important d’axes pour conduire des percées majeures. Malgré des gains territoriaux dans l’Est de l’Ukraine, un effondrement militaro-logistique russe est ainsi possible selon certains observateurs avertis, même si d’autres observateurs n’hésitent pas à évoquer au contraire un véritable « mythe »3. Il n’empêche que la Russie est peut-être, contre toute attente, un géant aux pieds (logistiques) d’argile.
La Russie : un géant aux pieds (logistiques) d’argile ?
Tandis que les débats font rage autour des implications que pourrait avoir l’effondrement militaro-logistique (encouragement des pays occidentaux à stimuler les programmes de formation et d’équipement dans d’autres pays proches de la Russie, réévaluation de la vulnérabilité des pays baltes et de l’Europe de l’Est à une agression russe, augmentation des stocks d’armes antichars et antiaériennes dans les pays de l’OTAN, etc.), le constat est désormais fait de surprenants revers logistiques qui expliquent en grande partie le relatif enlisement russe, ou du moins les difficultés à mener une « guerre éclair ». D’aucuns parlent d’ores et déjà d’un pari (presque) perdu du président Poutine4.
Ce n’est pas la première fois que la faiblesse logistique trahit les objectifs de conquête territoriale d’un autocrate, mais quand il s’agit de l’une des plus grandes puissances militaires de la planète, la surprise est au rendez-vous.
Le président Poutine possède un arsenal nucléaire important, brandi à plusieurs reprises comme une menace crédible si les intérêts « existentiels » de la Russie venaient à être menacés5, notamment par l’OTAN. En revanche, l’invasion de l’Ukraine a mis à jour une logistique militaire chaotique, et en totale dissonance avec la puissance militaire du pays. Les opinions publiques européennes ont été particulièrement frappées par les images diffusées sur Internet, aux premiers jours de la guerre, montrant un convoi logistique russe bloqué sur 60 km au nord de Kiev, avant de souligner les multiples ‒ et récurrents ‒ problèmes d’acheminement des équipements et vivres. Par-delà le choc médiatique sans doute voulu par les autorités ukrainiennes et leurs alliés occidentaux, il s’agit de la manifestation de dysfonctionnements majeurs et structurels qui interpellent les analystes. Quelles en sont les origines principales ?
Un manque cruel de flexibilité
Deux types de pilotage logistique sont traditionnellement présents dans le domaine militaire, d’ailleurs comme dans le domaine civil ou humanitaire : la logistique dite « en flux tirés » et la logistique dite en « flux poussés » 6.
De quoi parle-t-on exactement dans le cas du conflit entre l’Ukraine et la Russie, et quels en sont les enjeux majeurs ? Les caractéristiques principales des deux types de pilotage sont les suivantes :
• La logistique en « flux tirés » satisfait des demandes continues de matériel fondées sur les besoins au jour le jour. Elle réagit le plus rapidement possible aux variations d’une situation tactique changeante que rencontrent les formations de combat, par exemple en modifiant l’affectation de ressources logistiques sur le terrain en fonction du degré de résistance de l’ennemi. La logistique « en flux tirés » exige de la souplesse et des systèmes de commandement décentralisés capables d’ajuster instantanément les ressources logistiques aux besoins changeants.
• A l’inverse, la logistique « en flux poussés » va justement pousser le matériel et les ressources logistiques vers l’avant, en fonction d’une planification préalable (des mois avant le déclenchement du conflit). Au lieu que le signal de la demande soit le principal déterminant du pilotage, ce sont des programmes d’utilisation prédéterminés, souvent issus d’unités supérieures de commandement, autrement dit l’Etat-Major, qui prédominent. La logistique « en flux poussés » fonctionne de manière efficace si la demande est stable et anticipée aisément.
Peu de systèmes logistiques sont exclusivement de type « flux tirés » ou « flux poussés ». Dans le milieu des affaires, les deux approches seront associées, par exemple dans le cadre de la personnalisation de masse, comme on la retrouve dans la micro-informatique, l’électroménager ou l’industrie automobile7. Le problème majeur de la logistique militaire russe est de privilégier exclusivement des « flux poussés », autrement dit un système logistique relativement inflexible et bureaucratique, cohérent avec une philosophie de commandement centralisé de type top / bottom. Or, la relative rigidité induite par la logistique en « flux poussés » constitue son plus grand désavantage dans les conflits, et elle se transforme très vite en une vulnérabilité critique dans un espace de combat mouvant et imprévisible, comme c’est le cas pour la Russie en Ukraine.
Une médiocre planification
Dans la lignée d’une politique planificatrice issue d’un « soviétisme » triomphant pendant des décennies, on pourrait imaginer la présence de réelles compétences russes dans la mise en œuvre d’une logistique militaire en « flux poussés ». Ce n’est manifestement pas le cas. Au contraire, les revers logistiques évoqués précédemment découlent d’une planification opérationnelle que l’on qualifiera de « médiocre », même si un pré-positionnement de troupes aux frontières de l’Ukraine était en marche depuis des mois8.
L’invasion russe a été ainsi marquée très rapidement par des pénuries significatives, tant en matériel qu’en nourriture, en carburant et en soutien médical.
Des images d’équipements militaires abandonnés, pourtant en bon état de marche, attestent également de revers logistiques incontestables dans les activités de soutien.
Le commandement russe a, par ailleurs, fait preuve d’un manque alarmant de perspicacité en négligeant la protection appuyée des convois logistiques, comme en témoignent les nombreuses frappes ukrainiennes sur des véhicules logistiques non blindés. Cette situation résulte directement de l’incapacité à anticiper l’impact de la prolifération désormais actée de drones sur l’identification des mouvements de troupes dans l’espace de combat et leur attaque inopinée9. Il faut toutefois admettre que la planification opérationnelle d’une offensive multi-frontale comme celle lancée par la Russie le 24 février 2022 serait un défi pour n’importe quelle armée du monde, et avec une planification inadéquate, même le meilleur système logistique militaire risque de ne pas remplir sa mission… comme en Ukraine.
Quand la « culture ferroviaire » est au cœur du problème
Reste à aborder une dimension plus culturelle pour expliquer les revers de la logistique militaire russe : l’absence d’un esprit « expéditionnaire », ou encore de projection performante des forces10. Dit simplement, la logistique expéditionnaire s’avère indispensable lorsque des troupes opèrent à une certaine distance de leur base de soutien, le plus souvent nationale. Toute projection des forces, dont l’armée française est aujourd’hui une spécialiste reconnue grâce à l’outil « Forces Spéciales » 11, nécessite un haut degré d’autosuffisance, de flexibilité, de robustesse et de mobilité, indépendamment des ressources logistiques disponibles sur le lieu des combats. Les forces expéditionnaires, qui doivent appliquer leur puissance de feu sur des distances beaucoup plus grandes, par mer ou par terre, nécessitent un soutien logistique sans faille.
Or, l’approche de la Russie en matière de logistique militaire s’appuie fortement sur des approvisionnements d’équipements et de vivres par chemin de fer, et sur des réapprovisionnements de carburant par pipelines.
L’importance constante des chemins de fer et des pipelines reflète l’un des fondements culturels de la défense territoriale russe, qui fait partie de sa stratégie globale de « défense active » pour les zones nationales et les zones étrangères proches (à l’exemple de la Biélorussie).
Une telle dépendance à l’égard des chemins de fer signifie que la logistique militaire russe possède nettement moins de camions que les formations occidentales équivalentes. Il en résulte une capacité réduite de gestion efficace des pré- et post-acheminements, pourtant essentiels afin de manager le fameux dernier kilomètre.
Dans un article largement prémonitoire du Washington Post, publié fin mars 2022, les auteurs vont dans le même sens en évoquant à juste titre la « tyrannie de la distance » 12. Ils notent que c’est la taille elle-même de l’Ukraine qui est un problème, et la logistique militaire russe n’a pas été la solution, loin de là. Les forces armées russes pensaient sans doute pouvoir s’emparer rapidement de Kiev et forcer le président Zelensky à quitter le pouvoir. Le résultat ne s’est pas produit, faute d’une aptitude à assurer l’acheminement des troupes et l’approvisionnement des équipements et des vivres dans une guerre terrestre située au cœur du plus grand pays européen par sa taille (après la Russie). L’absence de « culture routière » ne pouvait que rendre difficile le camionnage, surtout avec un sol humide et boueux.
Aux sources de l’échec à conquérir Kiev
Sur cette base, il est possible de proposer un éclairage logistique de l’incapacité des forces armées russes à s’emparer de Kiev. Comme on l’a souligné, la faible maîtrise des acheminements routiers est une constante majeure. Les convois de véhicules constituent une cible relativement difficile à protéger, surtout de nuit, et il n’est pas rare que 12 à 15 heures par jour soient nécessaires au printemps 2022 pour effectuer des acheminements de quelques dizaines de kilomètres seulement. Ainsi, la distance ‒ même modeste ‒ entre le dépôt de ravitaillement d’une brigade et la brigade elle-même est devenue rapidement insurmontable, sans oublier l’utilisation continue de troupes pour sécuriser les routes, des troupes par conséquent non disponibles pour mener des opérations militaires offensives.
Un temps, il a été envisagé par l’Etat-Major russe que les fournitures nécessaires à la prise de Kiev puissent être acheminées par voie aérienne jusqu’à l’aéroport international Antonov (Hostomel), tombé aux mains des forces armées russes. Mais il est rapidement apparu qu’un pont aérien en milieu hostile ne pouvait pas livrer suffisamment de matériel pour faire la différence sur le terrain. En outre, il était évident que les missiles Stinger fournis par les pays occidentaux, portables à dos d’homme (15 kg) et extrêmement fiables (taux de réussite de 95 %), étaient aptes à détruire en masse des avions lourdement chargés. L’option aérienne ne pouvait donc être retenue comme alternative au chemin de fer et à la route.
Même s’il serait malvenu de réduire l’échec à conquérir Kiev à des considérations exclusivement logistiques, elles ont manifestement joué un rôle non négligeable.
L’Ukraine va-t-elle prendre la main en matière de logistique ?
Il est trop tôt, au cœur de l’été 2022, pour faire un quelconque pronostic sur l’issue du conflit entre l’Ukraine et la Russie, tant la crise disruptive en résultant remet en question certains des équilibres mondiaux, tant au plan économique que géopolitique. En revanche, son évolution sur à peine quelques mois permet de penser que la stratégie ukrainienne sera de se focaliser sur le contrôle des grandes villes et de contraindre les forces armées russes à s’impliquer dans des combats urbains coûteux en vies humaines. Si les grandes villes résistent, les forces armées russes devront alors se retrancher et tenir de longs sièges qui génèreront une demande continue d’approvisionnement que l’on peut quantifier à plusieurs milliers de tonnes de produits de première nécessité par jour.
Sans nul doute, le soutien des troupes engagées dans une sorte de guérilla urbaine nécessitera la mise en œuvre de chaînes logistiques géographiquement étendues et rendues vulnérables par leur traversée d’un territoire en guerre.
Des raids éclairs, à l’aide de mines, de missiles et de mitrailleuses, infligeront certainement des dommages importants aux moyens logistiques mobilisés par la Russie. Les forces de défense territoriale ukrainiennes peuvent également empêcher les forces armées russes d’utiliser les chemins de fer en faisant sauter les voies et les gares de triage, et en attaquant directement les trains avec des missiles FGM-148-Javelin13, qui peuvent détruire lesdits trains aussi bien que les chars.
Or, il est entendu que la Russie ne pourra jamais surveiller en Ukraine chaque kilomètre de routes et de voies ferrées dont elle a besoin pour assurer le fonctionnement de ses chaînes logistiques. Les forces armées seront dès lors obligées de se replier vers le seul Donbass, faute de ressources logistiques suffisantes et sécurisées. Il est par conséquent possible d’envisager une reprise en main de la logistique par l’Ukraine à travers une politique d’accentuation de la vulnérabilité des systèmes d’approvisionnement de l’ennemi. Pour l’armée ukrainienne, la guerre se gagnera peut-être au travers d’un épuisement logistique autant que militaire des forces armées russes, tout comme la Résistance française, pendant la Seconde Guerre mondiale, a participé à la libération du pays en s’en prenant aux infrastructures ferroviaires lors de la fameuse « bataille du rail » 14.
En bref, une histoire qui se réécrit encore et encore selon la même partition.
Conclusion
A la stupéfaction de nombreux analystes militaires, les difficultés rencontrées en Ukraine par les forces armées russes sont devenues une réalité objective et peu contestable, et non la manifestation de pratiques de désinformation et de propagande dont toutes les guerres sont coutumières de longue date15. Si un système de communication défaillant, les flottements récurrents en matière de commandement et la faiblesse des moyens de défense aérienne ont été signalés pour expliquer une telle situation16, les revers logistiques occupent une place centrale mais pour l’instant assez peu renseignée dans les travaux académiques. Tout se passe comme si l’Etat-Major russe avait largement sous-estimé la complexité inhérente à la gestion d’opérations militaires combinées de grande envergure. Nul doute que des réflexions devront être engagées pour mieux comprendre les tenants et les aboutissants d’un échec annoncé. Ce dernier ne se résumerait-il pas à un fameux adage : le président Poutine a eu « les yeux plus gros que le ventre » ?
Gilles Paché
Professeur des universités en Sciences de Gestion à Aix-Marseille Université
Directeur de recherches au CERGAM Lab d’Aix-en-Provence
- https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/guerre-en-ukraine-100e-jour-le-bilan-des-armes-livrees-a-kiev-1411221 (consulté le 13 juin 2022). ↩
- https://www.lepoint.fr/postillon/guerre-en-ukraine-comment-l-armee-russe-traite-les-demissionnaires-01-06-2022-2477873_3961.php (consulté le 6 juillet 2022). ↩
- https://www.lepoint.fr/monde/le-mythe-de-l-effondrement-logistique-de-l-armee-russe-11-03-2022-2467723_24.php (consulté le 16 avril 2022). ↩
- Koudé, R. (2022), Le pari (presque) perdu du président Poutine en Ukraine, Revue Politique et Parlementaire, 21 avril. ↩
- Bret, C. (2022), Pourquoi il faut prendre les menaces nucléaires russes au sérieux, The Conversation, 28 février. ↩
- Pimor, Y., et Fender, M. (2008), Logistique : production, distribution, soutien, Dunod, Paris, 5e éd. ↩
- Eastwood, M. (1996), Implementing mass customization, Computers in Industry, Vol. 30, n° 3, pp. 171-174. ↩
- https://www.washingtonpost.com/national-security/russia-ukraine-invasion/2021/12/03/98a3760e-546b-11ec-8769-2f4ecdf7a2ad_story.html (consulté le 29 décembre 2021). ↩
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- https://stringfixer.com/fr/Force_projection (consulté le 14 mai 2022). ↩
- Le Pautremat, P. (2016), Actions spéciales et projection de forces, Défense Nationale, n° 790, pp. 26-34. ↩
- https://www.washingtonpost.com/world/2022/03/30/russia-military-logistics-supply-chain/ (consulté le 6 juillet 2022). ↩
- https://www.techno-science.net/glossaire-definition/FGM-148-Javelin.html (consulté le 16 avril 2022). ↩
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