« Il n’y a jamais de quantité négligeable en matière d’humanité »
Abbé Pierre
« Personne ne peut mourir en paix s’il n’a pas fait tout ce qu’il faut pour que les autres vivent »
Albert Camus
Les propos qui suivent ont pour modeste ambition de témoigner de l’action au quotidien d’une association clermontoise -le Collectif Partage et Projets- , regroupant 9 associations et des bénévoles qui, depuis près de 40 ans, et en association avec la Fondation Abbé Pierre, accueille, accompagne, héberge, tente d’insérer des personnes à la rue ou en très grande précarité économique, sociale, culturelle. Bref, une association qui, avec ses 68 salariés et ses 50 bénévoles, est, comme le disait Charles Péguy, au cœur des « misères du monde ».
Comme beaucoup d’autres « consœurs », le Collectif Partage et Projets est opérateur de l’État pour la veille sociale, l’hébergement d’urgence et la mise en œuvre de la politique publique du « logement d’abord ».
Elle est dépendante des fonds publics puisqu’elle fonctionne pour l’essentiel avec des crédits de l’Etat (près de 90 % de son budget) complétés par des financements de la ville de Clermont-Ferrand, du département du Puy-de-Dôme, de la Fondation Abbé Pierre et de quelques mécènes et donateurs.
A noter que depuis 5 à 6 ans l’association a connu une forte croissance en lien surtout avec la montée en puissance de la politique du « logement d’abord ».
Pour ma part, bénévole depuis 20 ans dans ce Collectif, dont 8 ans à la présidence de son conseil d’administration, je voudrais partager, au travers de quelques courts développements, quelques constats et réflexions -un peu en désordre mais le lecteur ne m’en tiendra pas rigueur !- sur mon engagement dans le contexte clermontois au service de personnes aux vies cabossées vivant des situations d’extrême pauvreté, souvent dans la rue ou dans des conditions de logement indignes.
- Depuis 5 à 6 ans, les publics accueillis ont beaucoup évolué. Le « punk à chiens » ou les sans-abris connus du quartier ont été progressivement remplacés par des personnes isolées souffrant d’addictions diverses (alcool, toxicomanie…), de pathologies psychiatriques, de solitude. Notre accueil de jour et nos hébergements d’urgence ont vu aussi arriver en assez grand nombre des demandeurs d’asile et surtout des déboutés du droit d’asile, souvent en famille.
A noter aussi le vieillissement d’une partie des publics accueillis et hébergés, caractérisés par des pathologies souvent graves (psychiatriques, diabètes, affections mal soignées…) tant il est vrai qu’un long parcours d’errance, des années vécues dans la rue contribuent à affaiblir rapidement les organismes.
Cet accueil massif auquel nous devons faire face -150 repas servis en moyenne par jour à l’accueil de jour, 400 personnes environ hébergées chaque soir- complexifie le travail des salariés et des bénévoles et aussi, il faut le dire, accroît les risques de violence.
- Face à cet afflux important de populations précaires, et malgré les moyens non négligeables mis en œuvre, il convient de faire état de la saturation des dispositifs en place. Le 115 (numéro d’urgence sociale) n’est plus aujourd’hui, là où il existe, en capacité de répondre à toutes les urgences signalées. L’hébergement d’urgence est aujourd’hui saturé ; il laisse de côté des personnes isolées sur les trottoirs de nos rues, sous des porches d’immeubles ou, au mieux, dans des sas de banques !
Certes l’État a beaucoup investi ces dernières années dans la politique de « logement d’abord » (développement de l’intermédiation locative, places en pensions de famille et aussi sur les places en hébergement d’urgence…) mais à l’évidence les moyens budgétaires ne sont pas encore à la hauteur des ambitions ni des réalités du terrain.
A cet égard, la Fondation Abbé Pierre rappelle opportunément que 40 000 logements très sociaux par an avaient été prévus dans le cadre du premier plan « logement d’abord » (2017-2022) et seulement 30 000 ont été financés annuellement. Elle signale aussi qu’aujourd’hui 330 000 personnes au moins sont sans domicile fixe dans notre pays, chiffre qui a plus que doublé en 10 ans. Quant au « Collectif les morts de la rue », il a comptabilisé 611 personnes mortes dans la rue en France en 2022, à 49 ans en moyenne.
Voilà hélas quelques chiffres parlants qu’il paraît important de conserver en mémoire et qui interrogent aussi sur les raisons pour lesquelles la très grande pauvreté ne recule pas vraiment dans notre pays.
- Si le Collectif Partage et Projets est d’abord là pour faire face à l’urgence en répondant aux besoins vitaux, il essaie aussi, chaque fois que possible, de remettre debout des personnes en développant des actions d’insertion adaptées par le logement et par le travail, ceci par le biais de chantiers d’insertion et de dispositifs spécifiques pour ces publics, en particulier concernant le temps de travail (cf. opérations « Premières heures en chantier »).
Malgré, là aussi, des moyens d’accompagnement non négligeables, les sorties positives de ces dispositifs se mesurent au compte-gouttes en lien avec le fait que ces publics ayant vécu de longues années dans la rue, sont évidemment très éloignés de l’emploi, d’une vie en partie réglée par le rythme du travail.
On imagine bien que passer de la rue à l’emploi n’est guère facile.
Mais il faut voir, au travers de ces dispositifs, des leviers de remobilisation et de réinsertion sociale qui demandent du temps et qui valent la peine d’être tentés.
- Le fait que l’association soit opérateur de l’Etat et dépende très largement de ses financements n’empêche pas que des questions éthiques puissent parfois être soulevées, dès lors que des demandes des tutelles financières seraient en contradiction avec les valeurs fondatrices de l’association gravées dans ses statuts et son projet associatif et qui, est-il utile de le rappeler, respectent les valeurs de la République.
A cet égard, des interrogations ont pu surgir mais elles ont toujours pu, jusqu’à présent, être traitées par le dialogue grâce à la confiance et au respect mutuel entre les partenaires.
Mais cela reste toujours un subtil équilibre à gérer qui n’empêche pas l’association de jouer son rôle d’interpellation des pouvoirs publics (nationaux et locaux), notamment au travers du Collectif « ALERTE », lieu de réflexion et d’échanges inter-associatifs sur la pauvreté et l’exclusion et les meilleurs moyens de les combattre.
A noter enfin, mais le sujet n’est pas propre aux associations, des complexités administratives et financières croissantes, des retards dans le versement des subventions, ce qui impacte notre trésorerie et nous oblige à nous retourner vers notre banquier heureusement compréhensif.
- S’agissant enfin de la gouvernance de l’association, je me dois de souligner la difficulté de trouver des bénévoles pour occuper des fonctions dirigeantes (président, vice-président, trésorier, secrétaire). Autant il est assez facile de recruter des bénévoles pour des actions ponctuelles de quelques heures par semaine comme la maraude, l’aide aux devoirs ou l’apprentissage de la langue française, autant c’est plus compliqué pour des missions plus durables et plus exigeantes et qui, de surcroît, comportent des responsabilités juridiques et financières, sans parler de la charge mentale, des soucis divers liés à l’activité même de l’association et aux publics qu’elle accueille. Même si le président n’exerce pas, ou peu, de fonctions opérationnelles -il y a une direction et des services pour cela-, il n’en reste pas moins vrai qu’il incarne, qu’il représente l’association auprès des autorités locales, des financeurs et des partenaires, qu’il en est le représentant légal. Et puis c’est lui aussi qui, avec le conseil d’administration et le Bureau, impulse les projets et est le garant de la cohésion, de l’unité de l’association ainsi que du respect des valeurs associatives qui la fondent.
Il semble que tout cela fasse peur à certains et soit un frein puissant à un engagement dans la durée même s’il a beaucoup de sens. Dommage !
Malgré toutes ces difficultés, ces doutes, ces incertitudes, je suis toujours frappé par l’engagement des salariés et des bénévoles dont les missions sont rudes. Le cocktail des valeurs qui les anime (humanisme, bienveillance, empathie, patience…), et bien sûr leurs compétences et leur expérience professionnelle, sont le moteur de leur engagement, ce qui les aide à tenir bon aux avant-postes où ils côtoient chaque jour les formes les plus accentuées de l’exclusion et de la grande pauvreté.
On leur doit beaucoup de respect et de reconnaissance.
Jean-Pierre Pape
Président du Collectif Partage et Projets