Les événements qui ont marqué ce début d’été nous rappellent encore une fois, la lumineuse allégorie proposée par Michel Baroin (le père !…), il y a environ quarante ans. Inquiété par la dilution du lien social, il avait alors comparé la société française à un bocal de petits pois : au creux de la main, le bocal présente un contenu bien compact et homogène, mais, si maladroitement on le laisse tomber, il explose et les petits pois s’éparpillent dans toutes les directions, car rien ne les gardait vraiment solidaires.
Déjà, les observateurs attentifs et objectifs avaient constaté que ce qui avait pu souder les Français, y compris aux pires moments de l’existence, ce qui relevait de l’esprit républicain pour faire simple, ne suffisait plus, car l’enseignement de cet esprit s’était étiolé au bénéfice d’un vide que la mondialisation prônée notamment par des universitaires et des économistes anglo-saxons, allait vite se révéler incapable à combler.
Dans ce « nouveau monde » alors balbutiant mais qui triompha ensuite malgré des défauts si graves qu’ils provoquèrent plusieurs crises mondiales, seuls les plus puissants s’en tirent ; les autres, les plus nombreux, survivent au profit des premiers… « de cordée ».
Pour tenter d’endiguer les fuites observées dans l’édifice social, on inventa alors ce que l’on finit par appeler « la politique de la ville ». Dès l’origine, le concept aurait dû attirer l’attention sur le fait qu’il était paradoxal de donner ce titre à une « politique » …qui ne visait que certains quartiers de certaines villes. Tout au plus s’agissait-il d’une « politique dans la ville », ou tout du moins, dans certains endroits de ladite ville. Bref, tout le contraire de l’évolution historique de la notion de ville. Alors que la question aurait dû être[1] :
« Quelle ville voulons-nous pour le XXIème siècle ?
Trop souvent, on a conçu des « politiques de la ville » sans se poser cette question. Or, ne pas se poser cette question, c’était déjà faire un choix fondamental : la politique de la ville serait d’abord curative. On s’évertuerait à guérir les maux des quartiers sans s’interroger, sauf exception notoire, sur « le reste » du tissu urbain ; on feindrait de croire, du moins dans un premier temps, que l’on pourrait guérir des plaies localisées sans voir que l’organisme urbain constituait une structure, et que la totalité de la structure était concernée par le mal. »
Face à au galimatias engendré par les tranches successives de cette « politique de la ville », les plus rusés surent tirer les marrons du feu et c’est ainsi que certaines organisations, dites « associatives », s’abonnèrent aux distributions annuelles de crédits publics pour alimenter leur fonctionnement ordinaire, abandonnant aux intervenants pertinents et réellement militants, la portion congrue.
Il suffisait de savoir rédiger des dossiers comme les pouvoirs publics s’attendaient à ce qu’ils soient présentés, pour obtenir de substantielles aides parfois efficientes, le plus souvent inefficaces.
Les praticiens de la chose peuvent, tous, citer moult exemples en ce sens.
Par ailleurs, les innombrables réunions de « coordination » au cours desquelles étaient examinées et tranchées les options offertes localement, consistaient pour la plupart à mettre en présence plusieurs dizaines de participants qui égrenaient leurs lubies et défendaient leur pré carré. Un secrétaire général de préfecture avoua même que l’un des intérêts majeurs de la « politique de la ville » ne tenait finalement qu’au fait que les services de l’État étaient contraints de coordonner leurs actions sur le terrain…On rêvait qu’un compteur soit accroché au mur de la salle de réunion, qui aurait affiché, au fil du temps, le coût de cette réunion tenant compte du coût horaire de chacun des participants.
Mais, pendant des années, une telle description du dispositif fut absolument bannie car elle heurtait de front la conception politiquement correcte qui avait l’inspirée. Il fallut attendre le rapport du sénateur-maire Jean-Pierre Sueur, pour qu’enfin, on ose écrire et dire la vérité.
Avec la mesure qu’on lui connaît J-P. Sueur commença par signaler que « Ce rapport est un cri d’alarme. Beaucoup a été fait en vingt ans de politique de la ville et nous saluons les efforts de tous ceux qui en furent et qui en restent les acteurs. Sans eux, la situation serait pire. Mais tous leurs efforts n’ont pas permis d’enrayer, du moins dans la majeure partie des espaces concernés, les tendances les plus lourdes. » et, immédiatement après, il annonçait qu’un nouvel effort était indispensable et qu’« Il faudra inscrire cet effort dans le temps », parce la ville change, évolue, bouge, au cours du temps et selon un calendrier qui n’est pas celui des autorités publiques nationales et locales. C’est dire « L’importance de mobiliser les habitants, les acteurs, les partenaires autour de projets concrets [qui] n’enlève rien à la nécessité des réformes institutionnelles qui apparaissent déterminantes pour que la réalité urbaine soit mieux prise en compte. »
Insistant sur la nécessité d’une réforme institutionnelle ambitieuse, l’auteur ajoutait : « En un mot, les modes de représentation qui étaient pertinents pour la France de la fin du XIXème siècle ne sauraient le rester pour la France de l’orée du XXIème siècle. Les lois de décentralisation n’ayant pas traité cette question, il est aujourd’hui d’autant plus urgent de mettre en œuvre les réformes indispensables. L’heure est venue de la seconde étape de la décentralisation dont l’un des objets sera de donner aux populations urbaines la représentation équitable à laquelle elles ont droit.
Dans le même mouvement, l’agglomération doit enfin devenir une collectivité locale à part entière[2]. »
Pour qui voulait bien se donner le mal d’observer les résultats des élections locales, dès les municipales de 1995 et 2001, il était devenu évident que la République, incarnée dans le vote de ses citoyens, désertait les villes et, surtout, les fameux « quartiers ».
Le seuil psychologique de la moitié d’abstentions au premier tour fut alors passé dans les communes de plus de 10 000 habitants, sans que cela n’émeuve la classe politique et sa compère, celle des media. La première se satisfaisait d’élections obtenues parfois sans opposition du tout ou avec une poignée de pourcentage, la seconde instillait dans la tête du tout-venant, que l’élection municipale n’avait pour objectif que d’élire le maire…Le navire prenait l’eau de toutes parts mais tant qu’il flottait encore, qu’importe !
En même temps (sic), les pouvoirs économiques et politiques délaissaient la campagne, sauf pour y passer le week-end et y acheter la résidence rêvée, et accéléraient en coeur la concentration de la population dans les agglomérations, provoquant à maints endroits du pays, un exode rural plus important encore que celui de la fin du XIXème siècle et du début du suivant. D’un côté, on accumulait en ville tous les inconvénients de l’entassement humain – en s’interdisant de considérer que l’homme, comme tout animal social, ne peut pas supporter, du fait du nombre, trop de proximité avec ses semblables – et, de l’autre, on négligeait la plupart du pays où se trouvaient disponibles logements, équipements collectifs, services publics et réseaux divers. Pire, on a fini par contraindre les ruraux à se tourner vers la ville pour toutes sortes démarches qu’il était si simple de réaliser, auparavant, à proximité de son domicile et à moindre frais.
Pire politique de gribouille[3], est-ce possible ? Une telle inconséquence a gagné ce qui constitue en République, le ciment de la société : l’élaboration, puis le respect de la Loi.
Depuis le quinquennat de Nicolas Sarkozy, tous les présidents – pourtant chargés de « veiller au respect de la Constitution » – la violent chaque jour en outrepassant les compétences que ce texte fondamental leur accorde ou en intervenant sans cesse, au-delà de celles-ci, dans tous les secteurs de la vie collective, voire individuelle. Quant à la loi elle-même, outre le fait que les conditions de son élaboration s’éloignent irrésistiblement, sinon des règles strictement considérées mais des principes démocratiques les plus élémentaires, elle n’est même pas respectée par certains de ses auteurs, si l’on en juge d’après les condamnations qui frappent ministres, parlementaires et autres élus de tous bords. Tout détenteur d’un mandat confié par le peuple se doit pourtant de placer le respect de la loi au-dessus de tous ses intérêts…mais proclamer une telle affirmation ne suffit-il pas, hélas, à provoquer sourires narquois et remarques goguenardes ? Alors, comment exiger que les plus imbéciles[4] des individus soit plus vertueux ?
Il est plus que temps de s’engager dans la voie de réformes institutionnelles, propres à entraîner d’autres pratiques, donc d’autres comportements individuels, à tous les niveaux de la société.
C’est à cela que J-P. Sueur pensait certainement quand il écrivait encore : « la question de la politique de la ville est inséparable de celle de l’exercice de la démocratie. Alors que les décisions structurantes sont prises au niveau de l’agglomération, et alors que tout ce qui relève de la vie quotidienne se situe au niveau du quartier, n’est-il pas paradoxal que la démocratie élective ne s’exerce ni au premier ni au second de ces deux niveaux ? » Vingt ans plus tard, les membres du club Marc Bloch sont parvenus à la même conclusion quand ils ont modestement suggéré de prendre en compte les évolutions objectives de la société et du pays, en élargissant le territoire des communes nouvelles et des départements nouveaux aux aires de vie collective réelle des habitants. Ils en tirèrent la même conclusion que J-P. Sueur : « Des circonscriptions électorales en phase avec la vie des citoyens
Pour les « communes nouvelles » et les « départements nouveaux », existerait un niveau de base (quartier urbain, village rural pour les « communes nouvelles »; pays ou cantons pour les « départements nouveaux »), c’est-à-dire des circonscriptions électorales au sein desquelles les citoyens choisiraient au suffrage universel direct celles et ceux qu’ils autoriseraient à les représenter, tant au niveau local, que pour l’élection des députés nationaux. Ainsi les conseils délibérants des collectivités seraient-ils élus à partir de zones géographiques de taille « humaine » mais verraient leur compétence générale mise en œuvre sur tout le territoire collectif. [5]»
Portées à la connaissance du législateur et du gouvernement d’alors, ces idées simples ne recueillirent aucun écho. N’est-il pas « temps de décider[6] », maintenant …quoi qu’il en coûte ?
Hugues Clepkens
[1]Demain la ville, Jean-Pierre Sueur, rapport à Martine Aubry, ministre de l’emploi et de la solidarité, 13/02/1998
[2]Souligné par nous.
[3]Selon le Larousse : « Politique de Gribouille, attitude qui consiste à se précipiter dans les dangers qu’on veut éviter. »
[4]Dictionnaire de l’Académie française : « Personne dépourvue d’esprit, sotte. »
[5]Citoyens ! Plaidoyer pour une démocratie locale renouvelée, club Marc Bloch, Éditions L’Harmattan, 2018, p. 95
[6]Allusion au titre du rapport sur la réforme des collectivités territoriales, présenté par E. Balladur au Président de la République, 2009.