Avec le vieillissement se pose la question du maintien à domicile. Pourquoi la plupart des personnes âgées confrontées à des difficultés liées à leur vieillissement exprime le souhait de rester dans le même domicile alors que le logement devient une source d’insécurité, que le lieu habité est désormais trop éloigné des services de soins et des commerces ? Répondre à cette question nécessite d’interroger le sens social du « chez soi ».
Depuis la parution du rapport de la Commission d’étude des problèmes de la vieillesse1 en 1962, le nombre de personnes âgées de soixante-quinze ans et plus a été multiplié par trois2. L’augmentation de la longévité s’accompagne d’un accroissement des dépenses publiques consacrées à la prise en charge des personnes âgées dépendantes. Cela se traduit, dans un contexte économique de limitation des dépenses budgétaires, par la reconduction de la politique du maintien à domicile tel qu’elle est préconisée depuis la publication du rapport Laroque. Cette volonté politique rencontre l’aspiration de la population vieillissante. Vivre le plus longtemps possible « chez soi » est le discours qui est le plus fréquemment exprimé. Pour autant, rester « chez soi » ne signifie pas nécessairement rester dans le même habitat. Car tout au long de l’existence, nous sommes amenés pour des raisons multiples à changer de domicile. Nous nous approprions alors notre nouveau logement. La question est de savoir pourquoi la plupart des personnes âgées confrontées à des difficultés liées à leur vieillissement exprime le souhait de rester dans le même domicile alors que le logement devient une source d’insécurité, que le lieu habité est désormais trop éloigné des services de soins et des commerces. Cette fixation dans le lieu habité représente non seulement un facteur de risque pour les personnes âgées, mais également un problème du point de vue des acteurs publics. Concernant la gestion des logements du parc social, les bailleurs sociaux sont confrontés à l’augmentation d’appartements sous-occupés en raison du vieillissement des locataires. Par ailleurs, les aides publiques apportées pour maintenir les personnes âgées chez elles n’ont pas le même coût sur les finances publiques selon qu’il s’agit d’un département ayant ou non une surreprésentation de la population âgée par rapport à la moyenne nationale.
Comprendre l’aspiration des personnes âgées non dépendantes à ne pas changer de domicile devient donc une nécessité pour orienter les politiques publiques.
À cette fin, je préciserai les différents sens du chez soi afin de dégager les freins à la mobilité résidentielle chez les personnes âgées. Le propos visera à montrer que le milieu social, le genre et l’histoire familiale influent sur le souhait de changement de domicile.
Les différents sens du chez soi
Le domicile est avant tout un lieu pour s’abriter. La demeure protège non seulement des intempéries, mais aussi et surtout du reste du monde social. Plus celui-ci est source d’insécurité, plus la demeure constitue un espace de protection. L’ensemble des occupants, liés entre eux par des liens de parenté, se mettent à l’abri des violences réelles ou supposées du monde extérieur. Le domicile est le « foyer ». Néanmoins, pour que la demeure soit ce lieu de protection, il est nécessaire que les individus qui s’y abritent puissent être certains de s’y maintenir. La dimension temporelle est ici primordiale.
Pour se sentir « chez soi », il faut avoir l’assurance de ne pas être délogé le lendemain. Dans nos sociétés occidentales, être propriétaire de sa maison, c’est avoir l’assurance d’avoir un « chez-soi » et d’avoir la liberté d’en changer quand bon nous semble. Au cours des cinquante dernières années, au niveau national et local, les acteurs publics et privés ont collaboré, non sans tensions liées à leur position3, pour promouvoir l’accession à la propriété. Aujourd’hui, 70 % des ménages âgés entre 60 ans et 80 ans sont propriétaires de leur résidence principale (Insee, enquête logement 2002 et 2006). Par ailleurs, 77 % des Français, selon une étude du Credoc, aspirent à être propriétaires. Cette protection accrue, en devenant propriétaire, converge avec l’affirmation grandissante de l’individualisme.
En effet, la propriété immobilière n’est pas seulement un bien protecteur. Elle est aussi l’espace d’expression de la personne. Elle est une « propriété de soi »4. Pour qu’il en soit ainsi, il est nécessaire d’avoir les ressources suffisantes, économiques et culturelles, pour s’ouvrir sur le monde extérieur. Ici, le domicile n’a plus pour fonction principale de se mettre à l’abri. Il est un moyen pour s’inscrire dans le monde social qui est l’espace de l’épanouissement de soi. Se sentir « chez soi », c’est avant tout avoir un domicile qui ne refreine pas le désir d’exploration. Bien au contraire, par sa localisation, par ses dimensions, par son architecture, il constitue un atout pour développer les relations aux autres, pour développer ses richesses économiques et culturelles. Pour autant, le lieu habité n’est pas seulement un moyen pour se mettre à l’abri ou pour s’ouvrir au monde. Il incarne par ailleurs l’histoire individuelle et sociale de ses occupants.
Le domicile est aussi la maisonnée, entendue ici comme une unité de coopération productive5. Lorsque le logement a été le lieu de réalisation des activités domestiques, des activités éducatives, des activités de coopération et de rassemblement des proches, il est devenu non seulement un « chez soi » pour ses occupants mais aussi un « chez nous », c’est-à-dire un espace de production du collectif familial. La maisonnée est le lieu pour accueillir. Recevoir la visite des enfants et celle des petits-enfants est essentiel, les héberger si nécessaire est aussi de l’ordre du possible. La présence du collectif s’incarne dans des objets. Certains sont visibles, tels les meubles hérités, les photos posées sur le buffet, le tableau ou le service de table acquis à l’occasion d’un événement familial ; d’autres sont cachés dans des placards et des tiroirs, tels les jouets des enfants qui sont désormais devenus adultes. Ces différentes façons d’appréhender le lieu habité influent sur l’aspiration à la mobilité des personnes âgées. Cela se conjugue différemment selon les milieux sociaux et le genre.
Les variations de l’attachement au lieu habité selon les positions sociales et le genre
Nous savons que l’ancrage résidentiel des personnes âgées dépend de la position géographique du logement et de ses caractéristiques. Ne plus pouvoir se rendre à des centres de soins, dans les commerces, aux spectacles, dans des associations, en raison d’une difficulté pour conduire ou pour marcher, peut motiver les personnes à vouloir trouver un nouveau « chez soi ». Les contraintes qu’impose le logement sont également des éléments qui interviennent dans l’aspiration à une mobilité : du fait d’une perte de mobilité fonctionnelle, il devient impossible de descendre à la cave ou de marcher aisément dans la rue ; en raison du décès du partenaire, il devient nécessaire d’entretenir l’espace que l’autre avait à sa charge. Toutefois, ces faits ne déclenchent pas nécessairement une mobilité résidentielle. Partir ailleurs n’a pas le même sens selon les trajectoires sociales.
Lorsque les précédentes mobilités résidentielles ont été associées à un épanouissement de soi dans le monde du travail, les lieux habités sont appréciés non seulement pour ce qu’ils offrent comme confort, mais également pour ce qu’ils permettent comme accomplissement de soi à l’extérieur du domicile. À la retraite, le rapport au domicile reste identique. S’il ne permet plus d’accomplir des activités ouvertes sur le monde social, un changement de lieu devient possible. Cependant, s’il s’agit de « la maison de famille », celle qu’on a reçue en héritage et qui a permis le rassemblement des différentes générations6, la tension entre le désir personnel et l’attachement au bien immobilier peut freiner l’aspiration au changement. Il est à noter par ailleurs, qu’au sein des couples, tout particulièrement pour les générations nées avant le baby-boom, il existe des différences de vécus des mobilités antérieures. Les changements associés à des promotions professionnelles ont concerné avant tout des hommes qui ont contraint leurs conjointes à devoir les suivre. Celles-ci ont été souvent amenées à construire leur existence sociale à partir des activités de production domestique. Au cours de la retraite, le choix du domicile reste souvent dépendant du désir masculin7.
A contrario, lorsque le parcours résidentiel est lié à des mobilités professionnelles subies, et que les activités professionnelles exercées pendant la vie active n’ont pas été une source de reconnaissance sociale, le lieu habité est celui de l’espace des liens familiaux et amicaux qui ont donné un sens à l’existence. L’attachement prend une forme différente selon le genre. Les femmes qui n’ont pas exercé d’activités professionnelles gratifiantes à l’extérieur du foyer, qui ont été par ailleurs assignées à accomplir les activités domestiques et éducatives du foyer, construisent un lien fort entre leur propre personne et leur domicile. Comme l’exprime clairement O. Schwartz à propos de femmes de milieux populaires, le foyer est une sphère spécifique : « Sphère de ce qui est propre, parce que sphère de ce qui est proche : un lieu, des biens, des liens se disposent en cercle et forment le microcosme protecteur des avoirs familiaux »8. Dans ces conditions, l’intérieur est pensé comme l’espace du féminin, protecteur et maternant. À la retraite, elles maintiennent des liens réguliers avec les enfants et les petits-enfants qui demeurent à proximité. Quant aux hommes, si l’intérieur du domicile est le lieu pour se mettre à l’abri, s’ils participent à l’amélioration du confort du foyer, leur installation durable dans cet intérieur est source de tension. Ils privilégient les espaces périphériques (garage, atelier, jardin, la pièce faisant office de bureau…). Lorsque le vieillissement rend difficile la mobilité pour se déplacer à l’extérieur du domicile, cela ne constitue pas en soi un motif suffisant pour aspirer à un changement de logement. Ce qui importe, c’est de pouvoir s’appuyer sur les proches, et plus particulièrement la fille, dont la présence régulière sécurise. Le déménagement vers un lieu plus adapté apparaît plus envisageable lorsque les enfants n’habitent plus à proximité, et quand ils construisent avec la personne âgée un projet de mobilité résidentielle.
Il ne s’agit pas, malgré tout, de proposer de venir habiter chez l’un des enfants. Quel que soit le milieu social, les personnes âgées ne veulent pas de cette solution. Elles désirent un habitat sécurisant et aussi indépendant.
Conserver un chez soi tout en changeant de domicile
En prenant en considération ces différentes façons de concevoir le « chez soi », produit d’une histoire individuelle et sociale, l’enjeu est de donner la possibilité aux personnes âgées de rester chez elles tout en changeant de domicile lorsque celui-ci n’est plus adapté à leur condition physique. L’offre publique n’y répond que partiellement.
Les logements-foyers, appelés désormais « résidences autonomie », proposés par les pouvoirs publics depuis les années 60, les maisons d’accueil rurales pour personnes âgées et autres petites unités de vie sont des structures relevant de la politique départementale d’action sociale et médico-sociale. À ce titre, elles apparaissent comme des lieux d’hébergement et non comme des lieux collectifs d’habitations privatives offrant des services. Comment peut-on être « chez soi » quand certaines « résidences autonomie » obligent les personnes à déjeuner de temps en temps au restaurant collectif, quand le responsable entre dans un logement habité pour le faire visiter sans avoir prévenu préalablement la personne qui y demeure, quand la taille du logement ne permet pas d’apporter un peu de son histoire, quand la résidence est dans le même bâti qu’un établissement pour personnes âgées dépendantes ? Dans la mesure où les individus vieillissants sont plutôt des propriétaires, et en premier lieu des propriétaires de leur personne, l’obligation d’avoir des activités communes est vécue comme une perte de liberté individuelle. De même, avoir l’assurance que le logement soit un espace privé et sécurisé est primordial. Pour « être chez soi », il faut être en mesure de définir et de contrôler son espace d’intimité9, c’est-à-dire avoir la certitude que personne ne puisse y pénétrer contre son gré, même avec les meilleures intentions. Enfin, être amené à côtoyer régulièrement des personnes en grande dépendance renvoie à la mort qui est, certes, inéluctable, mais qui ne fait plus partie de la vie dans nos sociétés contemporaines occidentales. Alors que la personne âgée est confrontée à ces premières difficultés liées à son vieillissement, cette proximité lui est difficilement supportable.
Beaucoup de résidences « autonomie » ont considérablement évolué dans le bon sens. Lorsque l’offre d’un domicile dans ces structures n’a pas les travers précédemment énoncés, et contient par ailleurs l’accès à des services d’aide à la personne, de soins et d’accomplissement de soi (entretien du corps, loisirs, bibliothèque, etc.), elle peut être acceptée par les personnes âgées peu désireuses de changer de logement. Toutefois, il faut bien reconnaître que l’offre est limitée. Le recentrage de l’État sur les questions de la dépendance a laissé la place à des acteurs privés. Des associations à but non lucratif et surtout des entreprises à but lucratif ont développé une offre d’habitats diversifiée s’adressant principalement à des populations de classes moyennes ou supérieures. Le développement d’une offre publique d’habitats pour personnes âgées qui tienne compte du besoin d’avoir un chez soi pour être soi jusqu’au bout de la vie est l’un des défis majeurs de l’adaptation de la société au vieillissement.
Alain Thalineau
Professeur de sociologie, Université de Tours/UMR CITERES
- Cf. Pierre Laroque, Rapport de la Commission d’étude des problèmes de la vieillesse, Paris, La Documentation française, 1962. ↩
- Cf. Sylvie Renaut, « Cadre de vie et logement du vieillir », in Laurent Nowik et Alain Thalineau, Vieillir chez soi – Les nouvelles formes du maintien à domicile, Rennes, PUR, 2014, p. 167-186. ↩
- Cf. Pierre Bourdieu et Rosine Christin, « La construction du marché – Le champ administratif et la construction de la “politique du logement” », Actes de la recherche en Sciences Sociales, n° 81/82, mars 1990, p. 65-85 ; Pierre Bourdieu, Les structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, 2000. ↩
- Cf. Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, 2001. ↩
- Cf. Sybille Gollac, « Maisonnée et cause commune : une prise en charge familiale », in Séverine Gojard et al., Charges de famille, La découverte « TAP/Enquêtes de terrain », 2003, p. 274-311. ↩
- Cf. Catherine Bonvalet et Eva Lelièvre, « Les lieux de famille », Espaces et sociétés, n°120-121, 2005, p. 99-122. ↩
- Cf. Alain Thalineau et Laurent Nowik, « Être en “milieu de retraite” et choisir de vivre ailleurs », Lien social et Politiques, n°62, 2009,
p. 99-109. ↩ - Cf. Olivier Schwartz, Le monde privé des ouvriers – Hommes et femmes du nord –, Paris, P.U.F., p. 516. ↩
- Alain Thalineau, « L’hébergement social : espaces violés, secrets gardés », Ethnologie française, n°1, 2002, p 41-48. ↩