Alors que la défiance des Français à l’écart des politiques n’a jamais été aussi forte, Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat chargée du numérique et de l’innovation, nous livre ses solutions pour renouer le dialogue démocratique.
Revue Politique et Parlementaire – Le projet de loi pour une République numérique que vous avez porté a été co-rédigé par des citoyens. Pensez-vous que cette démarche de co-création législative peut être une réponse pour renouer le dialogue démocratique et revitaliser l’engagement citoyen ?
Axelle Lemaire – Oui, j’en suis persuadée ! C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai lancé cette consultation. Aller sur le terrain, rencontrer et échanger pour enrichir son action, ou, parfois, questionner ses orientations… je revendique cette méthode fondée sur un dialogue le plus large, et le plus permanent possible. Comment être sûrs de servir l’intérêt général si l’on n’écoute pas nos concitoyens, ou si l’on se contente de les convoquer une fois tous les cinq ou six ans, à la faveur d’un scrutin ? À l’heure du numérique et de ses potentialités, il n’y a plus d’excuses pour se soustraire à cette exigence démocratique. La consultation sur la loi République numérique a été une expérience très intéressante et stimulante. Pour moi tout d’abord puisque j’ai pu voir ce que les citoyens attendaient de ce texte qui révolutionne les droits et les devoirs de chacun envers le numérique. J’ai vu un enthousiasme incroyable, que ça soit de la part des internautes, de mon équipe, mais aussi des parlementaires lors des débats à l’Assemblée nationale et au Sénat.
La force d’une telle démarche est que les citoyens et le gouvernement ont travaillé ensemble pendant plusieurs mois sur des sujets concrets.
Cet exercice contributif parfaitement transparent a permis à chaque participant de prendre connaissance des propositions et suggestions des autres, et d’y réagir dans un esprit constructif : c’est la base d’un dialogue réussi !
Le résultat a été à la hauteur de mes espoirs. La loi pour une République numérique a été considérablement enrichie par les 21 000 internautes qui ont participé à la consultation : cinq nouveaux articles ont été ajoutés et plus de quatre-vingt-dix modifications ont été apportées. Le débat parlementaire a ensuite été fortement enrichi par les propositions citoyennes, qui ont pour nombre d’entre elles inspiré des amendements présentés par des députés et sénateurs. Si la loi a été votée à l’unanimité au Sénat, à l’issue de discussions d’une grande qualité, ce n’est sûrement pas étranger à la manière collaborative et ouverte dont elle a été rédigée ! On voit bien ici le cercle vertueux lié à l’instauration d’une démocratie plus fluide et plus permanente grâce, notamment, aux opportunités offertes par le numérique.
RPP – Êtes-vous favorable à la généralisation de ce procédé pour tous les projets de loi ? Les parlementaires sont-ils prêts, selon vous, à associer les citoyens à leurs travaux ?
Axelle Lemaire – Je suis favorable à la généralisation des consultations en ligne sur les projets de loi, à condition de donner les garanties d’une consultation de qualité. C’est l’un des enseignements que nous avons tiré de la fabrique de la loi pour une République numérique. Il ne suffit pas de mettre un texte en ligne pour que les citoyens participent ; pour assurer le succès de l’exercice, nous avons réalisé un travail considérable d’information sur la consultation, d’accompagnement à la démarche, d’intégration des modifications apportées par les citoyens… et surtout d’explication quant aux décisions finalement rendues par le gouvernement. Au-delà des contributions en ligne, nous avons également organisé des moments de contribution physique, avec des échanges directs avec les contributeurs. La contrepartie d’un processus d’ouverture comme celui-ci, c’est la pédagogie et l’accompagnement. C’est un exercice exigeant.
Ce que marque cette loi, c’est surtout le début d’un changement de culture qui doit essaimer à tous les niveaux de la fabrique de l’action publique.
Il faut que l’on consulte plus les citoyens dans tous les processus de décision publique, au niveau local ou national : plan d’aménagement, budget participatif… En juillet, j’ai même choisi de mettre en consultation ce qu’on appelle une note des autorités françaises, dans le cadre d’une grande consultation lancée par la Commission européenne sur l’environnement des startups. Plusieurs centaines d’entrepreneurs de la French tech ont ainsi participé à écrire avec le gouvernement la position officielle de la France.
Je suis heureuse de constater que les choses bougent positivement quoique encore trop timidement. Nombre de parlementaires seraient ainsi prêts à impliquer plus largement les citoyens dans leurs travaux. Nos institutions et nos administrations n’ont pas du tout été pensées pour ce type de démarches impliquant les citoyens, il est là le vrai défi ! Nous devons nous en emparer d’urgence. Ce qui est en jeu, c’est le renouvellement d’un pacte démocratique aujourd’hui mis à mal par un sentiment croissant de dépossession de la part de nos concitoyens, notamment les plus jeunes.
RPP – On reproche souvent à la classe politique française son déficit de culture numérique et son manque de maîtrise des enjeux dans ce domaine. Comment expliquez-vous ce décalage entre les élus d’une part, les citoyens et les entrepreneurs d’autre part ?
Axelle Lemaire – Ce n’est pas ce que j’ai observé. En vérité, j’ai pu constater au fil des débats parlementaires sur le projet de loi pour une République numérique que la prise de conscience des enjeux numériques a énormément progressé ces dernières années. En atteste la qualité et la richesse des échanges que j’ai eus avec les députés et les sénateurs, en commission comme en séance sur des sujets essentiels tels que l’open data public, l’ouverture des données de recherche, la sécurité des systèmes d’information, la protection des droits des utilisateurs ou l’accessibilité du plus grand nombre aux réseaux et usages numériques. Que de chemin parcouru depuis les discussions sur la loi Hadopi, où l’on concevait le numérique uniquement sur le plan des atteintes au droit d’auteur ou des addictions aux jeux vidéo. De même, aucun gouvernement n’a fait autant sur le numérique que celui-ci, que ce soit au travers du plan très haut débit, du développement de la french tech, ou encore de la formation et du numérique à l’école.
Alors ni Rome ni internet ne se sont faits en un jour, il y a encore des progrès à faire, mais la dynamique est indéniablement positive depuis quelques années.
RPP – Alors que la fracture entre gouvernants et gouvernés est de plus en plus apparente, de nombreuses initiatives privées comme publiques se développent : plateforme web pour des primaires citoyennes, comparateurs en ligne de programmes politiques, outils de gestion de la relation au citoyen, applications pour évaluer et contribuer aux politiques publiques, etc. Pensez-vous que les Civic Tech peuvent créer une démocratie plus juste, plus efficace et plus participative ?
Axelle Lemaire – Nous sommes face à une crise de la représentation, les citoyens se sentent tenus à l’écart des décisions importantes qui les concernent et ne se sentent pas représentés par leurs élus. C’est chez les jeunes que cela se ressent le plus : aux dernières régionales l’abstention a atteint 64 % chez les 18-24 ans au premier tour.
Et en effet, mettre un bulletin dans une urne tous les cinq ans n’est pas suffisant pour se sentir acteur des enjeux de notre pays ! Aujourd’hui, le numérique nous offre de nouvelles possibilités d’implication dans le processus de décision : s’informer grâce au comparateur de programmes politiques de Voxe.org, prendre une position sur un sujet avec le journal Le Drenche, suivre l’activité parlementaire en temps réel avec Nosdéputés.fr, participer à la rédaction de la loi sur Parlement et Citoyens…
Il faut faire savoir aux citoyens qu’ils ne sont pas impuissants face au politique ou à l’action publique.
Donc oui, je suis convaincue que les Civic Tech peuvent revitaliser la démocratie et donner envie aux citoyens de s’engager à nouveau.
Après il faut faire attention à ce qu’on entend par efficacité, si vous cherchez à agir rapidement et à moindre frais, ne faites pas de démarches participatives ! En revanche, si l’objectif est de mettre en œuvre une action publique durable qui correspond aux attentes de la société, ces applications démocratiques sont des outils géniaux.
RPP – Quel statut juridique donner à ces Civic Tech ?
Axelle Lemaire – La particularité de nombreuses Civic Tech est d’avoir un modèle économique dual, mi-associatif, mi-privé. Un grand nombre des porteurs de projets que j’ai rencontrés ont commencé par former une association de citoyens engagés, puis ils ont développé une startup associée pour parvenir à un modèle économique pérenne. D’autres ont directement monté une startup pour développer un service aux collectivités.
RPP – Le vote électronique est utilisé par les Français établis à l’étranger. Est-il envisageable de l’étendre à l’ensemble des électeurs ?
Axelle Lemaire – Je pense que c’est le sens de l’histoire, et qu’on y viendra certainement. Les bénéfices sont évidents, pour favoriser l’égalité devant le vote des personnes en situation de handicap, par exemple, ou prendre en compte les nouvelles réalités de la vie des Français, qui est faite d’une mobilité accrue qui rend parfois difficile de se rendre physiquement dans un même bureau pour voter à chaque scrutin. L’explosion du nombre de procurations à l’occasion des dernières élections régionales, notamment de la part des plus jeunes, est un signe qui ne trompe pas quant à cette réalité qu’il faudra bien prendre en compte à terme pour préserver une réelle représentativité des Français dans les rendez-vous électoraux.
Reste que les solutions fiables techniquement, c’est à dire 100 % sûres en termes de sécurité et de confidentialité, n’existent pas encore. Il y a également la question de la confiance des citoyens dans ce type de vote, qui n’est pas totale (or c’est un élément essentiel pour légitimer un vote). Il est encore trop tôt, en l’état de l’art, pour généraliser ce type de scrutin, à des élections aussi importantes que des élections politiques.
RPP – Vous vous êtes rendue en mai dernier en Estonie, pays précurseur en matière de numérique. Quelles innovations vous ont le plus intéressée et quelles sont celles qui seraient transposables en France ?
Axelle Lemaire – Ce qui m’intéressait surtout, c’était de savoir comment mes confrères estoniens ont procédé pour arriver à un tel niveau d’innovation sur le plan des technologies de l’information. Leur réponse a été : « nous n’avons pas d’héritage ». Dans ce pays qui a dû repartir de zéro au sortir de la guerre froide, il était plus facile de renverser la table et de tout réinventer. Reste qu’en France, nous avons un héritage. On ne peut pas faire l’impasse sur notre industrie qui continue à créer de la richesse et représente de nombreux emplois, on doit l’aider à exploiter les technologies de l’information pour muter, et c’est plus long que de partir d’une page blanche. Les Estoniens m’ont présenté de nombreuses innovations, notamment dans le domaine de la smart city, et qui ont permis de résoudre des problèmes concrets, comme par exemple de fluidifier les longues files d’attente de camions à la frontière avec la Russie. C’est le genre d’initiatives qui m’intéressent, et que j’ai souhaité favoriser dans le projet de loi pour une République numérique, en ouvrant les données des administrations ou des entreprises délégataires de services publics, afin de favoriser le développement de solutions innovantes par les startups.
Axelle Lemaire
Secrétaire d’Etat chargée du Numérique et de l’Innovation
Propos recueillis par Florence Delivertoux