Il ne s’agit pas d’un opposant de plus qu’un pouvoir politique vient de jeter en prison. Il s’agit d’un de ces écrivains qui ont changé le cours de l’histoire de leur pays autant que du monde. De quoi Vaclav Havel ou Alexandre Soljenitsyne étaient-ils coupables ? Pour avoir dénoncé des systèmes étouffant toute liberté de penser librement, ils ont subi la prison ou le goulag. Boualem Sansal est un homme de cette trempe. A son tour d’être la victime du goulag islamo-nationaliste, cette fois.
Parce qu’il porte en lui une identité multiple, algérienne, française, parce qu’il écrit en français, parce qu’il a eu une enfance algéroise irradiée par un rabbin, parce qu’il a lu Albert Camus, il incarne à lui seul la complexité de l’après-XXe siècle, celle qui questionne ce maudit siècle, celui des totalitarismes triomphants ayant promis le paradis et ayant réalisé l’enfer. Comment cela a-t-il été possible ?
Le feu couvait sous les cendres et les pensées mortifères ne se sont pas éteintes avec la disparition d’Hitler, de Staline ou de Pol Pot.
Parce qu’il tend aux arabes, au pouvoir algérien, à ce que l’Algérie a fait de son indépendance, le miroir de leur échec, le voilà proscrit par ce nouveau totalitarisme qui veut poursuivre une guerre imaginaire. La pensée décoloniale contre l’homme blanc, contre le Nord au nom d’un « sud global » nourrit cette imposture, et ce qu’écrit Boualem Sansal renouvelle, avec un parfum de Méditerranée, ce que Georges Orwell, Arthur Koestler ou Simon Leys avaient su décrypter, au grand dam des idolâtres.
Boualem Sansal développe une pensée qui va bien au-delà de cette première libération politique. Il fouille ce qui a favorisé, en particulier dans le monde arabo-musulman, le passage d’une soumission coloniale à une autre. Comment fonctionne cette aliénation qui attribue toujours aux autres ses propres malheurs ? Il y a dans le monde arabe, dans le monde né de culture musulmane, cette caractéristique qui lui est propre :
un complot venu d’ailleurs empoisonnerait ce qui était promis comme avenir radieux. Mais il y a autre chose, de bien pire.
Boualem Sansal s’est rendu coupable du crime des crimes. Il est coupable d’un crime inexpiable. Il s’est rendu en Israël. Il a visité cordialement l’épicentre de l’enfer, là d’où vient tout le Mal. « L’entité sioniste » lui a ouvert ses portes, l’a accueilli. Il a osé déclarer « je ne suis pas en guerre avec Israël », trahissant ainsi ce nouveau serment sacré imposé à tout « arabe » ou supposé tel. L’Algérie a fait de la haine d’Israël la nouvelle matrice de son identité. Elle tient prisonnier Le traître qui porte atteinte à cette nouvelle loi fondamentale. La haine d’Israël prolonge la haine du juif telle que Saïd Qutb, le maître à penser des Frères musulmans, l’a théorisée. Loin de tout Islam des Lumières, cette régression intellectuelle a ravagé tout l’espace de l’Atlantique à l’océan Indien. Elle explique tout : le changement climatique, les coupures d’eau à Alger, les sauterelles dévastatrices et autres maléfices créés par le Mossad, forcément le Mossad. Boualem Sansal en serait le complice, l’agent double, le mécréant de l’intérieur. Il est le renégat de ses origines. Avec le statut des femmes, Israël est l’autre fantasme explicatif du malheur arabe, de son « humiliation » prétendue. Cette pensée magique interdit depuis des lustres tout regard critique sur la pensée islamique, sur ce que des arabes ont fait aux arabes.
Ce « meilleur aphrodisiaque » pour le monde. Arabe, pour reprendre les mots de Hassan II, fait partie de ce système paranoïaque propre à toutes les mécaniques totalitaires.
Le président de l’Algérie, Abdelmadjid Tebboune, vient d’en confirmer la vivacité dans un discours prononcé devant le parlement algérien : « Vous envoyez un imposteur qui ne connaît pas son identité, ne connaît pas son père et vient dire que la moitié de l’Algérie appartient à un autre État. L’ Algérie possédait tous les. atouts pour devenir la Californie du Maghreb, fût -elle socialiste à ses débuts. La rente pétrolière a interdit aux Algériens de penser leur propre histoire. Boualem Sansal eut le tort de rappeler dans son ouvrage « le village de l’allemand », les complicités du mouvement national algérien avec les nazis, rappelant celle du mufti de Jérusalem, Amin el Husseini, avec le IIIe Reich. N’oublions pas le rôle du banquier nazi suisse, François Genoud dans l’aide apportée au FLN et à toute la mouvance anti-israélienne. Longue histoire que le président Tebboune parait ne pas connaitre. Ajoutons le massacre de Mélouza (1957), commis par une unité du FLN pilotée par Mohamedi Saïd, ancien déserteur de l’armée française, passé chez les allemands et devenu membre de la SS. Regarder les horreurs commises dans cette guerre ne peut être le fait d’un regard borgne.
Boualem Sansal est désormais l’otage de cette mécanique complotiste, devenue un système d’explication du monde. Voilà deux mois que cet esprit libre est victime d’un délit d’opinion. Toute son œuvre est un hymne à la liberté et à la vérité. Si l’ironie caractérise son écriture, elle est dépourvue de toute insulte, de tout esprit de médisance. Cet homme possède une plume limpide, débarrassée de tout charabia conceptuel. Quand il parle, « machin », « truc » ou « chose » sont autant d’outils de langage qu’il utilise pour fluidifier, dénouer les glissements de sens.
Trop de gens innocents ont payé du prix du sang, leur non-respect des dogmes, des théories religieuses, spiritualistes ou pseudo-scientifiques.
C’est un déshonneur pour l’Algérie que de faire usage de calomnie à l’encontre de Boualem Sansal. Tandis que la France remercie et honore deux grands écrivains francophones d’origine algérienne, Kamel Daoud et Boualem Sansal, les voilà reniés par leur patrie d’origine, mais reçus à bras ouverts par et dans la littérature française. Rachid Mimouni, Kateb Yacine, Mouloud Ferraoun avaient su comprendre ce paradoxe : la République française avait, en même temps, apporté l’esprit des Lumières dans les bagages de la colonisation . L’émir Abdelkader l’avait compris, tout comme Mohamed V ou Bourguiba. En perpétuant une guerre sans fin contre l’ancienne puissance coloniale, le Président Tebboune interdit à son peuple de penser son propre passé à défaut de penser son avenir.
La culture du ressentiment ne fait pas office de projet politique.
Comment l’Algérie peut-elle ne pas comprendre qu’elle se débarrasse du meilleur d’elle-même ? La liberté pour Boualem Sansal est bien sûr d’abord l’affaire des Algériens, mais elle est aussi devenue la nôtre, en France. Sa liberté est l’affaire de tous ceux qui veulent vivre libres.
Jacques Tarnero