16 novembre 2024, Boualem Sansal est arrêté. Toujours pas rentré. Stop. Et s’il mourait en prison ? La France aurait-elle perdu la bataille de la liberté d’expression ?
Dans son rapport remis au Président de la République[1] sur les Questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie[2], Benjamin Stora conclut qu’ « il faut aller vers plus de vérités », pour réparer notre passé commun avec le plus grand pays d’Afrique. Mais l’incarcération de Boualem Sansal vient d’hypothéquer l’avenir.
A l’heure où j’écris cet article, l’Algérie a expulsé 12 agents diplomatiques. La France a rappelé son ambassadeur. La crise entre nos deux pays est la pire que nous ayons connue depuis 1962.
Symbole du muselage de la liberté d’expression, l’arrestation de Boualem Sansal mime la crispation d’un régime arc-bouté sur le contrôle des corps, des coeurs et des esprits. Ni la diplomatie française, ni les éructations suscitées par quelque agenda politique intérieur n’ont réussi à faire libérer l’écrivain. En France-même, des intellectuels parmi les plus engagés en faveur de la liberté d’expression défendent Boualem du bout des lèvres, tandis qu’une grande partie de la droite a fait de son soutien la caisse de résonance de sa propre peur. De là à fantasmer l’emprise islamique sur la société française tout entière, il n’y a qu’un pas… Mais tel n’est pas le sujet. A moins que ? Une chose est sûre : la politique parle, la littérature se tait. Alors, quelle voies pour une libération ?
Boualem Sansal écrivait en 2024 qu’au spectacle de la fin du monde, les gens croiraient aux miracles jusqu’à la fin[3]. Sommes-nous à la fin ? Avec lui, nous pouvons d’ores et déjà nous y résoudre : « la peur, il vaut mieux l’accompagner que la suivre[4] ». Et de tirer les leçons d’une crise tentaculaire entre nos deux pays, en s’appuyant sur les ressources d’une oeuvre où le désespoir accouche de la possibilité d’une île[5]. Tel est le pari de ma nouvelle contribution à La Revue politique et parlementaire : interroger les enjeux de la liberté d’expression(s) à partir de l’oeuvre et de l’homme.
« Notre père, Boualem Sansal, a 80 ans. Il est malade. Il est écrivain. Et il est enfermé », crient ses deux filles dans un lettre ouverte au Président Macron[6]. Et la France ? Notre pays travaille-t-il suffisamment pour faire libérer le plus français des Algériens ?
« Je suis sur toutes les listes noires[7] », confiait l’auteur du Serment des Barbares. Lui qui récusait toutes les étiquettes sinon celle de notre France ouverte, universaliste et universatile. C’était écrit : l’Histoire a voulu que la crise emporte avec elle l’histoire de Boualem Sansal, dans une péripétie digne des seuls grands destins. La crise migratoire et le revirement français sur le Sahara occidental ont incontestablement aggravé le ressentiment d’Alger à l’égard de Paris : il n’est donc pas exagéré d’affirmer que le sort réservé à l’écrivain est une prise d’otage[8]. Or, ceux qui en font l’expérience le savent. Chaque prise d’otage est unique et requiert la mobilisation de moyens propres, indépendamment de tout protocole systématique[9] : « Sur une prise d’otage (…) la colère, la rigidité, l’imposition de sa vision, ne fait que d’augmenter l’opposition de « l’autre » ». Autrement dit, ni la diplomatie du torse bombé[10], ni les fantasmes de délégation de service public lié à la gestion des OQTF en outre-mer[11] ne mèneront nulle part. Et certainement pas à la libération de Boualem Sansal.
Et si la solution se trouvait plutôt dans la parole, que veut museler le régime algérien ? Surtout depuis les purges consécutives au Hirak ? « Qui contrôle le verbe contrôle la vie », affirme Boualem Sansal dans une interview au Figaro[12]. Comment croire qu’une libération serait possible, quand les dirigeants de nos deux pays respectifs ne parlent plus la même langue, comme l’attestent leurs lectures divergentes de la Convention de Vienne ? Aussi paradoxale qu’elle puisse paraître, la parole n’est jamais aussi puissante que lorsqu’elle est organisée et qu’elle sait trouver sa propre fin. Loin de l’escalade et de la surenchère. Peut-être faut-il se taire pour faire. « Parce qu‘il ne s‘agit plus simplement de dialoguer, il s‘agit d‘agir et de construire maintenant, tout de suite, ensemble. A voir la situation politique, économique et sociale dans certaines parties du monde méditerranéen, à voir les conflits qui les déchirent à plusieurs endroits, à voir les inégalités souvent si grandes et la misère si criante, à constater, comme l‘actualité nous en donne chaque jour l‘occasion, le retour de la violence primitive à travers toutes les formes du fanatisme religieux et du terrorisme, je veux me demander devant vous si depuis quelques décennies nous n‘avons pas trop parlé et pas assez agi[13]. » Ces mots sont ceux de l’ancien président Nicolas Sarkozy, en 2007. 20 ans après, nos deux pays restent enfermés dans une spirale identitaire qui désordonne la parole et paralyse l’action. Une affaire « simple et compliquée, sans être absurde », dirait Boualem Sansal[14].
21 avril 2025. La France condamnée apparente à l’impuissance. Stop. Boualem Sansal n’entrera pas à l’Académie Française. Stop. Tout au plus est-il en mesure d’attendre la grâce présidentielle, voire une peine avec sursis, prélude au bannissement.
Sansal savait : il n’a jamais quitté son pays puisque les voies de la liberté se nichent aussi bien dans le dialogue qui sait s’ouvrir au silence qu’au coeur-même de l’histoire algérienne.
Fruit d’une longue sédimentation, l’histoire de l’Algérie moderne est à l’image de sa société. Composite, marquée par des héritages complexes, des évolutions (trop) rapides. Aux anciens clivages ont succédé les fractures nouvelles d’une « l’Algérie plurielle[15] », à la recherche de son identité non imposée. Boualem Sansal le sait, qui rappelle qu’il en va de l’Histoire comme de la nature humaine et des pays du monde. Elle est « toute dans l’ambiguïté du pluriel mais se veut une et indivisible. Or, qui ne le sait pas, en chaque chose il y a toujours plus d’hypothèses que de conclusions[16]. » L’accueil d’une plus grande liberté d’expression en Algérie est indissociable de la reconnaissance de sa pluralité ontologique. Il est relativement simple de tenir un tel propos en France ; impensable en Algérie. Or, la liberté d’expression des points de vue est en tous points semblables à celle de la langue, dans un pays où l’arabe reste celle de l’Etat, de l’enseignement et du pouvoir, à rebours des aspirations culturelles. Comme l’atteste par exemple la stratégie de containement de la langue amazighe. Sans reconnaissance de la diversité des langues et des traditions culturelles des cultures minoritaires, la prime ira au nationalisme d’exclusion, qui interdit en fait de penser, de rêver d’écrire (en) plusieurs langues.
Mais la libération d’un écrivain n’attend pas. Encore moins celle de Boualem Sansal. L’homme qui survit à ses propres disparitions, comme après le tremblement de terre à Boumerdes, en 2003[17]. Avant-même sa naissance, Sansal fit l’expérience du rejet : mère française, père algérien. Mariage qui porte en creux le sceau d’un divorce. Sansal, non-algérien[18], juif algérien, sommé de choisir un avocat « non juif » par les autorités de son propre pays, sait combien l’ostracisme est susceptible de reconduire à l’ostracisme et au drame de la frontière, de l’exclusion et de la mort. C’est à ce titre-là (aussi) qu’il faut lire 2084 : comme une plongée dans l’horreur du totalitarisme islamiste, mais aussi comme le miroir inversé de nos propres démons. A fortiori en 2025, quand tous les populismes du monde, fondés sur la peur et l’ignorance pourraient finalement « s’unir » contre la démocratie. Comme l’écriture sourd aux tréfonds du désespoir, le rejet de la parole de l’autre et de son écriture vient de sa méconnaissance. C’est pourquoi par l’exemple, Sansal nous engage à témoigner, à transmettre – lui qui n’a jamais cessé d’enseigner, dans un triple souci moral, politique et même esthétique. En fait, aucune solution mémorielle ne pourrait faire l’économie de l’enseignement de la liberté d’expression, dont le propédeutique consiste dans le voisinage de l’autre et la confrontation dialogique, dialectique et philosophique des points de vues opposées. La situation est donc par définition tragique ; que Sansal soit libéré ou non, cet effort interviendra trop tard. Nous sommes pourtant sommés de ne pas y renoncer, puisque « c‘est en apprenant chacun la langue et la culture de l‘autre que nos enfants apprendront à se connaître et à se comprendre (…) que la pluralité des langues et des cultures est une richesse qu‘il nous faut à tout prix préserver », rêvait Nicolas Sarkozy[19]. Voeu pieu ?
Par son œuvre et son infatigable engagement au service de la polyphonie littéraire et politique, Boualem Sansal incarne la dissidence. Non pas comme une posture, encore moins comme un personnage. Mais comme un homme pour qui elle n’est pas un choix politique, mais une seule raison d’être. Son arrestation n’est pas seulement le signe d’une lutte pour la liberté d’expression. Elle est le symptôme de la souffrance d’un peuple pluriel, condamné à rejeter son étranger proche, réifié par le mythe qu’est devenu l’Algérie dans l’oeil et la bouche de ses enfants. L’embrasement des conflits mémoriels et géopolitiques entre la France et l’Algérie les condamne à se redéfinir constamment dans le miroir du passé jamais dépassé, requiem pour l’avenir.
Mais demain, le plus français des Algériens et le plus algérien des Français sera libre. Un rêve ? Il faut bien se raconter des histoires pour vivre.
Axelle Girard
[1] Emmanuel Macron est, de tous les présidents de la République, celui qui s’est le plus fortement engagé dans la voie du dialogue avec Alger. Ses efforts, notamment en matière de reconnaissance des crimes de la colonisation, est sans précédent.
[2] https://www.vie-publique.fr/files/rapport/pdf/278186.pdf
[3] Vivre, Gallimard, Paris : 2024
[4] Dis-moi le Paradis, Gallimard, Paris : 2003
[5] En référence au roman de Michel Houellebecq, qui dessine la persistance d’un idéal intrinsèquement ambivalent mais possible (?)
[6] https://www.lefigaro.fr/vox/monde/monsieur-le-president-de-la-republique-n-oubliez-pas-notre-pere-la-lettre-ouverte-des-filles-de-boualem-sansal-20250415
[7] https://www.lepoint.fr/societe/boualem-sansal-je-suis-sur-toutes-les-listes-noires-22-10-2023-2540325_23.php
[8] https://www.revuepolitique.fr/linfamie-dune-condamnation-boualem-sansal-otage-dun-regime-a-la-derive/
[9] https://www.linkedin.com/posts/bernard-thellier-b5155327_sur-une-prise-dotage-les-mots-qui-sortaient-activity-7233752540394196992-Pq9F/?originalSubdomain=fr
[10] https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/algerie/crise-entre-l-algerie-et-la-france-bruno-retailleau-n-exclut-pas-qu-il-faille-monter-en-puissance-dans-la-reponse_7194543.html
[11] https://www.lemonde.fr/politique/article/2025/04/09/laurent-wauquiez-veut-envoyer-les-etrangers-sous-oqtf-a-saint-pierre-et-miquelon-une-methode-de-colon-denonce-manuel-valls_6592817_823448.html
[12] https://www.tribunejuive.info/2024/09/22/boualem-sansal-la-france-est-un-pays-a-la-ramasse-qui-vit-sur-des-gloires-passees-par-alexandre-devecchio/#google_vignette
[13] https://www.elysee.fr/nicolas-sarkozy/2007/12/05/declaration-de-m-nicolas-sarkozy-president-de-la-republique-sur-les-relations-franco-algeriennes-et-sur-lentente-entre-le-judaisme-le-christianisme-et-lislam-a-constantine-le-5-decembre-2007
[14] 2084 : La Fin du monde, Gallimard : Paris, 2015
[15] https://www.editions-harmattan.fr/catalogue/livre/de-lautre-cote-de-la-mer/5048?srsltid=AfmBOoqDdThv3-KSzBQqSPoe0R7kS0LAd7aLXx6K8Bu1CQqhesT1X0yj
[16] Le train d’Erlingen ou La métamorphose de Dieu, Gallimard, Paris : 2018
[17] Le tremblement de terre fait 1382 morts, plus de 10 000 blessés, au moins 1382 morts.
[18] Boualem Sansal rapporte qu’une Ministre de la Culture a déclaré qu’il n’était pas algérien: https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/a-voix-nue/boualem-sansal-dissidence-5-5-cinquieme-episode-1770017
[19] Discours de Nicolas Sarkozy prononcé à Constantine devant des étudiants algériens en 2007.