Que la Première ministre fasse mine de s’étonner que l’opposition parlementaire refuse de participer à une nouvelle Assemblée des notables1 n’a rien d’étonnant au temps de la propagande érigée en « communication ». Qu’à l’occasion, les commentateurs attitrés négligent de rappeler que le Conseil national de la Résistance, référence implicite du titre de la nouvelle invention présidentielle, avait été créé pour pallier l’absence de Parlement digne de ce nom est plus troublant. Qu’ils ignorent, pour la plupart, qu’après avoir étudié la vaine possibilité d’user de la loi « de Tréveneuc », du 15 février 1872, les responsables de la France libre et de la Résistance aient finalement choisi cette formule, passe encore… Mais qu’ils n’attirent pas l’attention du public sur le détournement de pouvoir dont les participants à ce « conseil » vont être les complices, voilà qui est beaucoup plus inquiétant quant à l’avenir de nos institutions républicaines et démocratiques. Les uns et les autres manifestent ainsi qu’ils sont prêts à d’autres pratiques, d’un autre temps, sinon de l’ « ancien temps ». Le Président du Sénat l’a clairement écrit dans la lettre qu’il a adressée à l’Élysée et dans laquelle il a exprimé sa « réticence par rapport à ce projet de Conseil national de la refondation qui, par le risque de confusion qu’il recèle et les incertitudes qui demeurent sur son rôle véritable, est perçu comme une forme de contournement du Parlement, c’est-à-dire de la représentation nationale. »
Certes, l’abondance d’informations sur l’évolution du climat ainsi que de la guerre en Ukraine et de leurs conséquences, plus ou moins exactes, déversée ces dernières semaines, vise à dissuader les citoyens de se préoccuper de ce qui leur est suggéré comme n’étant qu’un épiphénomène du microcosme politique parisien. Certains vont même jusqu’à relever que le refus manifesté par Gérard Larcher ne serait qu’une preuve supplémentaire, à leurs yeux, de l’inutilité du Sénat… alors qu’au contraire, c’est justement tout à l’honneur de cette institution majeure de la République que d’avoir un Président qui défend ainsi publiquement le principe même du rôle du Parlement.
Mais l’intérêt de ce débat fondamental est peut-être aussi, ailleurs.
Il se pourrait qu’il réside dans la difficulté que notre société rencontre à donner un sens précis et exact aux mots et à ce qu’ils expriment.
Trois illustrations récentes, concernant les rapports entre les collectivités territoriales et l’État, fournissent des informations précieuses sur la dégradation, involontaire ou non, de la qualité des propos.
Il s’est agi d’abord de la passe d’armes qui eut lieu au Parlement, en vue d’obtenir que le budget national supporte, ou pas, les conséquences de l’augmentation du RSA.
Le 2 août, devant le Sénat, le ministre de l’Economie et des Finances céda devant l’insistance des élus et lâcha : « Après de longs débats, nous avons également accepté de compenser la hausse du revenu de solidarité active, le RSA, au niveau des départements, pour un montant de 120 millions d’euros. » Accepté ? ! Selon l’Académie, le verbe signifie, notamment, supporter avec résignation. En était-il ainsi alors que, depuis des lustres, « l’idée que la compensation financière des transferts de compétences relève désormais d’une double dimension : une exigence constitutionnelle dans les rapports entre l’État et les collectivités territoriales au sens de l’article 72-2 de la Constitution2 » ? Le Conseil constitutionnel avait même eu l’occasion, le 29 décembre 2003, de préciser que ce transfert du RMI aux départements – à l’époque – se devait de respecter « le principe de l’équivalence entre les charges constatées à la date du transfert et les ressources transférées ». Bref, le Gouvernement n’a rien eu à accepter mais seulement à reconnaître ce que la loi imposait, à savoir la compensation d’une charge transférée de l’État aux départements. Il s’agissait tout bonnement de payer une dette, certaine et liquide.
En sens inverse, ce furent les collectivités et leurs défenseurs parlementaires qui réclamèrent, au même moment ce que le rapporteur général de la commission sénatoriale des finances exprima ainsi : « Les collectivités territoriales sont confrontées à des hausses de charges non prévues dans l’élaboration du budget, liées à la revalorisation du point d’indice et à l’inflation des produits énergétiques et alimentaires. », et de reconnaître que si « Initialement, le Gouvernement n’avait pas prévu de compensation financière. Les députés ont accompli une partie du travail. ». Le sénateur socialiste Sébastien Pla ne fit que partager l’opinion de nombreux autres parlementaires de toutes tendances, quand il interpella le ministre : « Nous voulons une compensation à l’euro près de l’augmentation de 3,5 % du point d’indice. À l’État d’assumer lorsqu’il décide en lieu et place des collectivités territoriales ! La revalorisation leur a été imposée en milieu d’année, alors que leur budget était déjà calé. »
De quoi s’agissait-il exactement ? De ralentir (sinon de mettre fin !) à la constante et importante dégradation du pouvoir d’achat des fonctionnaires actifs et retraités, notamment locaux, dont l’indice de rémunération était quasiment gelé depuis douze ans. D’après les calculs les plus sérieux, l’écart entre 2010 et 2022 devrait avoisiner 18 %, dû tout autant à l’inflation qu’aux augmentations de la fiscalité et de la CSG, pendant les précédents quinquennats… et il ne s’est agi que d’accorder 3,5 %3 ; et pourtant cela est apparu aux élus locaux, relayés par les parlementaires, comme insupportable par les budgets des collectivités. L’était-ce ? Probablement, car contrairement à ce que contesta vigoureusement le maire de Charleville-Mézières lors d’une rencontre organisée par Sciences Po, il y a quelques années, opinion que j’avais eu l’occasion de développer alors, le blocage des rémunérations des actifs et des retraités locaux avait permis aux collectivités d’équilibrer des budgets mis à mal par les restrictions imposées par l’État ainsi que l’évolution des prix et des dépenses décidées par leurs élus. Il était évident que, lorsque les charges de personnel, représentant plus de 30 % des dépenses de l’ensemble du secteur public local, avaient été bloquées pendant plusieurs années, la réalisation de l’équilibre des budgets en avait été facilité. Autrement dit de manière non orthodoxe, le manque à gagner supporté par les agents équivalait à l’impôt qu’il aurait fallu faire payer aux contribuables, si l’on avait continué à rémunérer les premiers plus correctement…
C’est donc bien aux contribuables locaux que devrait revenir le soin de financer la faible revalorisation de la valeur du point, et non au budget national.
Finalement, la sénatrice écologique, Raymonde Poncet-Monge, résuma précisément la situation : « Le rehaussement du point d’indice est une mesure minimale, après des années de gel, mais difficile à assumer pour les collectivités territoriales dont les finances s’amoindrissent d’année en année. Faute de ressources dynamiques, elles verront leur capacité d’autofinancement se dégrader alors qu’elles doivent investir dans la transition écologique et dans le traitement de l’urgence sociale. Il faut donc compenser. »
L’enjeu réel ne résidait donc pas dans l’imputation d’une partie des dépenses du personnel local au budget de la nation – sauf à envisager… ou à souhaiter… l’étatisation de la fonction publique territoriale ? – mais dans la réforme de fond, toujours repoussée, de la fiscalité locale réduite à peau de chagrin depuis plus de dix ans.
Enfin et en marge de ces débats parlementaires estivaux, fut réglée une fois pour toute – espérons-le ! – la délicate question du temps de travail des agents de certaines collectivités territoriales. Depuis plus de vingt ans, il est entendu qu’en France, la durée hebdomadaire de travail commune à tous, tant dans le secteur privé que public, est de 35 heures, hormis de nombreuses dérogations justifiées par des tâches et des contraintes particulières. Pour la majorité des salariés, c’est la règle.
Or, dans certaines collectivités, des arrangements locaux antérieurs plus favorables aux agents ont été maintenus, soit au bénéfice de tous les services, soit pour certains d’entre eux.
La situation était connue à tel point, qu’en privé, Michel Delebarre – alors maire de Dunkerque – avouait avec l’humour qu’on lui connaissait, que dans sa ville on allait bien respecter la loi et « passer aux 35 heures », mais lentement : « …33 heures… 34 heures… 35 heures ! ». Peu à peu, en effet, les plus récalcitrantes des collectivités finirent par appliquer la loi, ce qui ne manque pas de piquant quand on se souvient que, d’après le Code général des collectivités territoriales, « Le maire est chargé, sous l’autorité du représentant de l’État dans le département : 1° De la publication et de l’exécution des lois et règlements (…) ». Seules quelques communes résistèrent encore et pas des moindres puisque le village de Paris en faisait partie. Il a fallu que le Conseil constitutionnel intervienne pour rappeler l’évidence, par une décision du 29 juillet 2022 : « le législateur a entendu contribuer à l’harmonisation de la durée du temps de travail au sein de la fonction publique territoriale ainsi qu’avec la fonction publique de l’État afin de réduire les inégalités entre les agents et faciliter leur mobilité. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d’intérêt général. » Comme telle, la libre administration des collectivités, dans notre système tel qu’il est, ne pouvait pas justifier que l’on se dispense de respecter la loi.
Mais, là encore comme dans les deux exemples précédents, derrière les mots des uns et des autres, les enjeux ont été dissimulés – au mieux –, niés – au pire –. Comment envisager de « refonder » la démocratie, tant que nous ne nous débarrasserons pas, tous ensemble, de cette détestable pratique, pour nous exprimer enfin, en termes précis et posés ?
Hugues Clepkens
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