L’idée que l’Europe est en crise n’est pas nouvelle. On la voit notamment apparaître au sortir de la Première Guerre mondiale, chez plusieurs intellectuels, dont Paul Valéry, lequel fait part de ses craintes sur le devenir de l’Europe dans un texte en particulier, La Crise de l’Esprit (1919). Matthieu Creson, enseignant, conférencier, chercheur associé à l’Institut libéral, nous invite à redécouvrir ce texte écrit il y a tout juste un peu plus de cent ans et qui conserve aujourd’hui toute sa pertinence.
La Crise de l’Esprit de Valéry est une œuvre éminemment personnelle tout en étant représentative du moment historique et critique dans lequel elle s’inscrit. Au sortir de la Première Guerre mondiale, l’Europe est exsangue, détruite de l’intérieur par un conflit meurtrier sans précédent, ayant confiné au cataclysme. L’idéologie des Lumières selon laquelle le progrès des sciences et de la connaissance engendrerait nécessairement le progrès moral et politique semble tragiquement infirmée par l’expérience de la guerre. Les sciences, comme le rappelle Valéry, n’avaient en effet jamais été aussi fécondes, l’instruction aussi répandue, ni le progrès aussi diffus qu’en 1914. Or, cette dynamique du progrès des techniques et des savoirs semble avoir engendré un retournement complet des valeurs qui, jusqu’alors, avaient sous-tendu l’idée d’Europe. Que révèle au juste cette guerre fratricide intereuropéenne comme jamais l’Europe ni le monde n’en avaient connue, et qui a du reste très largement débordé les frontières de la seule Europe ? Que peut-elle nous dire sur les devenirs possibles de la civilisation européenne et des autres grands ensembles mondiaux ?
Valéry estime que la survenue de cette conflagration mortelle qu’on devait appeler plus tard la Première Guerre mondiale fut révélatrice d’un mal particulièrement aigu dont l’Europe a souffert, et dont elle souffre encore au premier chef, un mal qu’il baptise « crise de l’Esprit ».
Mais qu’entendait-il par là exactement ?
La « crise de l’Esprit » : mélancolie et inquiétude face à la l’éventualité d’une décadence de l’Europe
Dans son Lexique de culture générale (Paris, PUF, 2002), Eric Cobast écrit : « Krisis appartient au vocabulaire de la médecine. Le mot désigne le moment de vérité de la maladie. Lorsque celle-ci se déclare par des symptômes, il devient possible de l’identifier. (…) Dire d’une société qu’elle est en crise, c’est avancer qu’elle est malade, c’est supposer un état de bonne santé perdu, bref une norme et par conséquent des valeurs. » Le Dictionnaire de l’Académie française ajoute que le mot renvoie aussi à un « trouble profond lié à la remise en cause d’un système ou de principes jusqu’alors indiscutés ».
Si rebattue l’idée de « crise » pût-elle nous paraître aujourd’hui, c’est précisément dans ces termes que plusieurs intellectuels, philosophes ou écrivains de l’entre-deux-guerres, et non des moindres, ont entrepris de penser les enjeux et les maux de leur temps. Valéry n’est du reste pas le seul auteur à s’être fait l’écho des tourments civilisationnels propres à l’entre-deux-guerres. Il y a à cette époque une véritable prise de conscience de l’existence d’une « crise », au sens déjà médical du terme, touchant au cœur même de la civilisation européenne, au plus profond de ses valeurs et de ce qui la définit. Notons que la notion de crise déborde ici ses acceptions strictement militaire, politique ou économique, pour désigner un problème essentiellement identitaire, renvoyant aux fondements mêmes de la civilisation européenne.
Ainsi Husserl écrit-il dans les années 1930 La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale – paru à titre posthume -, de même qu’il prononce à Vienne une célèbre conférence intitulée La Crise de l’humanité européenne et la philosophie, dans l’introduction de laquelle il recourt lui aussi explicitement au lexique de la médecine et évoque la « maladie de l’Europe ». Si cette crise est pour lui fondamentalement une crise du sens et une crise de la raison, celle dont traite Valéry dans La Crise de l’Esprit participe d’une inquiétude sans doute plus vertigineuse encore, et d’une autre nature : la peur de voir subitement s’effondrer cette civilisation multiséculaire de l’esprit qu’est pour lui l’Europe. Au demeurant, cette inquiétude exprimée par Valéry en 1919 n’est aucunement une inquiétude de circonstance, imputable au seul contexte de l’immédiat après-guerre ; elle le suivra au contraire durant toute sa carrière d’écrivain, comme en témoigne par exemple ce passage des Regards sur le monde actuel (Paris, Gallimard, 1945, p. 82-83) :
« La malheureuse Europe est en proie à une crise de bêtise, de crédulité et de bestialité trop évidente. Il n’est pas impossible que notre vieille et richissime culture se dégrade au dernier point en quelques années. J’ai déjà écrit il y a vingt ans : « Nous autres civilisations, nous savons à présent que nous sommes mortelles… » Tout ce qui s’est passé depuis ce moment n’a fait qu’accroître le péril mortel que je signalais. »
Ce sentiment de vivre peut-être une époque crépusculaire, les derniers spasmes d’une civilisation possiblement engloutie à jamais, se retrouvera encore par exemple, quoique dans une perspective différente, chez Freud, dans Malaise dans la civilisation (1930).
Déjà, dans son Déclin de l’Occident (1918), soit à peine un an avant la parution de La Crise de l’Esprit, Spengler entreprenait quant à lui de brosser – ainsi que son ouvrage est sous-titré – l’« esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle ».
En outre, Valéry pense, à l’instar d’un Toynbee, et pour reprendre le propos de ce dernier, que « les civilisations meurent par suicide, non par meurtre » ; comme lui, il pense que les civilisations ne peuvent se délimiter qu’à l’aune de critères d’ordre culturel ; mais, à l’inverse de ce que pense l’historien britannique, la civilisation européenne ne peut être dissociée de la civilisation gréco-romaine qui, au contraire, la sous-tend. Et surtout, Valéry s’interroge plus spécifiquement sur le cas de « l’Esprit européen » et sur son évolution future, tandis que Toynbee, en « grammairien » des civilisations, s’emploie à dresser la cartographie de ces dernières, présentes ou passées. Ainsi la « crise de l’Esprit » soulevée par la Grande Guerre conduit-elle Valéry à exprimer dès 1919 ses doutes les plus profonds, à s’interroger sur le devenir de l’Europe à travers l’alternative suivante :
« L’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ? L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire un petit cap du continent asiatique ? Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? » (La Crise de l’Esprit.)
Cela dit, le propos de Valéry dans La Crise de l’Esprit peut-il être perçu comme simple lamentation pathétique devant cette double tragédie que représentent d’une part cette guerre qui a atteint un niveau de destruction sans précédent dans l’histoire humaine, et, d’autre part, la situation dans laquelle l’Europe a été plongée en 1918 ? Revenant sans cesse sur le caractère vulnérable de la civilisation européenne – et dont la guerre a constitué à cet égard le révélateur autant que le catalyseur -, Valéry écrit par exemple dans Regards sur le monde actuel que « le résultat immédiat de la Grande Guerre fut ce qu’il devait être : il n’a fait qu’accuser et précipiter le mouvement de décadence de l’Europe ». Loin de n’être qu’un écrivain contemplatif (tout en se gardant de déchoir dans ce que Julien Benda nommera en 1927 la « trahison des clercs » dans l’essai du même nom), Valéry paraît au contraire jouer à sa façon le rôle d’un intellectuel engagé dans les problèmes de son temps, et d’une manière que n’eût sans doute pas désavouée Julien Benda lui-même.
Ainsi Valéry paraît-il s’inscrire dans une tradition intellectuelle de mise en garde face à un danger jugé mortel pour la civilisation, une tradition qui remonte d’ailleurs peut-être à l’Antiquité avec Démosthène.
(On se rappelle en effet que Démosthène avait tenté, dans ses Philippiques, de convaincre les Athéniens d’entrer en guerre contre Philippe II de Macédoine qui les menaçait.)
Ainsi donc, le lamento valéryen incarné, dans la « Première Lettre » de La Crise de l’Esprit, par la figure d’Hamlet contemplant les débris d’une Europe de l’intelligence et de la culture désormais ruinée, fait-il place dans la « Deuxième lettre » à l’autre volet de ce que Valéry entend par « crise de l’Esprit » : une mise en question de la prépondérance européenne dans le monde, et ce dans les domaines spirituel, culturel et politique. La prise de conscience des ravages du cataclysme mondial débouche sur un scepticisme affiché par l’auteur quant à la capacité de l’Europe à maintenir sa suprématie planétaire dans les secteurs les plus divers, et à conserver ce qui a longtemps fait toute la singularité et toute la richesse de sa culture. Mais cette mise en question aboutira également à une interroga tion plus essentielle encore, celle de l’identité et des fondements mêmes de l’Europe. Ce sera l’objet de la fameuse « Note (ou l’Européen) » ajoutée en 1924. Ainsi l’ordre suivi par Valéry dans La Crise, depuis la première « Lettre » jusqu’à la « Note », correspond-il aux principales étapes de sa réflexion autour de la notion de « crise de l’Esprit », et, partant, aux différents sens revêtus par celle-ci. Valéry a donc, dès 1922, jeté l’ensemble des bases de ce qu’il entend par « crise de l’Esprit », ses écrits ultérieurs (La Liberté de l’Esprit, La Politique de l’Esprit, Le Bilan de l’Intelligence) venant développer et préciser ce qu’il énonçait déjà en 1919 ou 1922.
La « crise de l’Esprit » : une crise de « l’Esprit européen » doublée d’une crise de l’identité européenne
Comme souvent, Valéry établit dans ses « essais quasi politiques », selon la formule de Jean Hytier (voir Paul Valéry, Œuvres, J. Hytier éd., Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade, 1957) un parallèle entre l’Esprit et la civilisation européenne. Pour Valéry, il ne semble pas y avoir de différence entre l’Esprit en général et l’Esprit européen : l’Esprit est par définition pour lui européen. Si donc l’Europe est en crise, c’est qu’il y a une crise plus essentielle « de l’Esprit ». Il s’agit en fait, pour être plus exact, d’une crise de l’identité européenne. Ainsi la « détresse » et l’ « angoisse » des « hommes de l’Esprit » font-ils écho, dans la « Note (ou l’Européen) », à cette perte de confiance, à cette mise en doute non seulement de la place de l’Europe dans le monde, mais aussi de ce qu’elle représente et ne représente plus – Valéry, en effet, ne croit pas à l’Europe comme entité physique ou géographique, mais en tant que produit séculaire de l’Intellect. A lire certains passages de la « Note », d’aucuns pourraient être tentés de taxer Valéry d’un certain « européocentrisme » – Valéry va jusqu’à diviser le monde passé en deux grandes catégories : l’Europe, caractérisée par son dynamisme, et le reste du monde, caractérisé quant à lui par son statisme – bien que ses idées sur la grandeur de l’Europe d’autrefois correspondent il est vrai à ce que nombre de devanciers ou de contemporains tenaient alors pour une simple constatation de fait, les autorisant ainsi à parler d’« Europe-monde ». Valéry est en vérité loin de négliger ou de minimiser le degré d’accomplissement ou les apports des civilisations extérieures à l’Europe. Pour lui, une civilisation n’est pas tant le résultat de ce qu’elle est que de ce qu’elle a fait, et de ce qu’elle continue à faire. Le « faire » est, davantage que l’ « être », le ressort premier de l’identité civilisationnelle. Ainsi Valéry peut-il écrire dans la « Deuxième Lettre » :
« Les autres parties du monde, ont eu des civilisations admirables, des poètes de premier ordre, et même des savants. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique : le plus intense pouvoir émissif uni au plus intense pouvoir absorbant. Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout »
Née à l’origine sur les bords de la Méditerranée, l’Europe s’est caractérisée dès l’abord par sa dynamique incomparable de production, d’échanges et de compénétration des idées et des cultures.
L’Europe s’est aussi prodigieusement ouverte, nous dit Valéry, aux autres aires culturelles que la sienne (Extrême-Orient, Amérique, etc.), elle a assimilé tout ce dont elle a pu se nourrir, tout ce qui pouvait s’intégrer à sa culture propre. Les prémices de la « crise » de l’Europe – qui, encore une fois, est décrite par Valéry comme une crise de « l’Esprit européen » – apparaissent dès lors comme la conséquence de ce que nous pourrions appeler « l’emballement » de la machine européenne : Valéry lui-même parle dans « La Note » du passage de l’état originel de l’Europe (« un marché méditerranéen ») à son état futur (« vaste usine » intellectuelle, « machine à transformations »). (On notera ici le recours chez Valéry, en tant que moyen d’illustrer la crise de l’Esprit européen, au double champ lexical de l’industrialisation et de l’urbanisation : « Enfin, cette Europe peu à peu se construit comme une ville gigantesque. ») Finalement, Valéry aboutit moins à une définition de l’Europe qu’à une définition de l’Esprit européen : car l’Esprit européen n’est pas nécessairement confiné à la seule Europe, il peut parfaitement migrer, se diffuser et s’implanter ailleurs, comme en Amérique, cette « projection de l’Esprit européen », comme il le dit lui-même. Valéry le confiera : chaque fois qu’il désespère de l’Europe, il tend à reporter sa confiance vers l’Amérique, investie qu’elle est selon lui par l’esprit européen. En ce sens, on peut considérer qu’un des aspects majeurs de la « crise de l’Esprit » est le décalage croissant qui semble exister entre là où opère désormais à plein l’Esprit européen et l’Europe elle-même. En ce sens, Valéry appelle l’Europe à recouvrer les fondements mêmes de l’esprit européen, qu’elle a vu naître, croître et décliner en son sein.
Comment l’esprit européen a-t-il pu déserter son berceau civilisationnel pour s’implanter jusqu’en des aires géographiques lointaines, et ainsi donner naissance à des cultures stimulées ou revitalisées par lui, à des nations nouvellement concurrentes de l’Europe ? C’est que, nous dit Valéry, l’Europe s’est « précipitée hors d’elle-même » ; elle a commis l’imprudence et l’erreur de partir « à la conquête des terres ». Apportant les bienfaits de ses lumières et de sa science à des pays qui ne l’ont pas forcément payée de retour, l’Europe ne s’est donc pas aperçue qu’elle travaillait contre son propre intérêt, qu’elle précipitait ce faisant son déclin, tout en favorisant l’essor d’autres civilisations qu’elle-même. « Et donc, la balance qui penchait de notre côté, écrit Valéry, quoique nous paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter, – comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces proportionnelles aux masses ! » Il nous semble donc permis de voir ici une vigoureuse critique de la part de Valéry de l’expansionnisme et de la colonisation exercés au-dehors par les Européens. Aussi pourrait-on faire la remarque suivante : comme nous l’avons indiqué plus haut, Valéry s’inscrirait peut-être en faux contre le principe même de ce que nous avons appelé l’ « exception culturelle », car, selon lui, il n’y aurait pas eu de culture européenne, il n’y aurait pas eu d’esprit européen si les peuples n’avaient pu se livrer initialement à des échanges de marchandises, enfin et surtout d’idées et de connaissances. L’Europe aussi s’est nourrie, par son pouvoir absorbant, des idées et des cultures émanant d’autres sphères civilisationnelles qu’elle-même. Or le principe même de la compénétration des sciences et des cultures implique nécessairement une réciprocité dans l’échange : ainsi donc, à moins de substituer la réclusion à l’ouverture – en langage moderne, le protectionnisme culturel à la liberté des échanges – l’Europe apparaît-elle pour ainsi dire condamnée à livrer les secrets de l’esprit européen, dont elle peut revendiquer la paternité mais non plus le monopole.
Un autre aspect de la « crise de l’Esprit » pourrait se formuler de la manière suivante : comment faire à nouveau prendre conscience aux peuples qui ont jadis été mus par l’esprit européen qu’ils appartiennent finalement à une même entité civilisationnelle ? Etablir clairement ce qu’est un « Européen », mettre en lumière le commun dénominateur spirituel unissant les peuples qui ont originellement cohabité et travaillé ensemble, avant de se déchirer mutuellement par d’innombrables guerres successives, dont la Grande Guerre constitue alors l’exemple le plus pathétique et le plus sanglant, c’est aussi peut-être le moyen le plus sûr de pacifier durablement ces mêmes peuples autour des valeurs retrouvées de l’esprit européen.
C’est précisément la raison pour laquelle Valéry s’attachera à définir dans « La Note » (« Mais qui donc est européen ? ») les fondements identitaires de l’Europe. Tout peuple, nous dit Valéry, peut estimer qu’il appartient à la sphère européenne s’il a été influencé successivement par ces trois grands moments fondateurs que sont Rome – qui a légué à l’Europe sa culture juridique -, le christianisme – qui lui a transmis son héritage moral – enfin la Grèce – qui l’a dotée d’une méthode de pensée dont est née la science. Dans ses essais sur l’Europe, Emmanuel Berl raille et caricature ce qu’il juge être la conception valéryenne de l’Europe, à savoir l’équation suivante : Europe = Rome + christianisme + Grèce. Or, l’idée de Valéry est autrement plus subtile que ce à quoi Berl la réduit schématiquement. « Il faut placer dans l’Europe, écrit à cet égard Valéry, tout le littoral de la Méditerranée : Smyrne et Alexandrie sont d’Europe comme Athènes et Marseille ». D’autre part, ainsi que nous l’avons précédemment évoqué, l’Europe se caractérise plus généralement par son pouvoir d’émission, mais aussi son pouvoir d’absorption. Ainsi entrevoit-on l’un des aspects les plus essentiels de la définition valéryenne de l’Europe : l’Europe est avant tout une création de l’Intellect plus qu’un produit de la géographie physique. Ses vraies frontières, c’est-à-dire ses frontières spirituelles, débordent donc de beaucoup ses frontières strictement géographiques. La crise de l’esprit qu’est, sous l’angle ici abordé, la crise de l’identité européenne, ne pourra être enrayée tant que ne sera pas assimilée l’idée qu’il y a « quelque trait bien distinct de la race, de la langue même et de la nationalité, qui unit et assimile les pays de l’Occident et du centre de l’Europe ».
Faire comprendre cela aux peuples et aux hommes d’Etat est l’une des principales missions qui incombent selon Valéry aux intellectuels européens.
Sur le modèle de la Société des Nations (SDN), Valéry appelle en effet de ses vœux la création d’une Société des esprits.
« La Société des esprits n’est pas une fiction, écrit Valéry. Elle a toujours existé, avec une force inégale selon les temps ». Les intellectuels européens doivent donc pour Valéry sortir de leur solitude, et exercer une influence à la fois individuelle et collective sur les peuples et leurs dirigeants pour que soit surmontée cette crise identitaire de l’Europe et afin que l’Europe puisse recouvrer enfin pleinement l’esprit européen qui n’a eu que trop tendance à lui échapper. Dans cette perspective, quelqu’un comme Peter Sloterdijk s’inscrit dans le droit fil de la réflexion valéryenne sur la nécessité d’infuser une vitalité nouvelle à l’Europe de l’Intellect ; l’un des ouvrages sur la question, Si l’Europe s’éveille, fait d’ailleurs expressément référence à La Crise de l’Esprit.
La « crise de l’Esprit » : l’homme européen à l’épreuve de la modernité
Dans Le Bilan de l’intelligence (tiré d’une conférence prononcée en 1935 à l’université des Annales), Valéry dresse l’édifiant constat d’un monde qui, non très différent de celui de 1919, et sous l’effet du même avancement de l’esprit, se transforme sans cesse et de plus en plus vite, engendrant ainsi un désordre grandissant aussi bien pour la société tout entière que pour l’individu. Ainsi le développement de l’esprit a-t-il successivement, et, semble-t-il, irrémédiablement, conduit les hommes vers des stades d’évolution jamais atteints, et dont on ne pouvait prévoir qu’ils le seraient un jour. « L’esprit humain pourra-t-il surmonter ce que l’esprit humain a fait ? », s’interroge Valéry. Cette situation dans laquelle l’homme européen se trouve désormais placé procède directement de ce que nous appelions précédemment « l’emballement » ou l’exacerbation de la machine intellectuelle qui, dès lors, se dérègle et se retourne contre elle-même, induisant chez l’homme une hypertrophie sans précédent de ses besoins originels, de ses comportements physiologiques et spirituels de base.
« Tout se passe dans notre état de civilisation industrielle comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d’après ses propriétés une maladie qu’elle guérisse, une soif qu’elle peut apaiser, une douleur qu’elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d’enrichissement, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. »
On songe ici à la filiation avec Boileau, pour qui « la nature imite l’art », mais aussi et surtout à Epicure, dont la doctrine, confondue à tort avec l’hédonisme, constitue une véritable ascèse, bannissant les besoins autres que strictement naturels et nécessaires. Valéry va même plus loin, et dénonce ainsi dans la modernité une « intoxication insidieuse » : celle-là même qui fait que notre système organique « s’accommode à son poison (et) l’exige bientôt », trouvant « chaque jour la dose insuffisante ». Par suite, cette condamnation de la tendance, née de la modernité, à engendrer chez les peuples et les individus une continuelle inflation de besoins contre-nature, débouche sur le constat amer de l’effritement et de la déliquescence de notre sensibilité, c’est-à-dire, pour Valéry, du ressort même de notre intelligence. Ainsi Valéry peut-il écrire avec humour dans Le Bilan de l’intelligence :
« L’œil, à l’époque de Ronsard, se contentait d’une chandelle, si ce n’est d’une mèche trempée dans l’huile… L’œil, aujourd’hui, réclame vingt, cinquante, cent bougies. L’oreille exige toutes les puissances de l’orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s’accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veux retourner dans la musique des concerts. »
Non contente de s’en tenir à ces fâcheux dérèglements de la vie et de l’esprit, la modernité – qui n’est autre que l’exacerbation de l’esprit qui en vient à travailler contre lui-même -, n’a de cesse d’engendrer de nouvelles contraintes et obligations en tous genres ; ainsi l’esprit entré dans la spirale de la modernité a-t-il provoqué de nouveaux déséquilibres par l’excès d’ordre qu’il appelle et qu’il introduit. Dès lors, c’est l’automatisme qui se substitue toujours un peu plus à la pensée et à la vie, et ce jusqu’à leur épuisement le plus complet :
« Le téléphone sonne, nous y courons ; l’heure sonne, le rendez-vous nous presse… Songez à ce que sont, pour la formation de l’esprit, les horaires de travail, les horaires de transport, les commandements croissants de l’hygiène, jusqu’aux commandements de l’orthographe qui n’existaient pas jadis, jusqu’aux passages cloutés… Tout nous commande, tout nous presse, tout nous prescrit ce que nous avons à faire, et nous prescrit de le faire automatiquement. »
La notion valéryenne de « crise de l’Esprit » (et l’on a vu que d’autres intellectuels de l’entre-deux-guerres tendent à penser les maux de leur temps en termes sinon tout à fait identiques, du moins relativement proches) admet donc une pluralité d’acceptions et de résonances possibles : partant du sens médical originellement revêtu par ce terme, Valéry conçoit la Première Guerre comme le révélateur et le catalyseur de la maladie de l’esprit européen. Valéry est ainsi conduit à réfléchir sur la crise de l’esprit en tant que crise de l’Intellect européen et de l’identité européenne, pour enfin aboutir à un questionnement sur les ravages de l’esprit détourné par la modernité. On voit ainsi Valéry s’engager pleinement dans les questions de l’Europe et du devenir de l’esprit sans jamais « trahir » les missions classiquement dévolues aux « clercs ». On sent également poindre chez lui, au-delà du pessimisme manifeste de la « Première Lettre », une lueur d’espoir, qui se concrétisera en définitive avec la construction européenne entamée dans l’après-Deuxième Guerre, et que Valéry n’aura pas connue de son vivant.
Matthieu Creson
Enseignant, chercheur (en histoire de l’art), diplômé en lettres, en philosophie et en commerce